David Copperfield (Traduction Pichot)/Seconde partie/Chapitre 22

Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (2p. 445-454).

CHAPITRE XXII.

Enthousiasme.


Le lendemain matin, après un autre bain froid, je me sentis tous les genres de courage ; je n’avais plus peur des habits râpés et ne regrettais pas les fringants coursiers de promenade : ma double ambition était de prouver à ma tante que ses bontés passées n’avaient pas été prodiguées à un ingrat, et de mériter la main de Dora par un travail opiniâtre. Je me dirigeai vers Highgate, et apercevant sur la route un cantonnier qui brisait des cailloux, j’avais presque envie de me faire prêter son lourd marteau pour essayer si, même au besoin, ce dur labeur serait au-dessus de mes forces. J’aurais conquis fièrement Dora à travers le granit d’une montagne. Un cottage bien simple frappa aussi ma vue avec l’écriteau qui indiquait qu’il était à louer. Je le visitai en pensant qu’un jour ce serait une retraite charmante pour Dora, moi et Jip, qui aboierait tant qu’il voudrait dans le jardinet protégé par une grille de fer : au premier étage était une superbe chambre pour ma tante. Mon ambition se bornait à être le locataire de cette champêtre demeure.

Je cherchais à Highgate, non la résidence de Mrs Steerforth, mais le cottage élégant que le Dr Strong avait acquis et où il habitait depuis quelque temps, pour réaliser enfin ses projets de solitude studieuse. Je le trouvai toujours le même. Il avait récemment procuré un excellent emploi, dans Londres, au cousin Jack Maldon. « Je venais m’offrir à lui comme secrétaire, ayant appris par Agnès qu’il désirait une plume facile pour écrire quelques heures par jour sous sa dictée. Quoiqu’il s’agît du fameux Dictionnaire des racines grecques, il eut la gracieuseté de me répondre que mes succès classiques m’appelaient à de plus hautes destinées ; mais, instruit des motifs qui me faisaient rechercher cette humble collaboration, le généreux Docteur regretta surtout la modicité des appointements qu’il pouvait m’offrir, ajoutant qu’il avait toujours eu l’intention d’indemniser son collaborateur par quelques gratifications. Afin de concilier mon stage avec cette occupation supplémentaire, je devais écrire avec lui deux heures chaque matin, au lever du jour, et rédiger chaque soir chez moi le travail du matin ; il m’accordait congé tous les samedis, et, comme le congé du samedi était indépendant du congé naturel des dimanches, n’était-ce pas libéral, de la part du savant Docteur, de m’accorder soixante-dix livres sterling d’appointements annuels ? Cependant, le cousin Maldon, qui avait provisoirement rempli ces fonctions, ne les trouvait pas suffisamment rétribuées, quoique, grâce à son inexactitude, elles fussent pour lui réduit à une sinécure. J’ai eu du moins la satisfaction d’entendre souvent dire à mon ancien maître, qu’il avait en moi un secrétaire aussi consciencieux qu’intelligent. À cinq heures du matin j’étais à mon poste jusqu’à sept, et je rapportais exactement la dictée de la veille mise au net.

Mais ce n’était pas assez pour mon ardeur. Je profitai de mon premier congé pour aller trouver Traddles, qui logeait maintenant dans Castle-Street, sur les limites de la Cité. Je pris avec moi M. Dick, qui m’avait déjà deux fois accompagné à Highgate où il avait renouvelé connaissance avec le Dr Strong.

Je pris M. Dick avec moi, parce que, de plus en plus affecté des revers de ma tante et persuadé que je travaillais plus qu’un galérien, il commençait à s’impatienter de n’avoir rien à faire d’utile, moins capable que jamais de finir son Mémoire, dans lequel la tête de Charles Ier revenait incessamment. Craignant très sérieusement que sa maladie n’empirât, si, par un innocent artifice, je ne lui faisais croire qu’il était bon à quelque chose, je voulais prier Traddles de venir à mon secours. Je l’avais prévenu de tout par une lettre à laquelle il avait répondu avec la sympathie d’un véritable ami.

Nous le trouvâmes rédigeant des paperasses, encouragé par la vue du pot à fleur de sa Sophie et de la petite table ronde placée dans un coin de sa chambre. Son accueil fut cordial, et M. Dick, au bout de quelques instants, était un de ses bons amis, d’autant plus qu’il se prétendit sûr de l’avoir déjà vu, et nous déclarâmes la chose très probable.

Je voulais principalement consulter Traddles sur la manière d’utiliser quelques heures de la journée en sténographiant les débats du Parlement pour un journal quotidien. Traddles m’apprit, comme résultat de sa propre expérience, que sauf de rares exceptions, l’art de sténographier était un art dont la difficulté équivalait à l’acquisition de six langues, et qu’il exigeait des années entières d’un exercice persévérant.

« — Bien obligé, Traddles, lui dis-je, « je commencerai demain. »

Traddles fut un peu surpris d’une pareille déclaration :

« — Mon cher Copperfield, » reprit-il, « je n’aurais pu croire que vous eussiez un caractère si résolu.

» — J’achèterai, » dis-je, « un livre élémentaire, et m’exercerai à l’audience des Doctors’ Commons. J’espère donc en venir à bout. Passons maintenant à un autre sujet : Que pourrait faire M. Dick.

