De Paris à Bucharest/Chapitre 12

DE PARIS À BUCHAREST

CAUSERIES GÉOGRAPHIQUES[1].

PAR M. V. DURUY
1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




XII

À ULM.

Vue du Danube à vol d’oiseau. — Le vieux père et la vieille mère de la blonde Germanie. — Un grand fleuve est un personnage historique. — L’Allemagne est un carré et la France un cercle. — La poésie du Danube. — Ses villes ; ses ponts et ses forteresses. — Ulm. — Une erreur de la nature pour les Bavarois. — Une traînée de sang et de gloire.

Nous venons d’entrer à Ulm par les hauteurs qui le dominent, le Michelsberg. Nous avons passé au travers d’une citadelle formidable et longé les remparts d’un camp retranché où 80 000 hommes tiendraient à l’aise. Dès que le chemin de fer m’eut rendu la liberté de mes jambes, je courus non pas à la vieille cité qui garde encore ses maisons de bois et ses rues tortueuses, ni à son Munster qui devait humilier celui de Strasbourg[2], ni à ses fortifications qui, sans faute, assure-t-on, humilieront un jour l’orgueil de la France, mais au Danube qui la baigne. J’avais hâte de contempler le vrai roi des fleuves de l’Europe.

Le Volga est plus long, mais il n’a ni la profondeur de ses eaux, ni la beauté de ses rives, et il aboutit à une mer fermée, sans être jamais sorti de la même domination. C’est un fleuve russe : jusqu’à présent il n’y a que le despotisme qui ait fleuri sur ses bords. Le Danube est un fleuve européen. Il naît à deux pas de la France et finit en face de l’Asie, entre Odessa et Constantinople. Il traverse deux duchés, Bade et Hohenzollern, deux royaumes, Wurtemberg et Bavière, deux empires, Autriche et Turquie, trois principautés, Servie, Valachie et Moldavie. L’esprit moderne est sur ses eaux, et, le long de ses rives, s’agitent des peuples nombreux qui veulent boire à la coupe de la vie.

Mais les grands fleuves ont, ainsi que les grands hommes, d’obscurs commencements, et comme, à Ulm, le Danube sort à peine de son berceau de montagnes, je le trouvai bien humble : 40 à 50 mètres de large[3] ; pas assez de fond, au-dessus de la ville, pour porter bateau ; pas assez, au-dessous, pour que les vapeurs s’y aventurent plus haut que Donauwerth. Les bateaux qu’on y construit en planches brutes n’y reviennent jamais. On les déchire à leurs ports d’arrivée pour vendre le contenant en même temps que le contenu. Ma course fut donc perdue. Mais rentré à l’hôtel, je fis comme le général qui prépare de loin sa campagne. J’avais trouvé à Stuttgart une fort bonne carte du Danube et j’avais sous la main Die Donau de Muller, celle de Schmidt, et l’excellent guide de Joanne pour l’Allemagne du Sud : je me mis à descendre et à remonter le fleuve vingt fois, de sa source à son embouchure.

Je ne sais plus quel poëte allemand représente un berger qui boit à la source du Danube. Le verre du pâtre est bien petit et pourtant le puissant fleuve tient un moment tout entier dans son verre. Licence poétique, car, tout bien examiné, le Danube ne naît plus au milieu des jardins des princes de Furstemberg, dans un bassin de marbre, où les touristes vont puiser dans un gobelet l’eau calme et limpide qui monte du fond, sans murmure. Deux ruisseaux, la Brége et la Briegach, qui coulent à 875 mètres d’attitude sous les grands bois du Schwarzwald, se réunissent à Donaueschingen et y prennent le nom de Donau, qu’il faut prononcer en détachant l’u final de l’a. Ce mot est celtique, assure-t-on, et signifie les deux rivières[4], mais souvent dans l’été les ruisseaux tarissent, tandis que la fontaine du château coule presque toujours. Les princes de Furstemberg ont donc quelque droit à l’honneur qu’ils revendiquent et qu’on a voulu leur ôter de posséder la source du fleuve royal.

