David Copperfield (Traduction Pichot)/Seconde partie/Chapitre 21

Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (2p. 421-445).

CHAPITRE XXI.

Découragement.


Aussitôt que j’eus recouvré ma présence d’esprit, qui m’avait tout-à-fait abandonné à la première nouvelle de la ruine de ma tante, je proposai à M. Dick de le conduire à la maison de l’épicier et d’y prendre possession du lit que M. Daniel Peggoty avait laissé vide. Cette maison était située dans le marché d’Hungerford, qui avait alors sa vieille architecture et sa colonnade en bois, dont M. Dick fut enthousiasmé. Je m’aperçus bientôt qu’il n’avait qu’une très vague idée du malheur de ma tante, et je crus devoir lui expliquer de quoi il s’agissait. À sa pâleur, à ses yeux pleins de larmes, j’éprouvai un vrai remords, et je m’en voulus d’avoir détruit la conviction où il était qu’aucun revers de fortune ne pouvait être sérieux quand il frappait une femme supérieure comme Miss Betsey Trotwood, « la plus sage et la plus étonnante des femmes, » qui avait d’ailleurs un neveu d’une intelligence aussi extraordinaire que la mienne.

« Et que pouvons-nous faire, Trotwood ? » me dit-il enfin. « Voici mon Mémoire…

« — Le Mémoire, sans doute, » répondis-je ; « mais d’abord, mon cher Dick, l’essentiel est de faire bonne contenance, et de ne pas laisser voir à ma tante que nous pensons à ce qui doit cependant nous préoccuper beaucoup. »

Il comprit si bien le sentiment qui m’inspirait, qu’il me supplia de l’observer de près, et, s’il écartait, de le ramener par quelques-unes de mes méthodes supérieures. Malheureusement, la peur que je lui avais faite lui imposa une telle contrainte, qu’il se trahissait par son immobilité même, se contentant de rouler ses yeux comme une poupée à ressorts. L’expression de son regard n’en était que plus lamentable. Ainsi, dès le même soir, quand nous revînmes chez moi pour souper, c’était pitié de le voir contempler le pain qui fut mis sur la table, comme si c’était notre dernière ressource contre la famine ; ma tante ayant insisté pour qu’il prît son repas comme d’habitude, je le surpris mettant dans sa poche des bribes de pain et de fromage ; je ne doute pas qu’il ne songeât à un fonds de provisions destinées à nous faire revivre tous le jour où nous serions à moitié morts de faim.

D’un autre côté, ma tante montrait un calme exemplaire. Elle fut d’une grâce parfaite pour Peggoty, excepté si je l’appelais par inadvertance de ce nom qui lui était antipathique. Elle régla tous ses arrangements intérieurs sans renoncer à ses précautions contre les dangers de Londres, remarquant qu’elle se félicitait d’être si voisine de la rivière en cas d’incendie. Elle devait occuper mon lit, et je devais coucher dans le salon pour veiller sur elle.

« Trot, mon cher neveu, » dit-elle en me voyant préparer sa potion de tous les soirs, « non !

» — Rien, ma tante ?

» — Pas de vin, mon cher enfant, de l’ale.

» — Mais j’ai du vin ici, ma tante, et vous avez toujours pris votre vin sucré.

» — Gardons notre vin pour un cas de maladie ; ne le prodiguons pas ; de l’ale pour moi, une demi-pinte. »

Je crus que M. Dick allait expirer d’un désespoir concentré. Ma tante étant résolue, j’allai chez un débitant voisin chercher l’ale moi-même, et, comme il se faisait tard, Peggoty et M. Dick descendirent avec moi pour se rendre ensemble à leur domicile commun. Le pauvre diable s’en alla avec ma vieille bonne, son grand cerf-volant sur le dos, la tête basse et l’air lamentable.

À mon retour, ma tante arpentait la chambre, plissant dans ses doigts la frange de sa coiffe de nuit. Je fis chauffer l’ale et préparai la rôtie selon toutes les règles de l’art.

