David Copperfield (Traduction Pichot)/Seconde partie/Chapitre 8
CHAPITRE VIII.
Anciens lieux, nouveaux personnages.
Steerforth et moi nous séjournâmes plus de quinze jours à Yarmouth ou dans les environs. Je n’ai pas besoin de dire que nous étions souvent ensemble ; mais, de temps en temps, nous allions chacun de notre côté pendant des heures entières de la journée. Il était bon marin et je n’aimais guère l’Océan que du rivage ; aussi je le laissais volontiers faire sans moi des excursions en pleine mer avec M. Daniel Peggoty ; c’était son amusement favori. J’étais moins libre que lui et moins maître de mes soirées, à cause de l’hospitalité que je recevais chez M. Barkis. Sachant avec quelle assiduité la bonne Peggoty soignait son mari pendant le jour, je ne voulais pas rentrer trop tard le soir, tandis que Steerforth, logé à l’auberge, pouvait ne consulter que son goût et son caprice. Voilà comment je ne sus que par ouï-dire qu’il allait à la pêche avec M. Daniel, y passant la nuit et ne revenant que le matin, selon la marée ; rien de tout cela ne me surprenait, d’ailleurs, connaissant le besoin qu’il avait d’occuper son imagination inquiète et son audace naturelle.
Il était enfin une excursion qui n’eut plus aucun intérêt pour Steerforth lorsqu’il l’eut faite une fois. C’était l’excursion de Blunderstone, que je répétai fréquemment pour aller revisiter les lieux où j’avais passé ma première enfance. Je partais après le déjeuner et ne revenais que tard le soir. Comment Steerforth employait-il ces jours-là ? Je ne le savais pas précisément, et je me contentais d’apprendre d’une manière générale qu’il n’était pas embarrassé pour se distraire, tant il avait de ressources dans l’esprit. Il n’avait pas tardé, non plus, à se populariser parmi les pêcheurs.
Quant à moi, je ne me lassais pas de revoir les lieux dont le souvenir n’avait jamais cessé de charmer mes songes et ma rêverie. Je retrouvais avec une joie mélancolique le cimetière du hameau natal, l’if funèbre et le tombeau dans lequel reposaient maintenant mon père et ma mère, ce tombeau qui, autrefois, excitait en moi une compassion si curieuse, alors qu’il ne contenait que son premier occupant… Peggoty en avait toujours entretenu la pierre tumulaire, et, grâce à ses soins pieux, il était entouré d’un vrai parterre de fleurs, cultivé même en hiver. Je lisais et relisais l’épitaphe, rattachant toutes mes espérances d’avenir à ces êtres qui m’avaient aimé, et quand l’horloge de l’église retentissait tout-à-coup dans le silence de ma promenade solitaire, il me semblait entendre une voix sainte qui répondait à la noble ambition de ma reconnaissance filiale, comme si, avec l’écho de la cloche, murmurait la voix de ma mère dans le ciel.
Notre ancienne habitation était bien changée. Le nouveau propriétaire avait fait tailler les grands ormes et dépouillé leurs cimes des nids de grolles vides, tant respectés par mon père. Ce nouveau propriétaire était un pauvre maniaque qui demeurait seul dans la maison avec les gardiens chargés de le surveiller ; voilà pourquoi le jardin était envahi par les ronces. Cet infortuné se tenait continuellement assis à la fenêtre de ma chambre d’où il regardait le cimetière. En l’apercevant là, je me demandais si ses visions ressemblaient aux miennes, à l’époque où, m’éveillant avec le soleil levant, je suivais des yeux les agneaux qui paissaient tranquillement l’herbe verte croissant autour des pierres tumulaires.
Nos voisins, M. et Mrs Grayper, avaient émigré dans l’Amérique méridionale. La pluie avait effondré leur toiture et souillait de taches les murs extérieurs de la maison ; M. Chillip s’était remarié à une femme de haute taille, aux os prononcés et au nez proéminent. Elle l’avait rendu père d’un petit garçon, à la mine de fouine, promenant autour de lui deux yeux pâles et timides, comme s’il avait peine à s’accoutumer à la lumière et à la vie.
Quand l’heure du soir m’avertissait qu’il était temps de retourner à Yarmouth, je reprenais mon chemin du matin en évoquant les mêmes images, et si Steerforth m’avait attendu, je lui racontais avec bonheur ma promenade, ou, s’il était absent, c’était Peggoty qui m’écoutait pendant que je feuilletais le fameux livre des crocodiles, lecture de mon premier âge et conservé par elle comme un monument. Je me couchais ensuite, remerciant le ciel d’avoir donné à l’orphelin une seconde mère dans ma généreuse tante, une bonne telle que Peggoty, un ami tel que Steerforth.
Quand je revenais de ces excursions solitaires, je profitais volontiers d’un bac qui raccourcissait la distance pour les piétons en me débarquant sur la plage, d’où je pouvais, par un détour de quelques centaines de pas, gagner la demeure de M. Daniel Peggoty. Steerforth m’y attendait presque toujours, et nous faisions route ensemble, de là jusqu’à la ville, à travers le brouillard de la nuit.
