De Mazas à Jérusalem/4/L’utile couteau

Chamuel (p. 140-147).
IV. — Le grand trimard


L’UTILE COUTEAU


Il y avait à bord du « Pandora » une quinzaine d’Italiens se rendant aux mines du Laurium. Pour éviter, à Venise, d’interminables formalités et même des difficultés notoires, étant donné que quelques-uns n’avaient pas encore fait leur service militaire, ils étaient venus s’embarquer à Trieste.

Nous fîmes bientôt connaissance.

Le bateau de la Compagnie du Lloyd autrichien nous conduisait jusqu’à Patras, à la pointe est du Péloponnèse ; de là les émigrants devaient comme moi continuer la route par le chemin de fer qui traverse la péninsule en sa largeur.

Un sensible désagrément retarderait pourtant notre arrivée : sous le prétexte cholérique, cinq jours de surveillance au lazaret de Corfou.

La Compagnie nous avait réclamé, outre le prix du voyage, à chacun cinq florins : un florin par jour et par homme pour le temps de la quarantaine. — Après tout, c’était payé ! Nous nous étions organisés de façon à ne pas vivre trop mal en commun — on ne pensait plus au petit ennui.

Le navire filait par un bon vent.

Nous louvoyions, rarement perdant de vue les côtes.

C’était le littoral éclatant de lumière : les baies aux lèvres chaudes souriant de leurs maisons blanches.

La Dalmatie. Les terrasses de Raguse l’antique. Cettigne campé sauvagement sur la falaise monténégrine.

Le troisième jour, à l’aube, nous jetions l’ancre aux eaux profondes de Brindisi.

Le navire avoisinait le large quai au point qu’une simple passerelle suffisait pour atterrir. En haut de la ville la tour carrée d’une cathédrale faisait une masse sombre et, à la lueur blafarde du matin, je vis, tout proche, ce tableau sinistre :

Quatre par quatre, une file de galériens, vestes brunes souillées et bonnets rouges matriculés, longeaient le rivage, traînant la jambe alourdie. Devant eux, derrière eux, à droite, à gauche, des gardes-chiourme le fusil en bandoulière, l’œil au guet.

Triste convoi ! Dernière image que me laissait l’Italie…

Et je pensais à l’humaine justice, cette justice qui me frapperait de prison si je mettais pied à terre : contravention à un décret d’expulsion !

Justice à dix mètres près !

Sur le bateau j’étais l’homme libre ; foulant le sol italien je devenais le repris de justice.

On s’éloigna.

Bientôt les côtes albanaises, de vastes solitudes de déserts rocheux, l’espace morne sur la ligne brisée des brisants.

À Corfou de nombreux navires semblant être en pénitence de loin en loin aux arrêts. Et dans le golfe attristé les zigzags du yacht employé à l’inspection sanitaire. Partout, en berne, le drapeau jaune.

La quarantaine débuta mal.

On prétendit que l’argent versé par nous ne nous donnait, pendant les cinq jours, aucun droit à la nourriture. C’était seulement une taxe pour la place que nous occupions.

Or, on ne nous avait pas fourni de couchettes, pas même de couvertures, pas un abri si ce n’est les corridors, près de la machine et des cuisines où parfois régnait une bonne odeur de viandes rôties.

Malgré ce précieux avantage, un florin quotidiennement pour notre « emmagasinage » c’était une duperie vraiment. Et d’autant moins supportable que la plupart d’entre nous, persuadés qu’on nous devait nourrir, avaient royalement usé de leur budget.

Aussi la nouvelle ne fut-elle pas sans causer une animation que j’entretins, l’on peut m’en croire : souffrirait-on passivement le trafic de la Compagnie ?..

On me délégua auprès du capitaine.

Je demandai que l’on nous rendît la somme ; nous irions subir la quarantaine à terre, au lazaret, dans cet îlot voisin où des casemates s’élevaient sous les ruines d’une forteresse. Notre petite tribu saurait bien s’y arranger pour la popote.

Le capitaine refusa net.

Un seul moyen nous restait — nous allâmes tapageusement nous installer aux premières classes.

Ce fut une déroute.

Les Italiens avec leurs souliers ferrés, leurs baluchons volumineux, avec leur allure décidée, leur grande barbe, parurent des hôtes plus que suspects.

Ils réclamaient en chantant : du pain.

Des passagers s’imaginèrent que c’était la révolte à bord et s’enfuirent vers leur cabine.

Le capitaine accourut, cette fois, pour de bonnes paroles : on nous donnerait à manger, il y avait eu erreur, nous avions droit à la ration des matelots…

Comme nous n’étions pas difficiles, on cria : Vive le commandant !

Mais en réintégrant nos quartiers les émigrants étaient goguenards et leurs hourras se prolongeaient ironiquement.

De curieux types, ces Piémontais, d’une obséquiosité gouailleuse, d’une audace faite d’insouciance, courant le monde en mercenaires — condottieri du travail.

Ils sont ainsi des milliers. Au pays leurs bras ne s’utilisaient plus ; vivre chez eux devenait impossible : pas d’ouvrage ! Ils s’en vont et c’est à la recherche des labeurs hasardeux.

Ce sont eux qui s’entassent dans les paquebots, pêle-mêle, pour le sud américain, ils seront pionniers hardis ; ce sont eux qui peuplent les chantiers sur les lignes de chemin de fer s’avançant aux plaines d’Afrique ; ce sont eux encore que l’on retrouve, à certaines époques de l’année, pour les plus rudes besognes des champs, en Belgique, en Allemagne, en France.

Les ouvriers sédentaires n’aiment pas ces aventuriers, sans syndicats et sans tarifs.

Ils viennent avilir les prix.

Où sont les coupables cependant ? Les patrons, les maîtres, toujours ! abusant d’une situation qui se pose ainsi aux affamés : accepter le dérisoire salaire ou bien mourir d’inanition.

L’instinct de conservation parle plus haut que tout sentiment de solidarité ; c’est naturel — ils s’embauchent. Les brimades commencent : sales Italiens ! Macaronis ! et comme ils ne se laissent pas impunément bâtonner on leur reproche le couteau.

Ce couteau est utile.

Dès l’instant que l’on se soumet à l’exploitation bourgeoise, dès que l’on travaille, force est de subir, actuellement, les lois de la demande et de l’offre.

Le taux du salaire ne s’impose pas.

Il faut vivre.

Il n’est pas plus dégradant de se louer pour trois francs que pour six.

Je préfère les lazzarones, les réfractaires, quels qu’ils soient, tous ceux qui ne contribuent point à faire marcher cette machine dans les roues de laquelle à plaisir je placerai toujours des bâtons.

Mais puisqu’en cette société les résignés sont le nombre, puisqu’on ne discute que des tarifs, tous les Piémontais errants ont le droit de traiter à leur guise.

C’est même une dernière fierté de défendre ce droit fer au poing.

Pendant le temps de la quarantaine, ce caractère des émigrants se révélait par maints aveux — et m’était une étude de choix.

J’appréciais le côté farouche de leur individualisme.

C’est de la graine de révoltés. On s’entendait.

À la veille de nous séparer, quand on repartit pour Patras, ce fut une fête entre nous, un solide festin de polenta.