« — Trot, » me dit ma tante après l’avoir goûtée, « l’ale est préférable au vin, moins bilieuse de moitié. »

Probablement je ne lui parus pas être de son avis, car elle ajouta : « — Bah ! bah ! s’il ne nous arrive rien de pire que de l’ale au lieu de vin, tout ira bien ; et à propos, mon cher enfant, malgré mon aversion pour les figures étranges et les noms baroques, j’aime votre Peg… votre Barkis, puisqu’elle a si heureusement changé de nom… vous avez bien raison de lui être attaché. Savez-vous que, pendant que vous étiez sorti avec Dick, la pauvre fille aurait voulu me faire accepter une partie de son argent… parce qu’elle en a trop, disait-elle, la niaise ! »

En appelant Peggoty une niaise, ma tante ne put retenir ses larmes !

« — Quelle ridicule créature ! » poursuivit-elle ; « mais il y a du bon dans cette Barkis ! »

En affectant de rire, elle s’essuyait les yeux, et puis elle passa à un autre sujet :

« — Elle m’a raconté toute votre histoire de Yarmouth, et l’autre encore. Ah ! les infortunées filles ! les infortunées filles ! quel monde que celui-ci !

» — Pauvre Émilie ! » m’écriai-je.

« Pauvre Émilie, sans doute ! » reprit ma tante ; « mais il faut bien convenir qu’elle aurait dû un peu réfléchir !… Embrassez-moi, Trot, je vous plains de votre précoce expérience. »

Je l’embrassai et elle me dit :

« — Ainsi donc, Trot, Trot, vous vous croyez amoureux ?

» — Me croire amoureux, ma tante ! » m’écriai-je encore ; et tout rouge cette fois ; « je le suis, puisque j’aime ma Dora de toute la puissance de mon âme.

» — Elle est donc bien séduisante ?

» — Ma chère tante, personne ne peut se faire la moindre idée de ce qu’elle est !

» — Ah ! et pas sotte ?

» — Sotte, ma tante ! » m’écriai-je avec une sorte d’indignation.

« — Pardon, Monsieur mon neveu, ce n’est qu’une question ; je ne déprécie pas votre Dora. Pauvre petit couple ; vous vous croyez créés l’un pour l’autre, n’est-ce pas ? deux véritables pendants comme ces figures en sucre qu’on admire à travers la vitre chez les confiseurs ?

» — Oui, nous sommes jeunes et inexpérimentés, ma tante, je le sais, » lui dis-je nullement fâché d’une plaisanterie qui exprimait une tendre compassion pour ma jeunesse ; mais nous nous aimons sincèrement, et si je pouvais penser que je cesserai jamais d’aimer Dora ou que Dora cessera de m’aimer, je crois que je perdrais la raison.

» — Ah ! Trot, » dit ma tante secouant la tête et souriant gravement, « aveugle, aveugle, aveugle !… Je connais quelqu’un qui, quoique d’un caractère trop flexible, a une sincérité d’affection qui me rappelle sa pauvre mère.

» — Ah ! si vous connaissiez, ma tante, la sincérité de Dora.

» — Aveugle, aveugle ! » répéta ma tante ; « et cependant » ajouta-t-elle, « je ne veux pas troubler la sécurité de deux jeunes cœurs, quoique ces attachements du premier âge finissent souvent par s’évanouir en fumée… Allons, je ne veux pas vous affliger, je consens à en parler sérieusement et à espérer que nous aurons, tôt ou tard, un dénouement heureux à notre roman… mais nous avons du temps devant nous… »

Tout cela n’était pas précisément très consolant pour un amoureux enthousiaste ; mais je fus charmé que ma tante eût reçu indirectement ma confidence. Après avoir échangé encore quelques bonnes paroles avec elle, je lui souhaitai le bonsoir et la laissai passer dans ma chambre avec sa coiffe de nuit.

Quelles tristes pensées avant de m’endormir ! « Me voilà donc pauvre aux yeux de M. Spenlow, » me disais-je, « et forcé de délier Dora de son engagement ; puisque je n’ai plus devant moi la perspective que j’avais quand je lui déclarai ma passion ! Supposons qu’elle soit indifférente à ce changement de fortune, comment vivre d’ici à la fin de mon stage ? comment venir au secours de ma tante ? comment avoir quelques guinées de côté pour m’habiller convenablement, continuer à offrir quelques petits cadeaux à Dora ? etc. etc. »

Le sommeil vint enfin ; mais quels rêves ! Je me vis déguenillé, allant à la porte de Dora vendre des allumettes à un penny les six paquets, et puis me rendant à l’étude en habit râpé, sans savoir que répondre à M. Spenlow qui me reprochait de faire honte à sa clientèle par mon costume ; je me vis ramassant les miettes du pain sec que le vieux clerc Tiffey grignotait tous les jours régulièrement lorsqu’il entendait sonner une heure à l’horloge de Saint-Paul, puis réclamant une licence pour épouser Dora, et n’ayant, pour la payer, qu’un des gants dépareillés d’Uriah Heep, que tous les procureurs des Doctor’s Commons repoussaient avec dédain.

