David Copperfield (Traduction Pichot)/Seconde partie/Chapitre 23
CHAPITRE XXIII.
Une douche d’eau froide.
Ma nouvelle vie durait depuis plus d’une quinzaine sans que j’eusse vu Dora, qui était retournée chez son père, et à qui je m’étais contenté d’écrire (toujours par l’intermédiaire de Miss Julia Mills) que j’avais beaucoup à lui apprendre dans notre première entrevue. En attendant, toutes les forces de ma volonté se concentraient sur le but que je me proposais d’atteindre. Je méditais chaque jour un autre sacrifice ; je m’imposais de nouvelles privations, et j’essayai même de me réduire à une nourriture végétale, au risque de descendre jusqu’à la classe des animaux herbivores et graminivores.
Nous étions d’ailleurs parfaitement établis dans mon appartement de la rue Buckingham, où M. Dick continuait ses copies avec une béatitude complète. Ma tante obtint une victoire signalée sur Mrs Crupp, en jetant par la fenêtre la première cruche que celle-ci avait essayé de laisser sur l’escalier pour la faire tomber, et en donnant de sa personne pour protéger, sur tout le trajet du rez-de-chaussée à notre étage, une femme de ménage surnuméraire qui remplaça Peggoty quand celle-ci dut retourner à Yarmouth. Ces mesures vigoureuses frappèrent de terreur Mrs Crupp, au point qu’elle se réfugia dans sa propre cuisine, se persuadant que ma tante était folle. Ma tante, très indifférente sur l’opinion de Mrs Crupp ou de toute autre, et n’étant pas même fâchée de favoriser cette idée, elle acheva ainsi la déroute de l’ennemi, qui n’osait plus se montrer sur l’escalier et qui se cachait derrière les portes dès qu’il entendait ouvrir la nôtre. Ce triomphe amusa beaucoup ma tante, et c’était un plaisir pour elle de faire peur à Mrs Crupp, qui n’était pas toujours assez alerte pour dérober à temps toute l’ampleur de ses jupes de flanelle dès qu’elle apercevait le chapeau posé de travers sur la tête de la prétendue folle.
Ma tante, femme ingénieuse et d’une propreté recherchée, fit de telles améliorations dans nos arrangements domestiques, que je paraissais devenir plus riche au lieu de m’être appauvri. Entre autres inventions, elle convertit l’office en cabinet de toilette, et me fit faire, à mon usage, un lit qui, pendant le jour, ressemblait à une bibliothèque autant qu’un lit y peut ressembler ; j’étais l’objet de sa constante sollicitude, et ma pauvre mère elle-même n’aurait pu m’aimer davantage ni s’occuper plus tendrement de mon bonheur.
Peggoty avait considéré comme un précieux privilège d’être admise à la participation de ces arrangements et de ces petits soins. Quoiqu’elle conservât toujours quelque chose du sentiment de crainte que lui avait autrefois inspiré ma tante, elle en avait reçu tant de marques d’encouragement et de confiance, qu’elles étaient les meilleures amies du monde. Mais le moment était venu pour ma vieille bonne de retourner chez elle pour y tenir l’engagement qu’elle avait pris à l’égard de Cham.
« — Adieu donc, Barkis, » lui dit ma tante, « portez-vous bien. Je n’aurais jamais pensé que j’aurais eu tant de chagrin à me séparer de vous. »
J’accompagnai Peggoty au bureau de la diligence et la vis partir. Elle pleura à chaudes larmes et me recommanda son frère, si je le rencontrais. Nous n’avions plus eu de ses nouvelles depuis qu’il nous avait quitté tous.
« — Et maintenant, mon cher Davy, » ajouta Peggoty, « si pendant votre apprentissage vous avez besoin d’argent mignon, ou si, quand votre temps sera fini, vous avez besoin d’une plus forte somme pour vous établir, qui a plus de droit de vous en prêter que la vieille bonne de votre mère, ma gentille fille ? »
Je n’étais pas d’une indépendance assez sauvage pour repousser Peggoty d’une manière absolue :
« — Si jamais j’emprunte à personne, » lui dis-je, « ce sera à vous. »
Cette réponse adoucit un peu le regret qu’elle eut de ne pouvoir me faire rien accepter immédiatement.
