De Mazas à Jérusalem/4/Le chien de Galata

Chamuel (p. 155-165).
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IV. — Le grand trimard


LE CHIEN DE GALATA


Je n’imagine pas un homme ayant parcouru la Grèce et ne poussant point jusqu’en Turquie. Il est toujours déplaisant de s’éterniser aux haltes ou de revenir sur ses pas ; mais ici ce serait de plus souffrir des mirages de Tantale.

La Grèce n’a fait qu’entrouvrir un voile discret sur l’Orient, on veut arracher le rideau.

Et c’est si simple : trois fois par semaine, un bateau quitte le Pirée, se rendant à Constantinople — c’est l’affaire de trente-six heures et de vingt-cinq drachmes.

Dès que j’eus les vingt-cinq drachmes, je disposai des trente-six heures.

À l’entrée du Bosphore, la capitale s’étend immense sur l’Europe et l’Asie, Constantinople fait de trois villes ; sur la côte d’Asie, Scutari ; sur la côte d’Europe, Galata et Péra aux palais modernes, et la ville origine : Stamboul.

Stamboul ! le navire glisse sur la mer calme qui baigne caressante les jardins des sultanes. C’est la pointe du Sérail. Les cactus et les sycomores s’agitent doucement comme de grands éventails et, dans cet efféminement aux sensualités mystérieuses, les minarets se dressent comme des appels mâles.

On contourne la Pointe du Sérail, un bateau-pilote sert de guide parmi des steamers, des voiliers et l’affluence des caïques. Le sifflet de la machine, sans interruption, vocalise ses signaux haletants et le navire stoppe enfin devant le pont qui relie Stamboul à Galata, pont mobile sur la Corne-d’Or.

Galata, c’est la cité remuante, les bureaux des expéditeurs, les hôtels pour passagers pauvres, les cabarets à matelots, les rues boueuses aux larges flaques qu’il faut sauter.

C’est le quartier des abattoirs où l’on égorge selon le rite musulman : il y a du prêtre et du boucher. D’un geste de son inoffensive épée l’officiant fait un simulacre, les aides, au moyen de cordes, jettent le bœuf à terre, maintenant sa tête à la renverse, la prompte lame d’un coutelas coupe l’artère à la gorge, le sang gicle et avant même que la bête soit morte, on l’écorche, on la dépèce ; une autre vient chancelante, tirée, poussée par les hommes au tablier de cuir tacheté de rouge, la bête trébuche et c’est sur les gigotements des égorgées qu’on écorche ; l’officiant renouvelle son geste : il y a du prêtre et du boucher.

Galata, c’est le quartier brutal où les chiens errants sont plus maigres.

Presque chaque carrefour a sa meute attitrée qui jamais n’incursionne dans une rue voisine.

Mais la nuit on entend les longs aboiements aux avant-postes, aux confins de Péra, le quartier riche sur la hauteur. Les mal-nourris de Galata hurlent-ils contre d’autres chiens surabondamment pourvus de reliefs au seuil des luxueuses maisons ?

Un vendredi matin, après m’être un peu ennuyé devant la banalité des magasins de Péra, je me trouvais près du palais du Sultan.

C’était le jour, et comme, midi sonnait, c’était le moment du Selamleck. Le chef des Croyants allait se rendre à la mosquée, se laissant entrevoir un moment derrière la haie de ses soldats.

Le palais n’est qu’à cent mètres de la mosquée Hamidié. À la tourelle, en haut du minaret, un muezzin, les bras levés, appelait à la prière.

Abdul-Hamid paraît dans sa voiture demi-découverte. Le sultan est vêtu d’une redingote noire, sans décoration, sans insigne, coiffé du fez, contrastant de simplicité voulue avec les pachas aux costumes chamarrés qui forment un cortège scintillant de brocart et d’or.

Trois grands cris prolongés et plaintifs saluent Sa Toute-Puissance.

Mais déjà Abdul-Hamid est descendu de voiture. Il gravit les trois marches de la mosquée…

Les dévotions finies, le sultan reparaît ; maintenant il tient lui-même les rênes des deux chevaux blancs qui piaffent et, vers le palais, s’élancent au grand trot. La foule des officiers d’ordonnance, des pachas obèses, s’essouffle à courir dans l’embarrassement des épées, dans le scintillement des ferblanteries ; tous les uniformes brillants se coudoient, se bousculent et se distancent obséquieusement à la suite du monsieur en redingote… et cela semble une farce d’un empereur plébéien.

Est-ce aux pérégrinations dans Stamboul que l’on aura la sensation plus ottomane ?

Un bateau remonte la Corne-d’Or jusqu’aux eaux douces d’Eyoub, le village des morts : des pierres blanches et des cyprès au long des rues où les passants sont rares, des tombeaux encastrés entre les maisons et de telle façon qu’on croirait un bourg macabre bâti sur un grand cimetière.