Ma tante ne passa pas une nuit plus tranquille. Deux ou trois fois elle vint me réveiller, m’apparaissant comme un spectre pour me demander si l’abbaye de Westminster n’était pas en feu et si le vent ne pouvait pas propager l’incendie jusqu’à Buckingham-Street ; une fois aussi, je la vis s’approcher de mon canapé converti en couchette, et, me croyant endormi, elle murmura tout bas : « Le pauvre enfant ! » Ma généreuse tante, au milieu de ses terreurs, c’était encore ma destinée qui la préoccupait surtout. J’éprouvai un remords de mon égoïste amour.

Le lendemain, à peine levé (Peggoty étant venue prendre soin de ma tante), j’essayai d’aller calmer mon agitation en allant prendre un bain froid, et puis je fis une promenade à pied jusqu’à Hampstead. Ce traitement hydraulique et péripatétique, que j’ai répété souvent, me réussit ; je me sentis le courage de me rendre à l’étude pour instruire de ma situation nouvelle mon honoré patron.

M. Spenlow entra bientôt après moi, empesé et frisé.

« — Comment êtes-vous, Copperfield, » me dit-il, « il fait beau ce matin.

» — Très beau, Monsieur, pourrais-je vous parler avant que vous alliez à l’audience ?

» — Certainement, venez dans ma chambre. »

Je le suivis dans sa chambre, où il mit sa robe et se regarda à une glace.

» — J’ai le regret de vous apprendre, Monsieur, » lui dis-je, « que j’ai de très mauvaises nouvelles de ma tante.

» — Ah ! mon Dieu ! » répondit-il, « aurait-elle eu une attaque de paralysie ?

» — Ce n’est pas sa santé dont il s’agit, Monsieur… elle a fait de grandes pertes… ou plutôt il ne lui reste plus grand’chose.

» — Vous m’étonnez, Copperfield ! » s’écria M. Spenlow.

« — Par le fait, Monsieur, telle est la révolution survenue dans sa fortune, que je désirerais vous demander s’il était possible… moyennant un sacrifice de ma part, bien entendu… d’annuler les conditions de mon stage. »

Dieu sait ce qu’il m’en coûta pour faire une proposition semblable. C’était comme si j’avais imploré la faveur d’être transporté loin de Dora.

« — Annuler les conditions de votre stage, Copperfield ! les annuler ! »

Je lui expliquai que, pour le présent, je n’avais plus d’autres ressources, pour vivre, que ma propre industrie.

« — Vous m’affligez, Copperfield, » me dit M. Spenlow, « vous m’affligez extrêmement. Il n’est pas d’usage d’annuler un stage pour de pareils motifs, c’est contre tous les précédents de la profession. D’ailleurs, vous savez que j’ai un associé… M. Jorkins. »

C’était le coup de mort de mes espérances.

Je fis cependant un autre effort en disant :

« — Croyez-vous, Monsieur, que si je m’adressais à M. Jorkins… »

M. Spenlow me répondit par un signe négatif : — « Le ciel me préserve, Copperfield, » dit-il, « d’être injuste envers personne, encore moins envers M. Jorkins ; mais je connais mon associé, Copperfield ; M. Jorkins n’est pas un homme qui puisse résoudre à votre satisfaction un problème de cette nature. M. Jorkins sort difficilement des sentiers battus ; vous savez ce qu’il est. »

Or, ce que je savais de M. Jorkins, c’est qu’il avait été originairement le seul maître de l’étude, et qu’à présent il demeurait seul dans une vieille maison près de la place Montagu ; qu’il paraissait à peine un moment chaque jour parmi nous ; qu’on ne semblait jamais le consulter en rien ; enfin que, dans le cabinet sombre où il s’asseyait quelquefois, à l’étage le plus élevé de la maison, son bureau était recouvert d’un coussinet en papier jaune, sans la moindre tache d’encre, et que les clercs prétendaient être là depuis vingt ans.