Le soir du jour où j’avais pris congé de Blunderstone, car nous devions enfin quitter Yarmouth et ses environs, je fus surpris de trouver mon ami seul, pensivement assis devant le feu de M. Daniel. Il était plongé dans des réflexions si profondes qu’il ne m’entendit pas entrer, et il tressaillit lorsque je lui posai une main sur l’épaule.
» — Vous survenez, » me dit-il avec un mouvement d’humeur, « comme le fantôme du reproche.
» — Il a bien fallu, » répondis-je, « m’annoncer de quelque manière ; vous ai-je fait tomber des astres ?
» — Non, non, » repartit-il.
« — Et d’où donc ? » dis-je en m’asseyant à côté de lui.
« — Je regardais les images fantasques du feu.
» — Ne voulez-vous pas que je les regarde comme vous ? » lui demandai-je en le voyant tisonner vivement et faire voler, par l’étroite cheminée, des myriades d’étincelles,
« — Vous ne les auriez pas vues, vous ! » répondit-il… « Je déteste cette heure incertaine qui n’est ni jour ni nuit. Vous revenez bien tard. Où êtes-vous allé ?
» — Je suis allé dire adieu à ma promenade de Blunderstone.
» — Et moi, » reprit-il en regardant autour de nous, « j’étais à penser, en voyant la solitude et le silence qui régnaient tout à l’heure ici, qu’un temps pourrait venir où cette famille, que nous trouvâmes si heureuse le soir de notre arrivée, serait dispersée sur la terre, ou confondue parmi les morts, ou frappée de je ne sais quel malheur… David, plût à Dieu que j’eusse eu un père sage pour me diriger pendant les vingt premières années de ma vie.
» — Mon cher Steerforth, qu’avez-vous donc ? »
» — Je regrette, je vous le répète, » s’écria-t-il, « de n’avoir pas été mieux guidé, je voudrais, de tout mon cœur, me mieux guider moi-même. »
Il y avait dans son air et dans son accent, une douleur passionnée qui m’étonna. Je n’aurais jamais pu m’imaginer que Steerforth fût si peu semblable à lui-même.
« — J’aimerais mieux, » continua-t-il en se relevant et s’appuyant contre la cheminée, « être ce pauvre pêcheur appelé Daniel Peggoty, ou son rustre de neveu, que d’être ce que je suis, vingt fois plus riche, vingt fois plus spirituel, mais voué aux tortures que je viens de subir depuis deux heures, dans ce navire du diable ! »
J’étais si troublé par ce que j’entendais, que je n’eus d’abord que la force de l’observer en silence, le front penché sur le manteau de la cheminée et contemplant le feu d’un œil sombre. Enfin, je lui demandai de m’apprendre ce qui lui était arrivé si inopinément et de me mettre de moitié dans ses chagrins ; mais il se prit à rire, d’un rire amer d’abord, et puis peu à peu avec le ton de sa gaîté naturelle.
« — Bah ! bah ! ce n’est rien, Pâquerette, rien ; je vous disais bien à Londres que j’étais quelquefois une très misérable société pour moi-même. Je viens de me procurer un vrai cauchemar. Dans ces mauvais moments, les contes de ma nourrice me reviennent à la mémoire comme des réalités. Je crois, en vérité, que je me suis identifié avec ce petit vaurien qui fut puni de sa méchanceté en étant dévoré par les lions. Ce que les bonnes femmes appellent des horreurs, m’avait enveloppé de la tête aux pieds. J’ai eu peur de James Steerforth.
» — C’est le seul homme, » lui dis-je, « qui puisse vous faire peur.
» — Peut-être, » me répondit-il, « et cependant… Tenez, David, mon cher ami, je vous le répète encore : il eût été bien pour moi (et pour d’autres que moi) qu’un père sage et ferme eût dirigé ma jeunesse. »
La physionomie de Steerforth était toujours pleine d’expression ; mais je ne l’ai jamais, vue si sérieusement expressive que lorsque je lui entendis prononcer ces paroles l’œil fixé sur le feu.
« — Allons, » dit-il avec un geste d’impatience, « assez pour aujourd’hui. Je redeviens un homme :
comme dit Macbeth. Allons souper… si toutefois, ma chère Pâquerette, je n’ai pas perdu l’appétit dans mes visions.
» — Mais où sont-ils donc tous ? » lui demandai-je.