Nous avons la mauvaise habitude d’altérer les noms étrangers. Le reproche ne serait pas fondé ici : ce n’est pas de Donau, mais du latin Danubius que nous avons très-légitimement tiré la forme « Danube. » Les Allemands mettent ce nom au féminin, et ont laissé au Rhin l’autre genre. De là les poétiques apostrophes au vieux père, à la vieille mère de la blonde Germanie.

Le Danube n’a rien de comparable à la cataracte du Rhin, à Laufen, parce qu’il ne vient pas de si haut, mais beaucoup de rapides, comme les passages fameux du Strudel, du Wirbel et des Portes-de-Fer. En Bavière sa pente est quatre fois celle de la Seine, au-dessus de Paris[5]. On estime sa rapidité moyenne à deux mètres par seconde. Sa profondeur varie avec les crues, mais n’est jamais bien considérable, même dans le bas de son cours. Sa largeur, qui n’est à Ulm que de quarante mètres, et vers Presbourg de trois à quatre cents, va jusqu’à treize cents à Belgrade, et à deux mille entre les Principautés Roumaines et la Valachie.

Le Rhin court généralement en ligne droite. Le Danube fait d’innombrables détours, jusqu’à paraître parfois revenir sur ses pas. Il ne faut pas s’en plaindre. Les fleuves sont faits pour leurs rives. Plus ils allongent leur cours en replis tortueux, plus ils augmentent ce contact de la terre et de l’eau qui est la vie de la nature et la fortune des nations. Les pays les mieux arrosés sont ou deviendront les plus riches. Ils ont plus de portes pour faire entrer et sortir les marchandises et les idées : la France doit la moitié de sa grandeur à son système hydrographique et à sa position entre quatre mers.

Le Danube n’en touche qu’une, l’Euxin, mais par la Save, il se rapproche d’une autre, l’Adriatique ; et si on lui creusait un lit d’Ulm à Bâle, se reliant aux canaux français, il aboutirait à toutes les mers de l’Europe.

On lui a compté cent vingt affluents principaux, dont quelques-uns, l’Inn, la Save, la Theiss, sont rangés parmi les grands cours d’eau de notre continent. C’est autant de bras que le puissant fleuve étend à droite et à gauche de lui, sur une surface égale une fois et demie à celle de la France[6], pour y prendre ou pour y porter la vie. Mais il y prend aussi ce qui a été la mort pour bien des navires. Les eaux qui lui viennent tout droit des Alpes : le Lech, l’Isar, l’Inn, la Traun, l’Ens, lui apportent, dans les crues, une telle masse de sables et de graviers, que son lit en est embarrassé, que le chenal change et qu’un atterrissement se forme, là où la veille le Dampschiff passait à toute vapeur. Aussi le pilote doit toujours avoir l’œil au fond, ou mieux la main, car les eaux sont si souvent troubles que la sonde peut seule guider.

Dans son bassin supérieur règne le vent dominant de l’Europe occidentale, celui du sud-ouest, inutile aux navires qui descendent, gênant pour ceux qui remontent. Le long des chaînes secondaires que les Alpes dirigent vers lui, arrivent des vents latéraux qui favoriseraient la navigation à voile, sans les nombreux circuits du fleuve et les détours des vallées. De là résulte qu’on ne voit pas sur ce courant magnifique, ce qui ajoute tant de charmes à d’autres, des barques inclinées sous leur haute voilure, comme des oiseaux aux grandes ailes déployées, qui sillonnent le fleuve de leurs gracieux méandres ; mais de lourds bateaux traînés le long des rives ou que la vapeur emporte. Quand le Danube arrive au milieu des grandes plaines de la Hongrie, quelques barques mâtées vous rappellent la navigation à voile si active encore sur le Rhin. Mais ce n’est qu’au-dessous d’Orsova et des Portes-de-Fer que commence la navigation maritime.

Un grand fleuve est un personnage historique qui a sa part d’influence sur la destinée des peuples dont il traverse le territoire. Quel a été à cet égard le rôle du Danube ?

Et d’abord il est cause d’un très-grand fait : par lui, l’Allemagne manque d’unité géographique, ce qui l’a empêchée d’arriver à l’unité politique.