Ayant toutefois obtenu l’autorisation de soumettre ma proposition à M. Jorkins, j’étonnai bien cet associé de mon patron en me montrant sur le seuil de son cabinet.

« — Entrez, M. Copperfield, » me dit M. Jorkins.

J’entrai, je m’assis, et déduisis le cas à M. Jorkins, à peu près dans les termes dont je m’étais servi pour m’adresser à M. Spenlow. M. Jorkins n’était nullement l’imposante créature dont on faisait peur aux clients ; mais un gros homme ayant la soixantaine, à la physionomie douce, et qui prenait tant de tabac, que la tradition de l’étude disait qu’il vivait presque exclusivement de ce stimulant sternutatoire.

« — Vous avez parlé de cela à M. Spenlow, je suppose ? » me demanda M. Jorkins quand il m’eut écouté, avec une vive inquiétude, jusqu’au bout.

« — Oui, » répondis-je, et M. Spenlow vous a cité.

» — Il a dit que je ne consentirais pas ? »

Je fus obligé de convenir que M. Spenlow avait regardé son refus comme probable.

« — Je suis fâché de dire, M. Copperfield, » reprit M. Jorkins avec un geste nerveux, « que je ne saurais entrer dans vos vues, le fait est, mais j’ai un rendez-vous à la Banque ; ayez la bonté de m’excuser. »

Sur ce, il se leva d’un air pressé, et il allait sortir, lorsque je me hasardai d’ajouter :

« — N’y a-t-il donc aucun moyen d’arranger l’affaire ?

» — Non ; » répondit M. Jorkins qui s’arrêta à la porte en secouant la tête, « oh ! non ! je ne consens pas, vous le savez, et si M. Spenlow s’y oppose…

» — Personnellement, il ne refuse pas, Monsieur » dis-je ;

« — Ah ! personnellement ! » répéta M. Jorkins avec un accent d’impatience ; « Je vous assure, M. Copperfield, que la chose est impossible ; je suis désolé… mais… réellement, j’ai un rendez-vous à la Banque. »

Et M. Jorkins s’en alla presque en courant ; je crois qu’il ne reparut pas de trois jours à l’étude.

Ne voulant rien négliger, j’attendis le retour de M. Spenlow pour lui raconter ce qui s’était passé, lui donnant à entendre que je n’étais pas sans espoir, s’il voulait m’aider lui-même à attendrir le cœur de roche de M. Jorkins.

« — Copperfield, » répliqua M. Spenlow avec un regard fin, « vous ne connaissez pas mon associé, M. Jorkins, comme je le connais. Je suis bien loin d’attribuer le moindre artifice à M. Jorkins ; mais M. Jorkins a une manière d’exprimer ses refus qui trompe souvent le monde, croyez-moi. »

Grand fut mon embarras pour décider lequel des deux associés était définitivement le plus obstiné ; mais je vis clairement qu’il y en avait un des deux qui persisterait dans la négative, et qu’il ne fallait pas songer à recouvrer les mille livres sterling de ma tante. Je quittai l’étude avec cette triste conviction, et je me rendais chez moi, tout préoccupé de l’avenir, lorsqu’un fiacre qui me suivait, s’arrêtant tout-à-coup à côté de moi, me tira de ma rêverie. Je regardai : une main m’était tendue par la portière et je vis sourire le visage que je n’avais jamais aperçu sans un sentiment de bonheur et de sérénité.

« — Agnès ! » m’écriai-je tout ravi, « ô ma chère Agnès, quel plaisir ! vous êtes justement, de toutes les personnes du monde, celle que je désirais le plus voir !

» — Est-ce vrai ? » me répondit-elle avec sa voix cordiale.

» — J’ai tant de choses à vous dire, et puis votre vue seule allège tellement le poids que j’ai sur le cœur ! si je possédais le bonnet magique, c’est vous seule que j’aurais souhaité près de moi.

» — Moi seule ? répliqua Agnès.

» — Eh bien ! si vous le voulez, Dora peut-être d’abord.

» — Dora certainement, j’espère, et non pas peut-être, » dit Agnès en souriant.

» — Oui, mais vous ensuite, je vous le jure… Où allez-vous ?