« — Et répétez bien, mon cher enfant, » me dit-elle tout bas, « répétez à votre belle Miss que j’aurais été heureuse de la voir, ne fût-ce qu’une minute. Qu’elle sache qu’avant qu’elle vous épouse, je veux venir vous arranger votre maison… si vous consentez à me laisser faire. »
Je promis à Peggoty qu’il n’y aurait qu’elle qui y toucherait, ce qui lui fit tant de plaisir qu’elle partit presque consolée de notre séparation.
C’était un samedi ; ce jour-là, enfin, Dora retournait chez Miss Julia. Lorsque M. Mills serait sorti pour aller faire au club sa partie de whist, un signe télégraphique devait m’avertir qu’on m’attendait pour prendre le thé avec les deux amies. À l’heure indiquée, j’étais dans la rue, les yeux fixés sur le balcon du salon où il était convenu qu’on suspendrait une cage en dehors. M. Mills s’endormait quelquefois après son dîner, et la cage tardait tant à paraître, que je fis des vœux pour que le club le mît à l’amende. Enfin M. Mills sortit, et je vis ma Dora elle-même suspendre la cage au balcon, non sans avoir donné un coup d’œil dans la rue pour tâcher de m’apercevoir ; elle rentra bien vite, laissant Jip aboyer après un énorme chien de boucher qui passait devant la maison et qui l’eut avalé comme une pilule.
Dora vint m’ouvrir la porte du salon, et nous eûmes un quart d’heure de doux entretien tous les trois, puis un tête-à-tête ; mais, hélas ! il fallut bien parler de ce qui me pesait sur le cœur, et je le fis sans la moindre préparation, en demandant à Dora si elle pouvait aimer un pauvre.
À cette brusque question, Dora tressaillit. Ce mot de pauvre représentait à son imagination un estropié au teint jaune, s’appuyant sur une béquille ou ayant une jambe de bois, — un aveugle conduit par son chien, ou toute autre espèce de mendiant. Elle me regarda avec l’air le plus charmant d’une agréable surprise.
« — Quelle folie ! » me dit-elle. « Pourquoi me demander si j’aimerais un pauvre ?
» — Dora, ma bien-aimée, je suis un pauvre !
» — Perdez-vous la tête ? » répliqua-t-elle en me donnant une petite tape sur la main. « Quelles sottes histoires me contez-vous là ? Je vais vous faire mordre par Jip. »
Son enfantillage était la plus délicieuse chose du monde ; mais il fallait être explicite, et je répétai avec solennité :
« — Dora, âme de ma vie, je suis toujours votre David, mais ruiné.
» — Je déclare, » dit-elle en secouant ses jolies boucles de cheveux, « que je vous fais mordre par Jip si vous continuez ce jeu ridicule. »
Je pris un visage si soucieux, que Dora, cessant sa moue et ses menaces enfantines, posa sa petite main tremblante sur mon épaule, et, après m’avoir regardé avec effroi, commença à pleurer. Ce fut une scène déchirante pour moi ; je tombai à genoux, la caressant, la suppliant de ne pas se désoler ; mais la pauvre enfant ne faisait que s’écrier : « Ô mon Dieu ! mon Dieu !… où est Julia Mills ? Conduisez-moi où est Julia Mills ! Mon Dieu ! mon Dieu ! »
Après une véritable agonie de supplications et de protestations, Dora, un peu revenue de son horreur, se laissa presser dans mes bras ; je lui parlai de mon éternelle tendresse, de mon dévouement à toute épreuve ; mais peu à peu je dus revenir encore à la terrible vérité, je dus lui dire que je la relevais de son engagement, puisque j’étais réellement pauvre à présent ; que ce n’était pas la pauvreté qui me faisait peur à moi ; que je ne la redoutais que pour elle ; car j’avais du courage pour travailler, ce courage qu’inspire un sincère amour ; que j’avais déjà essayé du travail ; que déjà je savais que le pain sec bien gagné avait un goût plus doux au palais que le festin le plus somptueux, etc., etc. Toutes ces paroles et d’autres encore furent débitées avec une éloquence passionnée qui m’étonnait moi-même, quoique je les eusse méditées nuit et jour depuis le moment où ma tante m’avait révélé son revers de fortune.