Tandis que la France est construite physiquement comme un cercle dont les rayons sont les fleuves, qui, partis d’une région centrale, courent à la circonférence[7], l’Allemagne, avec ses cours d’eaux parallèles entre eux, comme l’Oder, l’Elbe, le Weser, l’Ems et le Rhin, tous aussi perpendiculaires au Danube, ressemble à un carré dont les lignes sont indépendantes les unes des autres. Elle est tirée en deux sens contraires ; les premiers l’entraînent au nord, le second la mène à l’orient. Entre ces deux directions divergentes, aucun lien : un seul canal a été jusqu’à présent creusé au travers du seuil qui sépare le versant de l’océan Germanique du bassin du Danube, le canal Louis ; et il n’y en a pas davantage, parce que le Danube occupe le fond d’une vallée dont les deux parois sont formées par de hautes montagnes : au sud, les Alpes ; au nord, les Carpathes, les monts de Bohême avec leurs dépendances souabes et franconiennes.

Il y a donc, géographiquement, deux Allemagnes bien différentes pour le climat, les productions, l’esprit et pour ce qui résulte de tout cela, l’histoire : l’Allemagne des fleuves du nord, plate, sablonneuse et stérile ; l’Allemagne du grand fleuve du midi, couverte de montagnes, de riches coteaux et de vallées fécondes ; l’une protestante et tenant fort en honneur tous les travaux de l’esprit ; l’autre catholique et n’encourageant guère que la science inoffensive du musicien ou du naturaliste ; celle-là conduite par la Prusse qui tâche de se faire libérale ; celle-ci par l’Autriche qui aurait bien voulu rester absolutiste. Dans la première, les États se comptaient autrefois par centaines, et il en reste encore trente-quatre ; dans la seconde, il n’y en a que trois.

Ainsi des tendances et une histoire contraires qui répondent bien à une constitution physique différente.

On pourrait faire de gros volumes avec les vers que le Rhin a inspirés. Sur les bords du Danube, n’a que bien rarement poussé la fleur délicate et légère qui est cueillie des poëtes. Je n’y entends aujourd’hui que la voix de Petœfi, qui sonne des fanfares de guerre, et la Trompette d’or de Sarrosy Gyula[8] ; dans le passé le cri de vengeance de l’atroce Chriemhield, qui avait soif de sang et d’or, et qui tranchait elle-même la tête des héros.


C’est sur les bords du Rhin, à Worms, chez les Burgondes, que commence le grand poëme national des Niebelungen. C’est sur ceux du Danube qu’arrive l’effroyable catastrophe. Le bon Rudiger, margrave de Pechlarn, est allé, au nom d’Etzel (Attila), le roi des Huns, demander aux Niebelungen la main de leur sœur Chriemhield, la veuve inconsolable du héros Sigfried, que Hagen a tué par derrière et dont il a ravi les trésors. Chriemhield le suit[9], mais pour préparer sa vengeance, car, même auprès d’Attila, elle garde toujours le souvenir de son cher et vaillant époux.

Au bout de quelques années, elle invita à une fête les chefs des Burgondes. Ils partirent de Worms, malgré de sinistres avertissements, traversèrent la Franconie, la Souabe, et arrivèrent au bord du Danube. Le fleuve était débordé, immense, furieux. Hagen erra longtemps pour trouver un passage. Arrivé à une anse solitaire, il aperçut de blanches créatures qui baignaient leur beau corps dans l’eau limpide. À sa vue, elles se cachèrent au fond du fleuve, mais il saisit les voiles qu’elles avaient laissés sur le rivage et auxquels était attaché, comme un talisman, tout leur pouvoir. Une d’elles reparut bientôt pour les réclamer. Elle promit au héros, en échange, de lui révéler l’avenir, et lui annonça les éclatants exploits qu’il allait accomplir chez les Huns. Hagen charmé rendit les tuniques mystérieuses. Une autre alors sortit de l’onde sa tête irritée : « Sire Hagen, lui dit-elle, ma sœur a menti pour recouvrer nos voiles. Vous périrez au pays d’Attila. Chacun de vous mène par la main la mort invisible. »