» — Voyez-vous, M. Traddles, » ajouta celui-ci, « si je pouvais seulement m’y exercer, je battrais du tambour ou jouerais de la trompette, »

Le pauvre diable eût, en effet, préféré cette occupation à toute autre.

Traddles, qui savait admirablement garder son sang-froid, lui répondit gravement :

« — Mais vous avez une jolie écriture, Monsieur Dick… Copperfield, ne me l’avez-vous pas dit ?

» — Une écriture parfaite, » répliquai-je, « et c’était vrai.

» — Eh bien ! feriez-vous des copies si je vous en procurais ? »

M. Dick me regarda d’un air de doute et me dit en soupirant :

« — Parlez-lui du Mémoire, mon cher Trotwood. »

J’expliquai donc à Traddles combien il était difficile d’exclure le roi Charles des manuscrits de M. Dick.

» — Mais, » remarqua Traddles, « les documents dont il s’agirait de faire des copies sont tout rédigés. M. Dick n’a rien à y mettre du sien. En tous cas, ne pourrait-il pas essayer ? »

C’était, en effet, une différence, et, pendant que M. Dick se suçait le pouce en nous regardant d’un air réfléchi, voici le plan ingénieux dont nous nous avisâmes Traddles et moi.

Sur une table nous mettrions le document à copier, sur une autre l’éternel Mémoire au lord-chancelier. M. Dick copierait exactement le document jusqu’à ce qu’il se sentît trop fortement tenté d’y glisser une allusion au roi-martyr, et alors, passant de la première table à la seconde, ce serait dans le Mémoire qu’il céderait à la tentation. Cet expédient réussit sous la surveillance de ma tante, et si bien, qu’au bout de la semaine, M. Dick avait gagné neuf shellings six pence. Je n’oublierai jamais la joie triomphante avec laquelle il offrit à sa bienfaitrice ce salaire de son travail.

« — Nous n’avons plus à craindre de mourir de faim ! » s’écria-t-il, « je me charge de pourvoir à tout. »

Traddles était présent à cette explosion d’enthousiasme qui lui fit presque autant de plaisir qu’à moi.

« — Il faut, » me dit-il, « que je vous communique la lettre d’un autre ami qui se croit aussi sur le grand chemin de la fortune, » et il tira de sa poche une épître dont le style révélait le signataire : elle était de M. Micawber, qui annonçait avec son emphase ordinaire qu’il allait commencer une nouvelle existence sur un nouveau théâtre. À ce début on eût pu croire qu’il partait au moins pour le nouveau monde. « — Il était sur le point d’aller s’établir dans une des villes antiques de la glorieuse Grande-Bretagne, où la société formait un mélange de l’élément agricultural et de l’élément clérical. » Mrs Micawber et sa progéniture l’y accompagnaient : « — Nos cendres, » ajoutait-il, « se retrouveront probablement par la suite des siècles dans la nécropole du vénérable temple, un des plus augustes monuments de l’architecture ecclésiastique et dont la renommée s’étend de la Chine au Pérou. Sur un pareil théâtre, peut-être enfin la Providence, accordant à toute la famille la réparation de ses malheurs passés, destine-t-elle son chef à s’asseoir sur le siége le plus élevé de la judicature, un des fils à porter la mitre, la fille aînée (vivant portrait de la mère) à épouser un riche propriétaire. » — En simple prose, M. Micawber allait habiter Cantorbéry : une annonce que M. Micawber avait fait insérer dans les journaux, pour offrir les services de sa plume à un homme d’affaires, était tombée sous les yeux d’Uriah Heep. Celui-ci le prenait pour son principal clerc, et il avait la prétention que son fils étudiât pour entrer dans l’Église, ou, du moins, qu’il fût admis, à cause de sa belle voix, parmi les choristes de la cathédrale. Combien de lords-chanceliers et de prélats étaient partis de plus bas encore ? Aussi, profitait-il de la générosité de son patron pour renoncer à son pseudonyme et reprendre ce nom de Micawber destiné peut-être à devenir illustre : Uriah Heep (je le reconnus bien là) se substituait aux créanciers de son clerc pour le tenir sous sa dépendance. « Je serais indigne de mon nouvel avenir (telle était la conclusion épistolaire de M. Micawber), si, délivré enfin de mes autres obligations, je ne m’acquittais pas envers mon obligeant locataire et ami Thomas Traddles ; il trouvera donc ci-inclus un billet à son ordre de 41 £ 10 shellings et 11 pence, comprenant le total des deux lettres de change qu’il a eu autrefois la bonté d’endosser et dont la première l’exposa à une saisie mobilière quand arriva l’échéance. »

La lettre contenait aussi les protestations de la plus loyale affection et d’affectueux compliments à mon adresse… Je crois, en vérité, que M. Micawber m’aimait réellement, et cet attachement sincère il me l’avait prouvé en ne m’empruntant jamais de l’argent. Je n’aurais jamais eu le courage moral de lui refuser la somme dont j’aurais pu disposer. Hélas ! pourquoi Traddles inspira-t-il un attachement moins désintéressé à cet original ?

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