« — Dieu le sait, » dit Steerforth. « Après être allé vous attendre jusqu’au bac, je suis revenu ici ; j’ai trouvé la place déserte, c’est ce qui m’a mis en train de rêver, et vous m’avez surpris rêvant. »
Mrs Gummidge, qui parut munie d’un panier, nous expliqua l’absence de tous les habitants de la maison-navire. Elle était allée bien vite acheter quelque objet nécessaire au ménage avant que M. Daniel Peggoty fût de retour avec la marée. Prévoyant que Cham et la petite Émilie, qui revenaient parfois avant la nuit, pourraient bien rentrer dans l’intervalle, elle avait laissé la porte ouverte. Steerforth, après avoir excité autant que possible la bonne humeur de Mrs Gummidge par un compliment et une joyeuse embrassade, me prit le bras et nous nous retirâmes.
Il avait retrouvé toute sa gaîté, et notre conversation s’en ressentit tout le long du chemin.
» — Ainsi donc, » me dit-il, « c’est demain que nous abandonnons cette vie de boucanier ?
» — N’est-ce pas convenu ? » répondis-je. « Nos places sont retenues à la diligence.
» — Alors, c’est définitif, » reprit Steerforth ; « tant pis. Ma foi ! j’ai presque oublié ici qu’il y a autre chose à faire en ce monde que d’aller à la pêche aux harengs. Et pourquoi ne serait-ce pas ?
» — Oui, tant que cette occupation aurait pour vous le charme de la nouveauté, » lui dis-je en riant.
« — Vous avez raison, » remarqua Steerforth, « quoique, mon jeune ami, cette réflexion m’étonne de la part de votre innocence : ne sent-elle pas un peu le sarcasme ? Eh bien ! je l’avoue, je suis capricieux, David ; cependant je n’ai pas perdu mon temps ; je parie que je passe un bon examen comme pilote… dans ces parages, du moins.
» — M. Daniel Peggoty prétend que vous l’étonnez.
» — Et que je suis un phénomène nautique, hé ?
» — C’est de bonne foi qu’il le déclare, et je suis de son avis ; car tout ce qui m’étonne, moi qui sais de quoi vous êtes capable, Steerforth, c’est que vous vous contentiez de pareils succès.
» — Que je me contente ? Qui vous a dit que je me contente si facilement ? Je ne suis content que d’une chose, ma Pâquerette chérie, c’est de votre fraîcheur printanière. Quant à ma capacité, quant à un sage emploi de mes talents, je n’ai jamais appris l’art de m’attacher à l’une de ces roues que font tourner sans relâche les Ixions de notre époque. J’ai fait, du moins, un mauvais apprentissage de ce métier, et je n’en veux plus… À propos, vous savez que j’ai acheté ici un bateau ?
» — Quel extraordinaire garçon vous faites, Steerforth ! » m’écriai-je entendant parler pour la première fois de cette acquisition. « Vous achetez un bateau au moment où vous partez et peut-être pour ne plus revenir !
» — Pourquoi ne reviendrais-je plus ? j’ai pris goût à ce pays. À tout événement, j’ai acheté un bateau qui était à vendre ; un clipper, comme l’appelle M. Peggoty qui, en mon absence, s’en servira.
» — Oh ! je vous comprends à présent ! » m’écriai-je ravi de mon ami ; « vous avez trouvé un ingénieux détour pour faire un présent. Et moi qui ne vous ai pas deviné tout d’abord ! Je ne sais comment vous exprimer ce que je pense de votre générosité.
» — Bah ! le moins vous en parlerez, mieux cela vaudra, » dit-il en rougissant.
« — Je le savais bien, » poursuivis-je, « que vous ne pouviez être indifférent à aucune des émotions de ces braves gens.
» — Oui, oui, vous savez cela ; mais n’en parlons plus. Le bateau a besoin d’agrès neufs, et je laisserai Littimer pour qu’il les fasse faire convenablement. Vous ai-je dit que Littimer était venu à Yarmouth ?
» — Non.
» — Il est arrivé ce matin avec une lettre de ma mère. »
Tout à l’heure, à la clarté d’un réverbère, je l’avais vu rougir ; je remarquai qu’il pâlissait jusqu’aux lèvres. Je supposai que quelque discussion avec sa mère était la cause de la sombre humeur dans laquelle il était plongé au foyer solitaire de M. Daniel Peggoty. Je lui exprimai ma pensée.
« — Oh ! non, » répondit-il ; « vous êtes dans une complète erreur… Il est donc venu, ce serviteur à moi.
» — Toujours le même, comme de raison ?
» — Toujours le même, en effet, « dit Steerforth, « se tenant à distance, calme et froid comme le pôle nord. Il fera réparer et gréer le bateau, qui se nomme à présent l’Albatros des tempêtes ; mais je veux aussi le baptiser d’un nouveau nom.
» — Et lequel ?