Hagen pourtant s’obstine, et les bons guerriers du Rhin entrent en Bavière par Moringen. Ils traversent Passau, Pechlarn, Vienne, et arrivent aux lieux où Chriemhield pleurait toujours le héros des Niebelungen. On en avertit Hagen. « Qu’elle pleure tant qu’elle voudra, dit-il rudement. Depuis maintes années Sigfried a été jeté mort par terre ; il ne renaîtra pas. »

Lorsqu’il parut devant la reine, elle lui réclama d’abord le trésor qu’il avait ravi : « Ton trésor, il est au fond du Rhin et il y restera jusqu’au jugement dernier. »

Alors Chriemhield excite les Huns, et une épouvantable mêlée commence dans la salle du festin. Quand les Burgondes se reposèrent une première fois, sept mille Huns étaient déjà tombés sous le glaive. Les héros jettent leurs corps par les portes, par les fenêtres, pour n’en être pas embarrassés. Chriemhield envoie contre eux tous ses vassaux. Pas un n’échappe, mais, des Burgondes, il ne reste plus que le roi Gunther et le farouche Hagen. Théodore de Vérone, le plus vaillant guerrier d’Attila, les attaque, les renverse enfin, et les amène enchaînés à la reine. « Noble femme de roi, jamais il n’y aura captifs aussi renommés. Laissez-les vivre pour qu’ils sachent que mon amitié leur est secourable. »

Elle le promet, mais les enferme séparément, puis demande encore à Hagen son trésor. « Reine, j’ai juré de ne livrer à personne le trésor des Niebelungen, tant qu’un seul de mes chefs resterait en vie.

— Eh bien ! s’écrie la reine, voici venir les dernières vengeances. » Elle commande qu’on lui apporte la tête de son frère Gunther, et, la saisissant par les cheveux, elle la montra à Hagen, qui, sûr maintenant de pouvoir infliger à son ennemie une dernière douleur, lui répond : « Le voilà mort, le noble chef des Burgondes, le trésor n’est plus connu que de moi seul ; il te restera à jamais caché, sorcière infernale ! »

Elle, alors, tira du fourreau la forte épée que Hagen portait, sans que le héros enchaîné pût l’empêcher, et elle lui abattit la tête. Le vieil Hildebrand, furieux qu’un tel guerrier tombât sous la main d’une femme, frappa la reine à mort, et de cette multitude de héros, il ne resta qu’Attila et Théodoric, qui se prirent à pleurer amèrement sur tant de parents et d’amis morts.


Cette rude et sauvage poésie, qui se plaît aux récits de la force brutale et où le sang coule à flots, va bien avec l’histoire du fleuve, aux bords duquel elle fut chantée : le Danube n’a eu jusqu’à présent qu’un rôle militaire.

Comme le Rhin, il servit de frontière à l’empire de Rome, mais plus tard Jules César s’arrêta à l’antique barrière des Gaules ; ce n’est que Drusus et Tibère qui firent vraiment romaine la rive droite du Danube. Auguste rangea ses légions derrière les deux fleuves, y établit leurs castra stativa qui devinrent des villes et sont restées des cités puissantes.

Le Danube paraissant d’abord moins menacé que le Rhin, les camps y furent moins nombreux, la civilisation romaine moins active. Aussi les villes y sont et plus rares et plus petites. D’Ulm à l’est on ne trouve que cinq villes dépassant vingt mille âmes ; sur une égale étendue, on en compterait, le long du Rhin, une douzaine : preuve que la vie y a été bien plus intense, parce qu’elle y fut moins troublée.

Depuis les Northmans, le Rhin et l’Allemagne du nord n’ont pas vu d’invasion : il y a de cela dix siècles ; et l’islamisme heurtait encore aux portes de Vienne en 1683.

Comptez les villes qui baignent leurs pieds dans les eaux du Danube, tout le long de son cours, vous en trouverez cinquante environ, et, chose étrange, aucune n’est capitale : des huit souverains[10] qui possèdent son cours, pas un n’habite sur ses bords : Vienne en est à près d’une lieue : et s’il sépare les deux parties de Pest-Bude, cette ville n’est plus depuis trois siècles, ou n’est pas redevenue encore la capitale du royaume de Hongrie. Vingt-cinq forteresses, au contraire, tiennent ses deux rives sous leurs canons, et parmi elles quelques-unes des plus importantes de l’Europe, comme Ulm, Comorn, Peterwardein, Belgrade, Widdin et Silistrie, où l’armée russe s’est brisée il y a six ans.