« — Votre cœur est-il toujours à moi, chère Dora ? » lui demandai-je avec transport, sentant bien qu’il était à moi en effet, Dora restant dans mes bras, éplorée, mais tendre.
« — Oh ! oui, » s’écria-t-elle ; « oui, tout à vous, toujours ! Ne soyez pas si effrayant !… »
Moi effrayant ! effrayant pour Dora !
« — Ne me parlez pas d’être pauvre et de vous excéder de travail ! je vous en supplie, » poursuivit-elle sans cesser d’appuyer sa tête sur mon épaule.
« — Ma bien chérie, » dis-je, « le pain sec bien gagné…
» — Oui, oui, je le sais, » reprit-elle en m’interrompant ; « mais ne parlons plus de pain sec. Il faut que Jip ait tous les jours sa côtelette à midi, ou il mourrait. »
Comment ne pas être ravi de ce charmant enfantillage. J’expliquai à Dora que Jip aurait régulièrement sa côtelette. Je fis un tableau de notre ménage frugal, entretenu par mon travail quotidien, et je n’oubliai pas d’esquisser le petit cottage de Highgate, avec une chambre pour ma tante.
« — Suis-je effrayant à cette heure, Dora ? » lui dis-je tendrement.
« — Oh ! non, non ! » s’écria Dora. « Mais j’espère que votre tante gardera souvent sa chambre, surtout si elle était par hasard une vieille grondeuse. »
Si je n’avais pas tant aimé Dora, j’aurais été un peu refroidi dans mon ardeur nouvelle en voyant combien il était difficile de la lui communiquer. Je voulus tenter une autre épreuve, lorsqu’elle me parut revenue tout-à-fait à elle-même et occupée à friser les longues soies des oreilles de Jip, couché sur ses genoux.
« — Ma chère amie, » lui dis-je, « puis-je vous mentionner une chose ?
» — Oh ! je vous prie, ne cherchez plus à m’effrayer, mon ami, » répondit-elle.
» — Ma chère âme, il n’y a rien dans tout ceci qui doive vous alarmer. Je veux, au contraire, vous inspirer du courage.
» — Oui, mais c’est si désagréable à entendre ! Vous me faites entrevoir de si tristes perspectives !
» — Ma bien-aimée, non. La persévérance et la force de caractère nous font supporter des malheurs pires.
« — Mais je n’ai pas la moindre force, » dit Dora en hochant la tête. « N’est-ce pas, Jip ?… Ah ! baisez Jip et soyez gentil, David. »
Il était impossible de ne pas baiser Jip sur son museau, comme Dora me l’ordonnait par ses paroles et en même temps par la moue expressive de ses jolies lèvres de rose. Je le baisai donc, et ces mêmes lèvres me récompensèrent de mon obéissance ; puis, quand je voulus renouer le fil de mon grave discours, elle joignit les mains comme un ange suppliant… Un juge de la cour des Prérogatives serait devenu amoureux d’elle dans cette attitude. J’osai cependant lui dire :
« — Ma chère Dora, soyons raisonnables un moment. Promettez-moi seulement de vous exercer à tenir les comptes d’une maison. Je vous ferai présent d’un volume de recettes de cuisine. Si vous saviez faire un plat ou deux, ce serait si utile pour notre ménage ! La vie est désormais un combat pour nous ; il faut vaincre, ma bien-aimée… »
Je m’animais, je déclamais, je gesticulais en orateur… si bien que, cette fois, Dora eut une attaque de nerfs et s’évanouit.
« — Ô douleur ! ô désespoir ! qu’ai-je fait malheureux ? » Je crus l’avoir tuée ; je m’agenouillai auprès d’elle, je m’arrachai une touffe de cheveux, je m’accusai d’être un brutal, un homme sans cœur. — « Ouvrez les yeux, Dora, par pitié ! et pardonnez-moi ! »
Je bouleversai la boîte à ouvrage de Miss Julia Mills pour y chercher un flacon d’odeurs, et, dans mon délire, ce fut un étui d’ivoire que j’ouvris ; je vidai toutes les aiguilles sur Dora. Je menaçai Jip de mes poings fermés ; Jip extravaguait comme moi, et j’allais, en vérité, devenir fou, quand Miss Julia Mills entra dans le salon où elle nous avait laissés en tête-à-tête.
