De Mazas à Jérusalem/4/Asile de nuit

Chamuel (p. 148-154).
IV. — Le grand trimard


ASILE DE NUIT


Dans une vapeur légère, diaprée sous le soleil, Patras, au pied de la montagne, en face de Missolonghi.

Sur la petite place, près du port, non loin du marché, l’empressement d’une journée de dimanche : parures européennes aux couleurs voyantes, modes anachroniques. C’est la sortie de l’église. Visages jolis de femmes, dépaysés sous l’édifice des chapeaux ; vieux Grecs en costume national : le jupon court, plissé, de danseuse — et cette affluence polychrome, chatoyante qui tourne comme au manège sur la petite place aux trois palmiers poussiéreux.

À la terrasse d’un café d’allure mauresque, où l’anisette et le « mastic » étaient servis sur de petites tables basses, parmi les soucoupes d’olives, déjà je m’adonnais pieusement à mon premier narghilé.

Le tabac blond se consume lentement dans la cheminée de terre rouge, sous le charbon parfumé, tandis qu’en la carafe aux armatures de cuivre l’eau ronronne des glouglous fantasques ; le narghilé s’érige hiératique et le long tuyau à bout triangulaire d’ambre opaque se déroule comme les anneaux de quelque serpent sacré…

C’est autre chose que le brûle-gueule.

Et je veux dire qu’au point de vue décoratif, entre les hommes de ce pays et les habitants du nôtre, il est analogue différence. Ces Grecs ont des signes de race. Le moindre conducteur de dindons a la distinction native que nos Messieurs-bien cherchent en vain ; avec la finesse de ses traits le paysan même conserve cette empreinte d’aristocratie exprimant impérieusement la lignée glorieuse d’ancêtres.

Cette fierté dans l’attitude, cette désinvolture dans la tenue expliquent le laisser-aller qui se constate pour les besognes courantes : le commerce ne passionne point, l’agriculture est fantaisiste ; j’ai vu, mêlés dans les champs, au hasard des sillons barbares, des salades et des rosiers, des pommes de terre et des lys.

Le train que je pris pour Athènes, un matin de clair soleil, s’arrêtait à toutes les stations selon la corniche dorée.

Constamment montaient et descendaient, se renouvelaient, les campagnards cassant la croûte de pain bis et mangeant le fromage de chèvre pour passer le temps d’un court trajet ; les popes, mendiants chevelus, emplissant poches et besaces d’ici au village voisin et des soldats mal accoutrés chantant d’une voix nasillarde des mélopées singulières…

Les touristes des wagons-lits ne s’imaginent pas combien un séjour prolongé dans le vulgaire train-omnibus montre une population et permet de prendre avec elle en quelque sorte contact.

Pour sa provision de poudre, le Klephte s’en va vers la ville ; dans un coin du compartiment il semble se vouloir isoler, les crosses de ses pistolets virgulent sa ceinture de cuir.

Il a le burnous des Kabyles et d’eux aussi le type hardi.

Entre Grecs et Arabes les rapprochements se multiplient.

Le montagnard libre, berger, chasseur, peut-être bien percepteur d’impôts indirects sur les richards en ballade, a la majesté tranquille d’un cadi après la razzia.

Voici, dans la plaine aride, Mégara dont les maisons sont des gourbis d’argile roux, on dirait sous les arbres brûlés une oasis au Sahara.

Le décor change.

Une colline dépassée livre Athènes : dominant les constructions sans style d’une ville de province géométriquement découpée au cordeau des rues, le rocher de l’Acropole, socle du Parthénon.

Le Parthénon se découpe en l’impeccabilité de ses colonnes sereines et l’Acropole paraît le retranchement ultime d’un passé superbe et dédaigneux de l’effort moderne qui le ronge à la base.

Ce n’est pas que j’exalte les vestiges d’un monde disparu ; je me dis : Notre monde à nous ne léguera que des déchets !

J’ignore le respect ému des savants archéologues devant les antiques moellons. Au Stade j’eus des réminiscences ; l’Illissus, plus qu’aux Argonautes, me fit songer au collège, aux pensums, au pion.

Le collège ! première prison, lit de Procuste universitaire, entraînement pour les casernes, petite société si laide qu’y germe la Société.

Et d’ailleurs comment s’isoler, faire revivre le passé, imaginer des guerriers, des chars dans ces arènes… près d’un tramway ? Comment rêver le paganisme dans ces temples surgissant des fouilles et où des cierges orthodoxes ont pour vestales des Saintes-Vierges peinturlurées dévotement.

Je n’accompagne pas les Anglais qui s’en vont, munis d’un Baedecker, se pâmer à la vue de blocs informes pour le seul motif que ces débris sont catalogués sur leur guide. Ils n’en ratent pas un de ces débris, pas une ébauche mutilée, ils traînent une main palpeuse sur les mosaïques des thermes :

Socrate a passé par là !

Je fréquente peu les musées cliniques : vénérables morceaux de statues, bras de Vénus, jambe d’Apollon, torse étiqueté — toute la Grèce chirurgicale !

Autant s’imposent à mon sens les œuvres dont subsiste encore l’essentiel harmonieux, œuvres primitives, triomphantes dans l’esthétique de synthèse, autant m’apparaît grotesque la course des amateurs furetant au tas des miettes illustres. Anses d’amphores, éclats de briques, pauvres miettes sous les vitrines… je regarde avec plus de pensées le caillou qui roule au ruisseau son éternel vagabondage.

J’étais arrivé en détresse à Athènes.

J’espérais trouver une lettre chargée à la poste. Rien. L’attente dura plusieurs jours.

Je contemplais mélancoliquement, à la porte des restaurants, les petits cochons de lait grillant en les plus réjouissantes poses et je me contentais de portions vagues dans les gargotes suburbaines.

L’ai-je connu, le brouet noir ?

En tout cas je me suis rappelé les philosophes qui jadis couchaient au parvis des temples : un soir je gagnais le Parthénon pour n’en redescendre qu’au matin.

Je dirai pour le bon renom de cet asile sans clientèle qu’en guise de soupe matinale on y jouit d’un régal unique : l’éveil de la campagne blonde frissonnant au pied de l’Hymette.