Aussi, comme il convient à un fleuve que l’invasion remonte et descend sans cesse, sur tout son cours de trois mille kilomètres, on n’a jeté que vingt et un ponts : si la plupart simples ponts de bateaux, qui en une heure disparaissent. Un seul est digne du fleuve par sa hardiesse, sa grandeur imposante et son étendue, celui de Pest, sur lequel je compte bien passer.

Le Danube a sa tête fort exposée aux coups de la France et ses pieds dans les mains des Turcs. Pour Constantinople et Paris l’objectif de guerre est Vienne, ce qui explique d’un mot notre vieille alliance avec les sultans. Les uns y sont arrivés en remontant le fleuve, les autres en le descendant. Deux fois les Turcs l’ont assiégée ; les Français ont fait mieux : ils y sont entrés deux fois, et les Hongrois ont fait à peu près comme nous. Mathias Corvin prit Vienne en 1485 et Gœrgey, sans les Russes, l’aurait prise en 1849.

Après mon arrivée à Pest, je vous dirai si les Hongrois ont aussi complétement oublié Mathias Corvin qu’on le voudrait à Vienne. Quant aux Turcs, l’Autriche n’a plus rien à en craindre, à moins qu’ils n’aient un jour des successeurs redoutables ; mais contre nous elle a pris mille précautions : une d’elles est la ville où je suis.

Ulm est le complément de Rastatt, ou pour mieux dire Rastatt n’est qu’un ouvrage avancé de ce camp immense où en cas de guerre l’Allemagne du midi s’enfermerait. Le long du bas Rhin les défenses de l’Allemagne sont à la gauche du fleuve, sur la rive gauloise, à Landau, Germersheim, Mayence, Coblentz et Cologne. Obligée de partager le haut Rhin avec nous, elle a mis, de ce côté, ses défenses en arrière du fleuve : à Rastatt, pour nous empêcher de le descendre ; à Ulm, pour nous interdire l’accès du Danube, la grande route de Munich et de Vienne[11]. Une armée française débouchant de la Forêt-Noire trouverait donc ici une position formidable qui l’arrêterait de front, tandis que Rastatt la prendrait de flanc. Il est vrai que Rastatt pris ou masqué, on peut, comme Moreau en 1800, tourner Ulm par la droite, ou comme Napoléon en 1805, le tourner par la gauche. Mais cette dangereuse manœuvre n’est possible qu’à la condition que nous ayons, comme alors, de grands généraux a notre tête et la neutralité de la Prusse sur notre flanc.

Que tout cet amoncellement de terres, de pierres et de canons ait été fait contre nous, nous n’avons pas à nous en plaindre : Ulm est une forteresse défensive ; mais qu’il ait été fait avec notre argent et avec nos idées, voilà qui est dur. Les contributions de guerre levées sur la France en 1815 ont payé les travaux ici, comme à Rastatt, et le tracé des remparts a été emprunté au système polygonal du marquis de Montalembert.

À Ulm, vous le voyez, on garde ou l’on prend la clef du Danube : Napoléon l’y prit en 1805. En vraie ville allemande qu’elle est, la vieille cité a deux maîtres, même trois. À gauche du fleuve elle est wurtembergeoise, à droite bavaroise, et comme sa citadelle est forteresse fédérale, c’est la diète de Francfort qui y commande. Sa prospérité n’est pas en raison du nombre de ceux à qui elle obéit. Il fut un temps où elle avait plus de cent mille habitants, et elle est réduite à n’en pas compter le quart ; où son argent courait par le monde entier, Ulmer Geld geht durch die ganze Welt, et elle se résigne à fabriquer des pipes en bois d’aune, pour donner aux Bavarois ce que la nature aurait bien dû leur mettre tout de suite dans la bouche, et à faire pousser des asperges et des escargots dont elle vend chaque année, je parle des escargots, quatre à cinq millions pour aider ses compatriotes à faire leur salut en carême. Avoir été ville impériale, république puissante et…. Quelle chute ! Au demeurant, ce sont les meilleures gens du monde : fort peu, Autrichiens, à raison même des précautions que l’Autriche a prises pour qu’ils fussent assiégés et bombardés à son profit. Un de mes amis était à Ulm il y a deux ans, lorsque les prisonniers autrichiens revinrent de France ; on aurait bien voulu à Vienne une chaude démonstration ; il ne vit qu’une complète indifférence où perçait une pointe d’ironie.