« — Ciel ! » s’écria-t-elle en volant au secours de son amie, « que lui est il donc arrivé ?
» — Miss Julia, » répondis-je, « vous voyez le misérable qui a tué Dora ! » Et, après cet aveu d’un désespoir qui s’accuse lui-même, je me couvris le visage comme indigne de la clarté du jour.
D’abord Miss Julia crut que c’était une scène de querelle ; mais ma tendre Dora se jeta à son cou, puis se jeta au mien, pleurant sur ma ruine et mes malheurs, sanglotant et me demandant de recevoir tout son argent : elle comprit alors qu’il s’agissait de quelque événement plus grave.
Miss Julia Mills était réellement née notre providence. Quand je l’eus mise au fait en quelques mots, elle consola Dora, la força de ne plus voir en moi ni un pauvre, ni tout autre personnage de sa romanesque et enfantine imagination. Elle entra dans mes idées de sentimentale retraite, approuva beaucoup le cottage, et dit comme moi que l’amour fidèle pourrait en faire le plus brillant des palais.
J’osai alors soumettre à Miss Julia Mills mes autres suggestions sur la tenue de ménage, sur le livre de cuisine, etc.
Après un moment de réflexion sérieuse, Miss Julia Mills s’exprima en ces termes :
« — Monsieur Copperfield, je serai franche avec vous, aussi franche que le serait une prieure cloîtrée depuis des années ; car il est des natures chez lesquelles la douleur morale et les épreuves de la vie remplacent les leçons de l’âge. Non, ce que vous avez suggéré ne saurait convenir à notre Dora. Notre bien-aimée Dora est un enfant favori de la nature : elle est tout air, lumière et bonheur. Je dois vous avouer que, si la chose était possible, ce serait parfait, mais… » et elle secoua la tête au lieu d’achever sa phrase.
Je regardais Dora… qui me parut, en effet, une si jolie et céleste créature, que je doutai enfin moi-même de la possibilité de la faire descendre à ces soins vulgaires de l’existence. Je me serais volontiers comparé à un monstre qui s’est introduit dans le paradis d’une jeune fée. J’étais un monstre, en vérité, d’avoir effrayé et fait pleurer celle qui, déjà rassurée et rendue à son naïf enfantillage, commanda à Jip de se tenir sur ses jambes de derrière, et, sur son refus, quoiqu’une rôtie dût être sa récompense, menaça de lui appliquer la théière sur son museau boudeur.
On venait d’apporter le thé sur un plateau. Après le thé, Dora s’accompagna de sa guitare et chanta quelques-unes de ses romances favorites avec une grâce si affectueuse pour moi, que je me convainquis de plus en plus que j’étais un monstre.
Cependant, j’interrompis encore le chant de ma jeune fée, en répondant à je ne sais plus quelle proposition que fit Miss Julia Mills sur la journée du lendemain :
« — Demain, » dis-je, « je serai levé à cinq heures ; car, à présent…
» — Méchant que vous êtes ! » s’écria Dora, « ne vous levez pas à cinq heures ; c’est absurde…
» — Mais, ma chérie, j’ai un travail…
» — Eh bien ! ne le faites pas… Pourquoi le feriez-vous ?
» — Hélas ! pour vivre. Comment vivrions-nous, ma bien-aimée, sans cela ? Comment ? je vous le demande.
» — Comment ! » répéta-t-elle avec le sourire de sa naïve insouciance. « Ah ! n’importe comment ! »
Elle me regarda avec un air de triomphe et d’innocente fierté. N’avait-elle pas répondu victorieusement ? Qu’aurais-je répliqué ? — Elle me ferma d’ailleurs la bouche par un innocent baiser… Pour un trésor, je n’aurais pas voulu être plus raisonnable que Dora jusqu’au moment où je pris congé d’elle et de son amie.
Bref, j’aimais Dora, je l’adorais ; cet amour m’absorbait tout entier…
Cependant, je ne ralentissais rien de mon ardeur laborieuse ; non-seulement je me levais exactement à cinq heures tous les matins, mais encore je prolongeais mes veilles dans la nuit.