» — Chez vous… pour voir votre tante. »

Le ciel était superbe ; elle consentit à descendre du fiacre et à prendre mon bras ; je renvoyai le cocher, et nous cheminâmes ensemble. J’avais l’Espérance elle-même à mon côté ! quel changement j’éprouvai en une minute !

Ma tante avait écrit à Agnès un de ces billets laconiques et bizarrement tournés auxquels se bornaient ses efforts épistolaires. Elle lui annonçait son revers de fortune et son départ de Douvres, ajoutant qu’elle priait ses amis de ne pas être inquiets sur elle. Agnès était accourue à Londres, parce qu’il existait entre elles une intimité qui datait du jour où je devins l’hôte de M. Wickfield. Agnès n’était pas venue seule, son père et Uriah Heep étaient du voyage.

« — Et les voilà donc associés tout de bon ? » lui dis-je lorsqu’elle les nomma ensemble, « que le ciel le confonde !

» — Oui, » me répondit Agnès, « ils avaient une affaire ici, et j’en ai profité pour venir avec eux ; ne croyez pas ma visite d’amie tout-à-fait désintéressée, Trotwood, car je n’aime pas à laisser mon père seul avec Uriah, je vous l’avoue.

» — Exerce-t-il toujours, Agnès, la même influence sur M. Wickfield ? »

Agnès secoua la tête :

« — Il est survenu de tels changements dans la maison, que vous ne la reconnaîtriez plus, » me dit-elle ; ils vivent avec nous maintenant.

» — Ils, dites-vous ?

» — M. Heep et sa mère ; il occupe votre ancienne chambre.

» — Je voudrais pouvoir composer ses rêves, » dis-je, « il n’y dormirait pas longtemps.

» — J’ai conservé ma petite chambre, » poursuivit Agnès, « celle où j’apprenais mes leçons. Comme le temps passe ! vous vous rappelez la petite chambre à panneaux qui s’ouvre dans le salon ?

» — Si je me le rappelle, Agnès ?… Il me semble vous voir apparaître encore avec votre petit trousseau de clefs.

» — Je suis charmée que vous ayez gardé ce souvenir. Nous étions heureux alors.

» — Nous étions heureux, en effet.

» — Je me tiens dans cette chambre le plus que je peux, » dit Agnès ; « mais il faut bien que je fasse aussi, de temps en temps, compagnie à Mrs  Heep. Elle m’ennuie quelquefois à force de célébrer les louanges de son fils ; mais c’est si naturel à une mère que je ne saurais lui en vouloir. Il est aussi très bon fils pour elle. »

J’examinais Agnès pendant qu’elle prononçait ces derniers mots et je ne pus découvrir dans sa physionomie aucun soupçon des desseins d’Uriah sur elle. Ses yeux rencontrèrent les miens avec toute la beauté de leur innocence et de leur franchise.

« — Leur présence dans la maison me gêne, » reprit Agnès, « surtout parce qu’elle me prive d’être avec mon père et de veiller sur lui autant que je le voudrais… Uriah Heep est toujours entre nous ; mais, si quelque fraude se tramait, j’espère que la véritable affection et la sincérité finiront par être plus fortes qu’aucun méchant complot. »

À ces mots s’évanouit le céleste sourire que je n’ai jamais vu, j’aime à le répéter souvent, que sur la douce physionomie d’Agnès ; et, comme nous entrions dans ma rue, elle me demanda si je savais ce qui avait causé les revers de fortune de ma tante. Je lui répondis qu’elle ne me l’avait pas encore révélé ; Agnès devint pensive et je crus sentir trembler le bras qui s’appuyait sur le mien.

Nous trouvâmes ma tante seule, dans une certaine émotion. Une différence d’opinions avait éclaté entre elle et Mrs  Crupp sur une question abstraite (à savoir s’il était convenable qu’un appartement de garçon fût habité par une personne du sexe). Ma tante, insensible aux spasmes de Mrs  Crupp, avait tranché la dispute en déclarant à mon hôtesse qu’elle sentait son eau-de-vie et qu’elle la priait de sortir de sa chambre, double outrage que Mrs  Crupp avait considéré comme susceptible d’une action en justice.