J’oubliais une autre célébrité d’Ulm, sa bière fameuse, et je dois un souvenir à une oie originale qui dernièrement s’était prise d’atfection pour un régiment de la garnison et montait la garde avec le factionnaire à la porte de la caserne.

Je ne vous ai pas encore montré Ulm même : entrons.

Pour le coup, nous sommes dans une ville bien allemande, et qui n’a pas encore fait sa toilette du dix-neuvième siècle. Comme habitant, je l’aimerais mieux attifée à la dernière mode, car elle aurait partout du gaz, la nuit, au lieu de dangereuses ténèbres ; son ruisseau fangeux serait canalisé, son pavé si dur, uni, mais sans macadam, et ses rues tortueuses, alignées comme un régiment prussien, pour le plus grand profit des gens affairés : touriste, je la préfère telle qu’elle est.

N’est-ce pas, en effet, une vraie joie que de trouver en descendant de wagon, derrière les lignes rigides de l’architecture militaire, une vieille cité gothique, au lieu de l’éternel quadrant de Regent’s street qu’on rencontre à présent partout. Les siècles devraient bien, comme les terrassiers, laisser çà et là des témoins au milieu de l’œuvre de destruction et de nivellement qu’ils accomplissent. Il y aurait un si grand charme à contempler de loin en loin le passé vivant !

Après cela, peut-être bien que le passé ne nous plaît tant que parce qu’il est mort, ce qui nous donne le plaisir de le recréer à notre guise ou de lui démontrer péremptoirement qu’il a eu de bonnes raisons pour mourir. Dans ce cas, c’est plaisir d’historien ; dans l’autre, d’artiste et de poëte ; car la muse aime les horizons lointains comme les vieux souvenirs, et pour que l’imagination déploie librement ses ailes d’or, il faut lui ouvrir le temps et l’espace.

Un guichet de boulanger, à Ulm.

Malheureusement, je n’ai jamais été ni artiste ni poëte désireux de jeter un brillant manteau sur les épaules du Temps ; je suis simplement un quêteur de faits, qui les ramasse pour demander à chacun sa raison d’être, sa moralité, et qui ne cherche dans l’étude attentive du passé qu’un moyen de mieux juger le présent.

Voulez-vous me suivre au risque d’un peu d’ennui ? Voici d’abord les vieilles boutiques à guichet par lequel, le soir, on livre la marchandise à la pratique. Une table solide, et fixée à la devanture, reçoit l’objet demandé ; un auvent bas et à grande saillie l’abrite, ainsi que l’acheteur. Pourquoi ces précautions ? Ah ! c’est que dans le bon vieux temps chacun se défiait de tous, et que l’acheteur était souvent un malandrin qui eût dévalisé la boutique, si on lui eût ouvert la porte au lieu du guichet ; et je vous jure bien que l’argent y passait avant la marchandise. Ce n’est point en ce temps-là qu’on aurait pu voler au rendez-moi. Quoi-qu’en disent les gens dont l’esprit, comme certaines montres, retarde toujours, je crois qu’une société où d’immenses richesses sont étalées sans péril, à la portée de toutes les mains, parfois même sans l’abri d’un vitrage, a plus de moralité que celle où le marchand n’était rassuré qu’en se tenant lui et sa marchandise derrière d’épais barreaux de fer, et où les portes des magasins ressemblaient à des ponts-levis de châteaux forts.

Au-dessus de toutes les boutiques se balancent de lourdes enseignes : deux longs bras de fer richement ouvragés, auxquels pendent des ours, des cerfs, toute la ménagerie héraldique, des croix d’or et des couronnes de fer qui, au moindre vent, surtout la nuit, s’agitent et grincent lugubrement.