» — La Petite Émilie. »
J’aurais encore, je crois, saisi l’occasion de répéter mes éloges de sa libéralité, si l’expression de son regard ne m’avait rappelé qu’il ne les recevrait pas avec plaisir, et il approuva mon silence par son sourire… « Mais, » ajouta-t-il, « voici la véritable petite Émilie qui vient, et cet heureux drôle avec elle ! Sur mon âme ! c’est un chevalier qui ne perd pas sa dame de vue. »
Cham travaillait depuis quelque temps dans un chantier de constructeur de navires. Ayant des dispositions naturelles pour cet état, il les avait cultivées et il devenait un excellent ouvrier. Avec son costume de travail, il n’avait rien de chevaleresque, sans doute ; mais sa tournure mâle en faisait le protecteur respectable de la charmante petite fée qui marchait sous sa garde. Son air de franchise et d’honnêteté, de dévouement et de fière tendresse ne prêtait nullement à l’ironie, et le fiancé me paraissait certainement digne de la jeune fille.
Émilie détacha sa main du bras de Cham lorsque nous nous arrêtâmes pour lui souhaiter le bonsoir, et quand nous eûmes échangé quelques cordiales paroles, je remarquai qu’en s’éloignant de nous elle ne s’appuyait plus sur le bras qu’elle avait abandonné. — Steerforth admira comme moi sa démarche timide et gracieuse à la clarté d’une lune naissante.
Tout-à-coup passa contre nous une jeune femme qui, évidemment, suivait Cham et Émilie. Je ne fis qu’entrevoir son visage, et il me sembla qu’elle ne m’était pas inconnue. Cette femme était légèrement vêtue, avait un air à la fois hardi et effaré, pimpant et misérable ; mais en ce moment elle paraissait s’occuper très peu de son air et de sa personne, tout entière à son désir d’atteindre ceux qui la devançaient. Bientôt elle disparut comme eux.
« — On dirait un spectre qui poursuit Émilie ! Qu’est-ce que cela peut signifier ? » demanda Steerforth à demi-voix avec un accent presque étrange.
« — Quelque pauvresse qui espère obtenir d’eux une aumône, » répondis-je.
« — Vous avez peut-être raison, » répliqua Steerforth ; « et cependant il me paraît extraordinaire qu’une mendiante ait pris cette figure en ce moment…
» — Et pourquoi ?
» — Pourquoi ? En vérité, c’est uniquement parce qu’au moment où elle m’est apparue, je pensais à quelque chose comme elle. D’où diable est-elle sortie ?
» — De l’ombre de cette muraille, » dis-je en montrant une clôture que la route côtoyait pendant une centaine de pas.
« — Elle est partie, » reprit Steerforth en tournant la tête ; « et avec elle, adieu à toute pensée fâcheuse : allons dîner. »
Et cependant, avant que nous fussions arrivés à l’hôtel, Steerforth tourna encore plus d’une fois la tête, plus d’une fois aussi il lui échappa quelques paroles entrecoupées ; sa préoccupation ne s’évanouit qu’à la table où nous nous assîmes pour dîner. Nous fûmes servis par Littimer ; ce grave serviteur produisit sur moi l’impression que j’ai essayé de décrire, et je ne pus m’empêcher de traduire ses réponses respectueuses (et respectables) à toutes mes questions sur la santé de Mrs Steerforth, sur celle de Miss Dartle, etc., etc., par cette phrase : « Vous êtes jeune, Monsieur, vous êtes extrêmement jeune ! »
Nous n’avions pas fini de dîner, lorsque Littimer, faisant un ou deux pas vers nous, dit à son maître ;
« — Je vous demande pardon, Monsieur, Miss Mowcher est ici.
» — Qui ? » s’écria Steerforth très étonné.
« — Miss Mowcher, Monsieur.
» — Et que fait-elle à Yarmouth ?
» — Il paraît qu’elle est née dans ces parages, Monsieur ; elle y vient tous les ans faire une des visites de sa profession. Je l’ai rencontrée cet après-midi dans la rue et elle a désiré vous voir après le dîner, Monsieur.
» — Connaissez-vous la géante dont il est question, Pâquerette ? » me dit Steerforth.
Je fus forcé d’avouer que Littimer avait encore cet avantage sur moi de connaître Miss Mowcher, dont j’entendais parler pour la première fois.
« — En ce cas, vous la connaîtrez, » reprit Steerforth, « car elle est une des sept merveilles du monde. Littimer, faites entrer Miss Mowcher quand elle viendra. »
J’éprouvai quelque curiosité, d’autant plus que Steerforth avait ri aux éclats en l’appelant une géante, et qu’il refusa positivement de me renseigner sur elle. J’étais donc encore dans l’attente deux heures après. La nappe avait été enlevée de la table ; nous dégustions un carafon de vin : la porte s’ouvrit, et Littimer, qui gardait son impassibilité habituelle, annonça :
« — Miss Mowcher ! »
Je tournai la tête et ne vis rien ; je levai les yeux en pensant que la géante faisait bien lentement son apparition. Mais, à ma grande surprise, je découvris enfin, au pied d’un sopha, cette septième merveille du monde, qui n’était qu’une naine d’environ quarante ans, à grosse tête et large visage, avec des yeux rusés, des bras si courts, que, pour poser mystérieusement un doigt sur son nez en adressant à Steerforth un coup d’œil narquois, ce nez camard fut obligé de faire la moitié du chemin. Grâce à son double menton, elle n’avait littéralement pas de cou ; de taille pas davantage, et, si elle avait des jambes, elles étaient si brusquement terminées par ses pieds de créature humaine, qu’elle ne dépassait guère que de la tête une chaise ordinaire.