Ma tante ayant eu le temps de se calmer pendant que Peggoty était allée faine voir à M. Dick les gardes à cheval à l’entrée du parc Saint-James, — et charmée d’ailleurs de la visite d’Agnès, nous reçut avec sa cordialité la plus franche ; sa jeune amie avait toute sa confiance comme la mienne, et quand je lui eus raconté ce que j’avais fait dans la matinée, elle nous dit :

« — Et d’abord, Trot, je dois vous gronder ; je suis fière de vous, mon enfant, et je reconnais vos bonnes intentions ; mais vous avez été imprudent et presque indiscret… Quant à Miss Betsey Trotwood, elle va vous faire aussi sa confession. »

Je vis Agnès pâlir en regardant ma tante avec attention ; et ma tante, caressant son chat, regarda Agnès de même.

« — Betsey Trotwood… » dit-elle, « c’est de moi qu’il s’agit, Trot, mon neveu, et non de votre sœur ; Betsey Trotwood, donc, possédait une certaine fortune ; — peu importe son revenu, il était suffisant pour vivre ; elle avait même le superflu, car elle avait fait des économies et les avait ajoutées au capital. Betsey Trotwood avait d’abord acheté des fonds publics ; puis, suivant l’avis de son homme d’affaires, elle avait fait un placement hypothécaire très avantageux. Malheureusement, elle fut remboursée, et cette fois, se croyant plus sage que celui qui l’avait autrefois si bien conseillé… je parle de votre père, Agnès… elle voulut en faire à sa tête, spécula sur les mines, spécula sur les pêcheries, spécula sur les actions d’une banque particulière, et, grâce à cette dernière spéculation, ses livres sterling ne valent plus que des shellings ou même que des demi-shellings, à ce qu’on m’assure ; et voilà comment Betsey Trotwood, riche hier, est pauvre aujourd’hui.

Ma tante conclut le résumé de sa situation financière, en fixant un regard triomphant sur Agnès, dont le visage reprit peu à peu ses couleurs.

« — Ma chère Miss Trotwood, est-ce là tout ? » lui demanda Agnès.

« — J’espère que c’est assez, mon enfant, » dit ma tante. « Si j’avais eu quelque argent encore à perdre, ce ne serait pas tout, j’en ai peur. Betsey Trotwood se serait arrangée pour le perdre avec le reste, et ce serait un chapitre de plus dans son récit. Mais, plus d’argent, plus d’histoire… Je me trompe ; la conclusion manque, et la voici : après avoir ainsi perdu presque toute sa fortune, Betsey Trotwood vécut heureuse le reste de ses jours. J’espère, du moins, que ceci sera vrai comme le reste ; en attendant, consultons-nous, Agnès, vous êtes une sage tête ; Trot, vous aussi vous avez de bonnes idées quelquefois… quoique je ne puisse toujours vous faire ce compliment… arrangeons notre budget ; le cottage peut, en moyenne, produire en location soixante-dix livres sterling par an… voilà le plus clair de notre revenu… Dick a bien cent livres par an, mais cette somme sera dépensée exclusivement pour lui. J’aimerais mieux me séparer de Dick si ce devait être autrement.

» — Mais moi, ma tante, » dis-je ; « ne puis-je faire quelque chose ?

» — Vous enrôler, n’est-ce pas ? ou vous engager comme matelot. Je ne veux pas entendre parler de cela : vous serez un proctor et pas autre chose, s’il vous plaît. Pas de coups de tête.

» — Votre appartement est-il loué pour long-temps ? » demanda Agnès.

» — Vous êtes dans la question, ma chère, » répondit ma tante, « le bail court encore pendant six mois, et je ne crois pas possible de le sous-louer ; le mieux est d’en user jusqu’à fin de bail et de chercher une chambre pour Dick dans le voisinage. »

Je crus devoir prévenir ma tante du désagrément dont la menaçaient les continuelles escarmouches de Mrs  Crupp ; mais elle leva cette objection en déclarant qu’à la première dénonciation des hostilités elle était résolue à étonner Mrs  Crupp pour le reste de sa vie.

J’allais lui faire part d’une idée qui m’était venue, quand on frappa à la porte.

« — Je suis sûre, » dit Agnès en pâlissant, « que c’est mon père ; il m’avait promis de me rejoindre ici. »

J’ouvris, et avec M. Wickfield entra Uriah Heep. Il y avait un certain temps que j’avais vu M. Wickfield ; quelque préparé que je fusse à le trouver changé physiquement, et il l’était, je fus tristement frappé de l’espèce de servilité avec laquelle cet homme encore distingué, malgré sa funeste habitude d’intempérance, se soumettait à la bassesse incarnée dans Uriah Heep. Si j’avais vu un singe commander à un homme, je n’aurais pas été plus choqué.