Toute cette ferraille, qui pend assez près de la tête des passants, n’est pas sans danger pour une partie de la population. Ulm, comme nos Landes, à ses échassiers qui dansent et courent avec de longues béquilles sur lesquelles il se hissent à un demi-mètre en l’air. C’est un jeu qui est venu de Tubingen, la ville universitaire où le sol, toujours effondré, en fait, paraît-il, une nécessité.

Les fossés d’Ulm.

Sur la vieille enceinte des remparts court une longue rue formée de petites maisons basses comme des casemates, et qui, de l’autre côté, bordent un cours d’eau encaissé, que coupent de nombreuses et sombres arcades. Les bouchers, tripiers et tanneurs ont établi là leurs séchoirs et leurs oubliettes, dans des bâtiments vermoulus, qui, depuis trois cents ans, se mirent dans ces eaux fangeuses et sanglantes. Voilà du vrai moyen âge. Mais, voyez l’esprit de contradiction : en face de ces guenilles de maisons qui eussent fait pâmer d’aise dix peintres hollandais, je me pris à regretter la lourde élégance de la rue de Rivoli et les égouts de l’édilité parisienne. Autant le ruisseau qui erre librement dans la campagne a de grâce avenante, autant il devient immonde entre les mains industrieuses des cités.

Vieilles tanneries, à Ulm.

Au milieu de ces vieilleries, j’eus une apparition qui semblait appartenir aussi à un autre monde : quelque chose de long, de sec, de roide et de noir, un grand corps tout habillé de cuir, le chef couvert d’un immense chapeau, les pieds nus, quoiqu’il eût des sous-pieds, et serré au cou, aux poignets, aux jambes, serré partout, mais matelassé de cuir aux genoux et ailleurs ; à la main un paquet de cordes, de l’autre tenant une échelle. C’était un vieillard, et jamais l’âge ne le blanchira. J’avais, en effet, reconnu le vieux ramoneur, qui règne, dans ce costume, de Strasbourg à Vienne. Ma foi, vivent nos petits Savoyards aux grosses joues de pommes d’api et à la gaie chansonnette !

Ulm a une des plus belles églises d’Allemagne : sa cathédrale. Elle est de ce style qui sacrifie tout à la hardiesse. De loin, c’est imposant. L’intérieur, par exemple, aperçu au travers du porche, offre un aspect saisissant. Mais l’architecte peut, encore moins que le poëte, admettre l’art pour l’art. Ce tabernacle tant vanté, ces aiguilles qui pointent de toutes parts, ces tourelles crénelées qui, au milieu d’une église, font rêver de bastions, cette multitude infinie de piliers minces et bas supportant de petits escaliers par lesquels personne ne passera jamais, tout ce travail très-fin, très-délié, n’offre pas un motif auquel l’esprit s’attache. Que l’artiste cache l’utile sous le beau, très-bien ; mais ces efforts inutiles, ces fantaisies qui n’ont eu d’autre but que de tourmenter la pierre, sont à l’architecture ce que les variations d’un doigté habile sont à la musique, ce que l’acrostiche est à la poésie. Il y a toujours de la raison dans l’art véritable.

La cathédrale d’Ulm.

On ne manque jamais de s’arrêter devant les stalles du chœur, où un vieil artiste du quinzième siècle a retracé l’histoire des hommes et des femmes célèbres. Je n’y ai vu que des bustes engagés en demi-bosse dans un fond d’arabesques, avec des figures grandes comme nature, qui gardent le passage du premier au second rang. L’effet est étrange plutôt que beau.

L’hôtel de ville et la fontaine qui en décore la place méritent aussi une visite[12].

L’hôtel de ville d’Ulm.