Après avoir lorgné comiquement Steerforth :
« — Ah ! mauvais sujet, » lui dit-elle avec un véritable flux de paroles, « vous voilà ! que faites-vous si loin de chez vous ? Vous êtes venu sans doute pour quelque méchante action, je le parie ; mais me voici pour vous contrecarrer : nous sommes à deux de jeu. Vous ne m’attendiez pas, n’est-ce pas ? Mais j’ai aussi mes clients par ici. J’étais la semaine dernière chez lady Mithers… voilà une femme, celle-là ! et son époux, quel homme ! — incomparables tous les deux quand j’ai fourni du rouge à Madame et rajeuni le toupet de Monsieur ! »
Steerforth riait, et, quand il voulut répliquer, Miss Mowcher lui coupa la parole :
« — Non, non, » dit-elle, « je sais tout ce que vous pensez, ma fine fleur des pois : inutile de parler tout haut avec moi, et plus inutile encore de déguiser votre pensée. Vous allez vous faire friser par moi, n’est-ce pas ? Ah ! j’ai dernièrement teint les moustaches d’un prince russe et je lui fais les ongles deux fois par semaine ! mon ours du Nord est déjà un Adonis ! »
Tout en jasant, elle étalait sur une chaise un arsenal de petites éponges, des peignes, des fers à friser, etc.
« — Mais, » dit-elle ensuite, « vous n’êtes pas seul, James ; avec quel ami êtes-vous là ?
» — M. Copperfield ! » répondit Steerforth, « que j’ai l’honneur de vous présenter, et qui est très désireux de vous connaître.
» — Eh bien ! il me connaîtra, » dit Miss Mowcher ; « et, franchement, il me plaît ; ses joues ont les fraîches couleurs d’une pêche… J’aime beaucoup les pêches, M. Copperfield : enchantée de faire votre connaissance, je vous assure, Monsieur. »
Je ne fus pas embarrassé de répondre par un compliment, et Miss Mowcher s’extasia sur ma politesse, puis me pria de l’excuser ; mais elle voyait que Steerforth avait besoin de ses bons offices, et allait fonctionner en ma présence, si je voulais seulement l’aider en lui prêtant l’appui de ma main. Avec mon secours, elle grimpa assez lestement sur la table ; et, parvenue sur cette espèce de petit théâtre :
« — J’espère, » dit-elle, « Messieurs, qu’aucun de vous n’a vu mes chevilles… ou je vais de ce pas me noyer de désespoir.
» — Je n’ai rien vu, » dit Steerforth.
« — Ni moi, » dis-je en même temps.
« — Eh bien ! alors, » dit la naine, « je consens à vivre. Allons, mon petit bijou, en place. »
Ces derniers mots s’adressaient à Steerforth pour qu’il soumît sa tête à son inspection, ce qu’il fit docilement, et Miss Mowcher, sans autre but que celui de nous amuser, tirant de sa poche un verre grossissant, examina, ou feignit d’examiner les cheveux de mon ami jusque dans leur racine.
« — Il était temps ; mon jeune ami, » dit-elle, « vous risquiez de devenir chauve avant dix mois ; mais, grâce à mon opération, vous allez être sûr de garder vos belles boucles pendant dix ans encore : il ne me faut pour cela qu’une demi-minute. »
Là-dessus, humectant un morceau de flanelle avec quelques gouttes extraites d’un flacon et prétendant communiquer je ne sais quelle vertu à une de ses petites brosses, Miss Mowcher se mit à peigner et à brosser soigneusement l’occiput de Steerforth sans cesser son espèce de monologue :
« — Vous connaissez Charles Pycgrave, le fils du duc, et ses beaux favoris ? Il a essayé de se passer de moi, mais il m’est bien vite revenu. Il entra un jour chez un parfumeur pour y acheter de l’huile de Macassar, et une vieille femme, qui était dans la boutique, se trompant de drogue, lui donna du cosmétique de petite douairière… « Pardon, Monsieur, lui dit-elle, mais nos dames appellent leur rouge de tant de noms, que j’ai bien pu prendre un pot pour un autre… » À propos, mon cher Jemmy, je n’ai pas rencontré une jolie femme depuis que je suis à Yarmouth.
» — Non ? » dit Steerforth.
« — Pas l’ombre d’une seule.
» — Nous pourrions, je crois, lui en montrer la substance… eh ! Pâquerette ? » reprit Steerforth en me regardant.
« — Oui, certes, » répondis-je.
« — Ah ! ah ! » s’écria la petite créature toujours occupée à polir les cheveux de Steerforth, « je comprends, hum ! une sœur à vous, M. Copperfield ?