D’Eyoub, c’est tout Stamboul qu’il faut traverser pour arriver à Sainte-Sophie et au Bazar. D’abord un ghetto sordide aux masures branlantes, sorte de léproserie où le Turc a parqué les juifs. Des chemins ravinés, des escaliers, on monte, l’air s’épure autour des mosquées ; en bas c’était la vie clandestine, ici c’est l’intime secret des habitations closes, impénétrables : on conçoit derrière les fenêtres treillagées les joies jalouses du harem.

Par la ville, pas une figure de femme, les mousselines combinées du yachmak ne montrent que de grands yeux vagues — et c’est un raffinement d’avoir caché les lèvres.

Il y a plus à violer.

Les pudeurs sont-elles autre chose que de subtiles dépravations ?

En plein vent, sur les places, les marchands de verdure et de poules ; les larges parasols de toile écrue abritant les chaises hautes où se viennent faire raser les vendeurs et les portefaix ; la boutique du tripier qui surtout débite les têtes de moutons bouillies ; les tables gourmandes du crémier, bols de lait aux amandes, le miel et le loukoum.

Les hommes portent tous le fez rouge à gland noir, quel que soit leur costume, européen ou turc : pas un chapeau.

Devant les mosquées dont tous les dômes s’élèvent ponctués de minarets, à Schah-Sadeh, Soleimanié, au seuil de Sainte-Sophie, à la fontaine où les pigeons s’abattent familiers, les Croyants se déchaussent pour la purificatrice ablution.

Au grand bazar un dédale de galeries, c’est une ville couverte aux mille circuits, presque des boulevards et souvent l’étranglement assombri des impasses et partout, sans intervalle, les cases, les comptoirs, les boutiques étroites avec un peuple actif d’initiés ; ou plutôt n’est-ce pas comme le temple géant du Commerce ?

De tout en vente : depuis les plus riches étoffes d’Arménie et de Bagdad, les diamants du Cap, les parfums, les pures essences dans les flacons gemmés, jusqu’aux vulgaires bimbeloteries, jusqu’aux articles turcs de bazar parisien.

Au milieu des armes damasquinées, des poignards incrustés d’or, des longs fusils aux crosses mosaïquées de pierres précieuses, de petits sabres d’enfants à 0.95.

En dehors du bazar, dans les rues adjacentes, les étalages envahissants, les échoppes des revendeurs, sorte de niches les unes dans les autres les unes au-dessus des autres, comme au jeu de patience.

Et encore dans la promiscuité des petits négoces, le campement des baraques de bois où tant de familles demeurent sur un éternel qui-vive, à la merci d’une cigarette peut-être jetée sans être éteinte, toutes les bicoques — les vouées aux flammes.

Une nuit, le veilleur qui patrouille, tapant le pavé de sa lourde canne pour indiquer les heures, venait de frapper très vite et donnant de la voix ; sur son passage des clameurs s’élevaient de la rue répétées et répercutées aux échos ; le feu est à Stamboul. Au feu ! au feu !

De toute part, hurlante, une foule se précipite ; de Galata, au pas de course, on s’élance au pont de la Corne d’Or — j’ai suivi à la lueur des torches qui sautillaient en avant.

Une sinistre aurore boréale tout là-haut et précisément au-dessus du Bazar.

La galopade se poursuit, essaimant en route les moins robustes, se continue par les rues tortueuses, traîtresses aux fondrières, s’oriente vers l’embrasement.

C’est toute une cité de bâtisses de planches qui flambe irrémédiablement.

La part du feu c’est, pour cette nuit, un lot de maisons : qui sait demain ?

Et l’on est accouru même de Scutari, traversant le Bosphore, car Scutari c’est aussi l’agglomération des habitations en bois pour la plupart, c’est l’annexe-sœur de Stamboul.

Les étincelles retombent en gerbes et la fumée tournoie.

À coups de matraques les officiers de police repoussent les curiosités imprudentes.

L’incendie croît d’intensité.

Les trop courts tuyaux de pompe fonctionnent aussi mal que toujours et des pompiers volontaires, les porteurs d’eau de la ville, s’en viennent verser sur la fournaise l’ironie de quelques seaux d’eau.

Ah ! ces pompiers. J’en ai vu au matin lorsque, faute de combustible, le brasier s’atténuait de cendres, j’en ai vu s’en retournant, non pas avec les seaux vides ; mais pleins — dirai-je, de butin.

La population court au feu et ne perd pas toujours son temps : solidarité, pillage !

Étrange pays aux aperçus contradictoires.

La Turquie est paradoxale.

C’est l’autocratie absolue et le sultan, au lieu de couronne, porte le fez démocratique.

De subversives philosophies se dégagent de simples faits.

Constantinople, où vaguent des milliers de chiens, ignore encore les cas de rage. Le chien maigre de Galata n’a mordu personne jamais. Et le pourquoi ?

Il n’a ni muselière ni maître !