Il ne paraissait que trop avoir la conscience de cette dégradation, et il fallut, pour qu’il relevât sa tête humiliée, que sa fille le rappelât à lui-même, en lui disant : « Mon père, voici Miss Trotwood et son neveu que vous n’avez pas vus depuis long-temps ! » Il tendit alors la main à ma tante et puis à moi avec un reste de contrainte… Je remarquai dans la physionomie d’Uriah un sourire sinistre qui fut aussi remarqué d’Agnès, car elle recula en tressaillant.

Ce que remarqua ma tante et ce qu’elle ne remarqua pas, j’aurais défié la science physionomique de le deviner, personne n’ayant au même degré qu’elle l’art de mettre sur son visage le masque d’une impassibilité imperturbable. Aussi Uriah lui-même s’y trompa en se croyant autorisé, après les premiers compliments, à placer son mot dans notre causerie familière ; elle ne daigna pas lui répondre ; et quand il voulut lui offrir ses services, au nom de son associé et en son propre nom :

« — Monsieur Uriah Heep, » lui dit-elle enfin, « grand merci de votre obligeance ; mais votre pantomime me fait peur ; ces contorsions convulsives ne sont pas d’un homme mais d’une anguille : soyez l’un ou l’autre, mon cher Monsieur. »

Cette rebuffade abasourdit Uriah qui, au lieu de répliquer directement, me dit à demi-voix : « Je sais heureusement, M. Copperfield, que Madame votre tante est une excellente dame, et sa vivacité qui m’était connue quand j’étais humble clerc, ne me fera pas oublier les égards dus à sa situation actuelle, n’est-ce pas, mon associé ? » ajouta-t-il en se tournant vers M. Wickfield. « J’espère que vous ne me démentirez pas si je vous laisse seul pour représenter la maison ; mais je suis forcé, mes offres de service faites, d’aller à un rendez-vous. Tout à vous, Miss Agnès ; votre serviteur, M. Copperfield, et vous, Miss Betsey Trotwood, agréez mes respectueux sentiments »

À ces mots, sous prétexte de nous faire la plus affectueuse révérence, il baisa sa longue main maigre pour nous lorgner, en se retirant, à travers ses doigts comme à travers un masque.

Débarrassés d’un pareil hôte, nous passâmes une heure ou deux à causer de notre vie heureuse de Cantorbéry. M. Wickfield, rendu à la seule influence d’Agnès, redevint lui-même, malgré un reste de mélancolie qu’il ne dissimula pas, répétant plusieurs fois avec un soupir : « Plût au ciel qu’il fût possible de nous ramener au passé ! » J’accompagnai le père et la fille à l’hôtel de Londres où ils étaient descendus, et où, nouveau bonheur, Uriah, retenu par ses affaires, ne put les rejoindre que fort tard dans la soirée, après que nous eûmes dîné tous les trois ensemble ; ah ! quels tendres soins Agnès prenait de son père ! quels conseils elle me donnait ? avec quelle modeste confiance elle me confirmait dans mes bonnes résolutions ! Quel exemple surtout pour la faiblesse de mon caractère, dans sa résignation si ferme et si douce ! Ici encore, j’aime à le proclamer, si j’ai fait un peu de bien dans ma vie, si j’ai pu donner quelques preuves de courage et de patience, à Agnès, à Agnès seule en doit revenir tout le mérite.

Pendant que M. Wickfield faisait un léger somme sur le sopha après le dîner, nous eûmes un délicieux tête-à-tête dans l’embrasure de la fenêtre. Là, comme Agnès me parla de Dora ! comme elle m’écoutait lui vantant ses qualités charmantes, et comme elle ajoutait elle-même un reflet de sa pure lumière à cette image adorée évoquée ainsi auprès d’elle ! Ô Agnès, sœur de mon enfance, si j’avais su alors ce que je ne sus que long-temps après !

Quand je la quittai, il y avait un mendiant dans la rue, et au moment où je me retournai vers la croisée, pensant à la tendre et céleste expression de son regard, il me fit tressaillir en murmurant à mon oreille comme un écho des paroles qui m’avaient été adressées le matin :

« — Aveugle ! aveugle ! aveugle ! »

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