» — Non, non, » dit Steerforth prévenant ma réponse, « ce n’est pas cela… Au contraire, M. Copperfield avait naguère… si je ne me trompe… une grande admiration pour elle.
» — Et pourquoi ne l’admire-t-il plus ? » répliqua Miss Mowcher. « Est-il volage ? oh ! quelle honte ! Papillonne-t-il de fleur en fleur ? change-t-il toutes les heures ? trahit-il tous les jours Polly ? S’appelle-t-elle Polly ? »
Le coup d’œil inquisiteur dont la naine accompagna sa question me déconcerta un moment. Cependant je répondis :
« — Non, Miss Mowcher, elle s’appelle Émilie.
« — Ah ! ah ! » répéta-t-elle sur le même ton. « Hum !… mais comme je babille, M. Copperfield, ne suis-je pas bien indiscrète ? »
Son accent et sa manière de me regarder me causèrent je ne sais quelle impression pénible : il me sembla que le nom d’Émilie était profané dans cette plaisanterie, et, prenant un air plus sérieux, je lui dis :
« — Elle est aussi vertueuse que jolie, Miss Mowcher. Elle doit épouser un digne et brave garçon de sa classe. Je l’admire pour sa sagesse autant que pour sa beauté.
» — Très bien parlé ! » s’écria Steerforth ; « écoutez, écoutez ! je veux à mon tour éteindre la curiosité de cette petite Fatime, mon cher Pâquerette, en ne lui laissant rien à deviner. La personne dont il s’agit, Miss Mowcher, est actuellement en apprentissage chez Omer et Joram, passementiers, tailleurs, etc., de cette ville, faites bien attention : Omer et Joram ; la promesse de mariage qui l’enchaîne est au profit de son cousin, dont le nom de baptême est Cham, le nom de famille Peggoty, le métier constructeur de navires, de cette ville lui aussi. Elle est la plus jolie et la plus séduisante petite fée du monde. Je l’admire, comme mon ami… assurément. Si je ne craignais d’avoir l’air de mépriser son prétendu… ce qui déplaît, je le sais, à mon ami… j’ajouterais qu’elle me semble faire un choix au-dessous d’elle… elle pourrait en faire un meilleur, et je jure qu’elle était née pour être une Lady. »
Ces paroles, qui furent prononcées lentement et distinctement, Miss Mowcher les écouta, la tête penchée, paraissant réfléchir et chercher le sens d’une énigme ; puis, quand Steerforth se tut, elle reprit son air de vivacité comique et babilla de nouveau tout en peignant et brossant les favoris de mon ami.
« — Ah ! et c’est là tout ! » dit-elle ; « bien, très bien. Voilà une histoire complète dont le dénouement doit être : « Ils se marièrent et vécurent heureux ? » n’est-ce pas. Ah ! Steerforth, Steerforth ! Je connais cependant une variante. Comment dit-on à certain jeu ? — J’aime ma belle avec un S parce qu’elle est Séduisante, je la hais avec un F parce qu’elle est Fiancée à un autre : je l’aime avec un E parce que je médite un Enlèvement… Ah ! M. Copperfield, vous avez là un ami qui est un modèle… mais le voilà peigné et frisé de ma main : à votre tour, voulez-vous ?
» — Qu’en dites-vous, Pâquerette » me demanda Steerforth en riant et m’offrant sa chaise. Voulez-vous être embelli par ces adroites mains ?
» — Non, merci, Miss Mowcher, pas ce soir, » répondis-je goûtant beaucoup moins la plaisanterie,
« — Eh bien, vous avez tort, » répliqua la naine en fixant sur moi l’œil d’un connaisseur, « vous auriez besoin d’un trait à vos sourcils.
» — Merci, une autre fois.
» — Alors je puis vous proposer de vous faire pousser en quinze jours une paire de favoris. » Je refusai encore sans pouvoir m’empêcher de rougir, sachant bien que mes joues auraient eu besoin de ce mâle ornement ; mais, Miss Mowcher me voyant insensible à toutes promesses de son art, n’insista plus et se contenta de redemander le secours de ma main pour descendre de la table. Elle se préparait à prendre congé de nous, en nouant le ruban de son chapeau sous son double menton :
» — Combien est-ce ? » dit Steerforth.
« — Cinq shellings, » reprit-elle. C’est bien bon marché, mon jeune ami, n’est-ce pas ? Ne me croyez-vous pas indiscrète, M. Copperfield ?