Je vous ai dit déjà que le Danube, à Ulm, est encore fort modeste. De Donaueschingen à Sigmaringen sa vallée est gracieuse, parce qu’il court dans les montagnes et qu’on trouve sur ses bords fraîches prairies et vieilles ruines, belles forêts et roches croulantes. Mais il arrive à Ulm au travers d’un marais et en sort pour parcourir jusqu’au confluent de l’Abens un bassin tourmenté et cependant sans caractère où rien n’appellerait les regards si le voyageur, même le plus pacifique, n’aimait à visiter les lieux signalés par les grandes actions de nos pères. Notre sang a coulé tout le long de ces rives : à Tuttlingen, au-dessus d’Ulm, où Rantzau fut battu par Mercy en 1643 ; à Lauingen, où Turenne frappa un des derniers coups de la guerre de Trente ans ; à Höchstœdt, théâtre de deux victoires de Villars et de Moreau, mais aussi du grand désastre de 1704, qui nous chassa de l’Allemagne ; à Wertingen, à Gunzbourg, où Napoléon préluda à l’investissement d’Ulm dans sa merveilleuse campagne de 1805 ; à Elchingen enfin, où le plus populaire des maréchaux du premier Empire, Ney, trouva un titre de duc que le second de ses fils eût ennobli encore si le choléra ne l’avait, en 1854, foudroyé à deux pas de l’ennemi. Au delà de Donauwerth, à Rain, Gustave-Adolphe s’ouvrit la Bavière et tua Tilly ; à. Oberhausen tomba Latour d’Auvergne, le premier grenadier de France ; à Abensberg, Napoléon gagna, en 1809, une de ses victoires le moins connues et qui mériterait le plus de l’être.

Je pourrais suivre jusqu’à Vienne et plus loin encore cette traînée de sang et de gloire. Car si depuis plus de trois siècles les plaines du Pô ont fourni à l’Autriche et à la France les champs de bataille où elles s’égorgent le plus glorieusement du monde, celles du Danube leur ont rendu pendant deux cents ans le même service. Mais le bon Dieu, qui n’est pas du tout le Dieu des armées, doit se dire qu’il avait fait ces fleuves pour être le lien des nations et non pour qu’il tombât tant de victimes sur leurs bords que le sol de leurs rives fût formé de poussière humaine.

  1. Suite. — Voy. t. III, p. 337, 353, 369, et. t. V. p. 193 et la note 2.
  2. Il devait monter jusqu’à cinq cent vingt pieds, mais il s’est arrêté à trois cent trente-sept. C’est la plus vaste des églises d’Allemagne, après celle de Cologne.
  3. Le pont entre Ulm et New-Ulm a 70 pas de longueur.
  4. De ces deux ruisseaux, la Brége est le plus long de trente-sept kilomètres ; il naît dans le Brisgau.
  5. Cinq cent quarante-six millimètres par mille mètres au lieu de cent cinquante.
  6. On évalue la superficie de son bassin à huit cent mille kilomètres carrés ; celle de la France en a cinq cent vingt-sept mille.
  7. La Moselle, la Meuse et l’Escaut, qui mènent à la mer du Nord ; la Somme et la Seine, qui vont à la Manche ; la Loire, la Charente et la Dordogne, qui conduisent à l’Atlantique ; la Saône enfin, que le Rhône emporte à la Méditerranée, ont leurs sources sur les hauteurs placées au centre du pays, et ont été facilement reliés entre eux par vingt canaux.
  8. Arany Trombita. C’est le recueil où Gyula a chanté jusqu’en novembre 1861, les exploits des héros de sa patrie. Un poëme en style populaire qu’il avait fait paraître en 1849, lui avait valu de la part des Autrichiens une condamnation à mort par contumace.
  9. M. Fr. de Hagen a donné de longs détails sur ce voyage de Chriemhield dans son Glossaire du poëme des Niebelungen, p. 427 de l’édition de 1820.
  10. Sept depuis que la Moldo-Valachie n’a qu’un chef.
  11. Les fortifications d’Ulm ont pour but immédiat de couvrir de feux le plateau de Michelsberg, qui domine la rive gauche, par où l’on arrive de Stuttgart, et les approches du pont qui débouche sur la rive droite, et que défendent, contre un assaillant arrivant de la Suisse ou de la Souabe méridionale, une vaste tête de pont, plus six forts casematés, avec glacis à contre-pente.
  12. L’hôtel de ville d’Ulm a été construit dans la seconde moitié du quatorzième siècle (vers 1370). Des fresques décoraient autrefois sa façade : on en voit encore quelques traces. La fontaine qui s’élève vis-à-vis, sur la place du Marché, et qu’on appelle Fischkasten, est, avec les stalles du chœur de la cathédrale, parmi les meilleures œuvres de Joerg Syrling ou Sturlem (1482).