» — Pas du tout, » répondis-je avec politesse, quoique pensant tout le contraire. Elle mit les cinq shellings dans son sac où elle replongea aussi tous ses petits ustensiles : « C’est là que je tiens toutes mes trappes, » dit-elle, « n’ai-je rien oublié ? non. Bien ! maintenant, mes jeunes amis, je vais briser vos cœurs, je le sais, mais je suis forcée de vous quitter. Appelez à votre secours tout votre courage pour supporter cette triste séparation. Adieu, M. Copperfield ; ayez soin de vous, mon joli cavalier. Comme j’ai babillé ! c’est votre faute aussi, mes deux aimables vauriens ; allons, je vous pardonne et vous chouette bon cheoir ! comme disait l’Anglais qui voulait apprendre le français : « Chouette bon cheoir ! »
Sur le seuil de la porte elle se retourna pour compléter sa sortie en nous criant : « — Vous laisserai-je une mèche de mes cheveux ?… Ne suis-je pas bien indiscrète ? » ajouta-t-elle pour commenter cette offre galante. Elle partit enfin en posant son doigt sur ses lèvres et son nez camard.
Steerforth rit de si bon cœur qu’il me fut impossible de ne pas rire aussi, mais moins franchement. Il me dit ensuite que Miss Mowcher était réellement une femme extraordinaire, connaissant tout le monde, ayant les plus belles relations, courant la province, épilant, coiffant, pommadant toutes les têtes qui se présentaient à elle, se faisant bien payer, amusant ses pratiques, par dessus le marché, avec son babillage, et profitant de ses privilèges pour observer et prendre note de tout : « Car ce n’est pas une sotte, il s’en faut, » ajouta-t-il.
« — Est-elle honnête, au moins ? » demandai-je.
Steerforth ne me satisfit pas complètement sur ce chapitre, se contentant de me vanter les divers talents de Miss Mowcher, entre autres son adresse à appliquer les ventouses. Il m’entretint d’elle toute la soirée, et, quand je le quittai, il me cria du haut de l’escalier : « Chouette, bon cheoir ! »
Je fus surpris, en rentrant, de rencontrer Cham à la porte de M. Barkis, et plus surpris encore d’apprendre qu’il y avait laissé Émilie.
« — Elle y parle avec quelqu’un, » me dit-il, « et elle m’a envoyé chercher sa bourse ; elle avait donné rendez-vous chez sa tante à une jeune femme qui est venue ce soir, à la tombée du jour, sous sa fenêtre, la supplier au nom du Christ d’avoir pitié d’elle. C’étaient là de solennelles paroles, M. Davy !
» — Quelle est donc cette jeune femme ? mon cher Cham.
» — Ah ! Monsieur Davy, une malheureuse que toute la ville foulerait aux pieds comme un ver, une pauvre fille qu’Émilie a connue autrefois à l’école et puis dans l’atelier de M. Omer, quoiqu’elle ne doive plus la connaître… Martha Endell, plus âgée qu’Émilie de deux ou trois ans.
» — C’est la première fois que j’entends son nom, » dis-je, « quoique j’aie dû la voir parmi les ouvrières de M. Omer.
» — L’oncle Daniel, voyez-vous, » poursuivit Cham, « tout bon, tout tendre qu’il est, n’aurait pu supporter de voir son Émilie et cette Martha Endell causer ensemble pour tous les trésors engloutis dans la mer. »
Je compris aussi bien que Cham le sentiment de M. Daniel Peggoty et ne doutai pas que cette malheureuse ne fût la même que nous avions rencontrée ce soir même sur la grève suivant Cham et Émilie.
« — Je vous avoue, M. Davy, que j’éprouve la même chose que l’oncle Daniel, » dit Cham. « Mais comment résister à la compassion exprimée par Émilie ? Je n’ai pu la blâmer quand j’ai su qu’ayant tracé quelques mots au crayon, elle avait jeté le papier à Martha en lui disant : « Je ne puis vous voir ici ; tenez, voilà un billet pour ma tante Barkis : allez m’attendre dans sa maison ; elle vous recevra pour l’amour de moi. J’irai vous y trouver dès que mon oncle sera embarqué. » Je n’ai pu la blâmer ni refuser de l’accompagner ; je n’ai pu la blâmer quand elle m’a dit tout à l’heure, avant d’entrer : « Cham, nous sommes venus ici sans ma bourse, allez la chercher. »
Je ne savais si je devais entrer avec Cham ; mais ce fut Peggoty qui lui ouvrit. Comme elle me tendit la main, je franchis aussi le seuil de la porte, et, presque sans le vouloir, je me trouvai au milieu de la cuisine qu’il fallait traverser pour monter à ma chambre.
Émilie était là debout, les larmes aux yeux, et à ses genoux, dans une attitude qui révélait qu’elle venait de les embrasser, je vis Marthe Endell prosternée devant le foyer.
« — Cham, » dit Émilie à demi-voix, « Martha désire se rendre à Londres.
» — Plutôt à Londres qu’ici, » interrompit une voix, celle de Martha, restant toujours aux pieds d’Émilie. « Personne ne me connaît là, tout le monde me connaît ici.
» — Que fera-t-elle à Londres ? » demanda Cham.
Martha releva la tête et promena un regard sombre autour d’elle, puis la laissa retomber sur une chaise, comme ferait une femme accablée par la fièvre ou qui a éprouvé l’angoisse d’une convulsion.
« — Elle tâchera de bien faire, » dit Émilie. « Vous ne savez pas tout ce qu’elle nous a promis, à ma tante et à moi ! »
Ma bonne Peggoty exprima sa sympathie et sa pitié par un signe de tête.
« — Oui, je tâcherai… » dit Martha, « si l’on peut m’aider à fuir d’ici. Je ne puis faire pire que je n’ai fait ici ; je puis mieux faire. Ah ! arrachez-moi de ces lieux où toute la ville me connaît depuis l’enfance. »
Cham mit un petit sac de toile dans la main d’Émilie, qui le prit croyant que c’était sa bourse ; mais s’apercevant bientôt de ce qu’elle croyait être une méprise, elle montra le sac à Cham.
« — Non, non, c’est à vous, bien à vous, Émilie, » dit-il à demi-voix ; « tout ce que j’ai au monde n’est-il pas à vous à présent.
De nouvelles larmes mouillèrent les paupières d’Émilie, qui se tourna vers Martha et prit dans le sac une partie de son contenu qu’elle lui remit en se baissant vers elle et lui demandant si c’était assez.
« — Oh ! c’est trop, » dit Martha, qui lui baisa la main, se leva et, s’enveloppant de son châle, sortit en pleurant : elle s’était arrêtée un moment sur la porte comme pour parler encore ; mais les sanglots étouffèrent sa voix.
Lorsque la porte se referma sur elle, Émilie cacha son visage dans ses mains et fondit en larmes.
« — Ne pleurez pas, Émilie, ne pleurez pas ainsi, ma chère, » lui dit Cham en lui frappant doucement sur l’épaule.
« — Oh ! Cham, » s’écria-t-elle, « je ne suis pas une aussi bonne fille que je devrais l’être. Non, non, il s’en faut. Je sais que je n’ai pas le cœur reconnaissant que je devrais avoir.
» — Oui, oui, vous l’avez, j’en suis certain, » dit Cham.
« — Non, non, » dit Émilie… « Je ne suis pas la bonne fille que je devrais être. Je le sais, il s’en faut, il s’en faut. »
Et elle pleura comme si son cœur allait se briser.
« — J’éprouve trop votre affection, je le sais, » dit-elle encore ; « je suis souvent de mauvaise humeur avec vous, souvent capricieuse… et vous êtes si bon, toujours si bon ! Je devrais mieux reconnaître vos soins pour moi, ne pas être ingrate, vous rendre heureux !
» — Vous me rendez toujours heureux, ma chère Émilie, » dit Cham, « vous voir, c’est déjà le bonheur. Je suis heureux, tout le jour, en pensant à vous.
« — Oh ! ce n’est pas assez, » s’écria-t-elle, « si vous êtes heureux, c’est parce que vous êtes bon, et non parce que je suis bonne. Oh ! mon cher Cham, vous auriez mieux fait d’aimer une autre que moi, — une autre plus digne de vous, moins capricieuse, moins changeante, qui fût tout entière à vous.
» — Pauvre cœur trop tendre ! » dit Cham à demi-voix, « Martha l’a troublé !
» — Je vous en prie, ma tante, » reprit Émilie, « venez ici et laissez-moi reposer un peu mon front sur vos genoux. Ah ! je suis bien malheureuse, ce soir, ma tante ! Ah ! je ne suis pas aussi bonne fille que je devrais être. Non, non, je le sais. »
Peggoty s’était empressée d’aller s’asseoir sur la chaise près de la cheminée. Émilie, lui passant les bras autour du cou, s’agenouilla et la regarda avec tristesse.
« — Oh ! je vous en prie, ma tante, aidez-moi à être bonne ; Cham, mon cher ami, aidez-moi ; M. Davy, en souvenir d’autrefois, aidez-moi aussi. Je veux être meilleure que je ne suis. J’ai besoin d’être cent fois plus reconnaissante que je ne suis. J’ai besoin de mieux sentir combien on est heureuse de devenir la femme d’un honnête homme et de vivre paisiblement avec lui. Ah ! mon cœur, mon cœur ! »
Elle se cacha le front sur le sein de sa tante et cessa de faire entendre cette voix douloureuse qui était moitié celle d’une femme et moitié celle d’un enfant. Moitié femme, moitié enfant : c’était là tout Émilie, avec son caractère, ses manières séduisantes, son expression et sa beauté. Elle pleura quelque temps en silence sur les genoux de ma chère Peggoty, qui la consolait comme une nourrice console son nourrisson.
Quand Émilie fut plus calme, Cham et moi nous lui parlâmes tour à tour, et elle nous répondit, puis peu à peu sourit, se releva, se dit honteuse de ses larmes, plaisanta doucement avec nous, et ensuite elle se retira avec Cham.
Je la vis, ce soir-là, pour la première fois, embrasser son prétendu, prendre tendrement son bras pour s’en aller, se presser tendrement contre lui comme heureuse et fière de son protecteur. Quand elle fut partie, je comparai sa sortie à celle de Martha.