David Copperfield (Traduction Pichot)/Seconde partie/Chapitre 19
CHAPITRE XIX.
Félicité.
Pendant tout ce temps-là j’avais continué d’aimer Dora plus tendrement que jamais. La pensée de Dora était mon refuge dans les heures de mes déceptions et de mes chagrins. Elle me consolait par moments de la perte de mon ami. Plus je me lamentais sur moi ou sur les autres, plus j’évoquais à mon secours l’image de Dora. Plus le monde entier m’apparaissait comme le sombre réceptacle de tous les malheurs et de toutes les trahisons, plus l’étoile de Dora rayonnait éclatante et pure au-dessus du monde. C’était pour moi une créature idéale, un être venu d’une sphère supérieure ; car je ne pouvais m’accoutumer à la pensée que Dora pût se confondre avec toutes les jeunes personnes appartenant à la prosaïque humanité.
La première chose que je fis après le départ de M. Daniel Peggoty, fut une promenade nocturne jusqu’à Norwood. Là, au clair de lune, je recommençai vingt fois le tour de la maison et du jardin de M. Spenlow. Pendant deux heures, je regardai à travers les fentes du palis, je me haussai au-dessus des pointes rouillées qui se hérissaient, j’envoyai des baisers à toutes les fenêtres où scintillait une lumière, et j’invoquai romanesquement la Nuit, la suppliant de protéger Dora… je ne sais plus contre quoi, peut-être contre le feu, peut-être contre les souris dont elle avait grand’peur.
J’étais si plein de mon amour, et il était si naturel que j’en fisse confidence à ma bonne Peggoty, qu’un soir que je la trouvai près de mon feu occupée à la réparation du linge de ma garde-robe, je lui fis part de mon grand secret. Peggoty fut vivement intéressée, mais je ne pus lui faire partager mes craintes et mes incertitudes. Elle était si prévenue en ma faveur qu’elle ne comprenait rien à mon découragement. « La jeune dame, me dit-elle, n’a qu’à se féliciter d’avoir un pareil galant. Et quant au papa, qu’est-ce donc, je vous prie, que ce Monsieur attend pour sa fille ? »
Je remarquai cependant que la robe proctoriale de M. Spenlow et sa cravate empesée, inspirèrent à Peggoty un peu plus de respect pour l’homme qui s’idéalisait de plus en plus pour moi et recevait de sa fille un tel reflet lumineux, qu’il semblait briller à mes yeux comme un petit phare au milieu de la mer de ses paperasses professionnelles.
Je me chargeai, non sans quelque vanité, des détails de la succession Barkis. Je fis enregistrer le testament, je réglai les droits au bureau des legs, je conduisis Peggoty à la Banque et légalisai toutes ses affaires. Bref, un matin elle vint avec moi à l’étude pour solder son mémoire. « M. Spenlow, nous dit le vieux Tiffey, était sorti pour aller faire prêter serment à un client qui réclamait une licence de mariage ; » mais comme il ne pouvait tarder à rentrer, notre étude étant dans le double voisinage du bureau du subdélégué de l’archevêque et de celui du vicaire-général, j’engageai Peggoty à attendre.
Nous ne ressemblions pas mal à des entrepreneurs de funérailles, dans notre profession de proctor, nous faisant une règle de paraître plus ou moins affligés quand nous avions à traiter avec des clients en deuil. Par suite du même sentiment de délicatesse, nous prenions toujours un air gai avec les clients qui s’adressaient à nous pour une licence de mariage. Je prévins donc Peggoty qu’elle trouverait M. Spenlow très consolé du décès de M. Barkis, et, en effet, il rentra joyeux comme un fiancé.
Mais ni Peggoty ni moi n’eûmes des yeux pour lui quand, dans l’individu qui l’accompagnait, nous reconnûmes M. Murdstone. Il était très peu changé ; il avait les mêmes cheveux noirs et la même fausseté dans le regard.
« — Ah ! Copperfield, » me dit M. Spenlow, « vous connaissez Monsieur, je crois. »
J’adressai à Monsieur un froid salut, et à peine si Peggoty fit mine de le reconnaître. Il fut d’abord un peu déconcerté de nous rencontrer tous les deux ensemble, mais il n’hésita pas long-temps à prendre un parti, et m’aborda :
« — J’espère, » dit-il, « que vous allez bien ?
» — Cela ne doit guère vous intéresser, » répondis-je… « Oui, si vous désirez le savoir. »
Nous échangeâmes un regard, et il s’adressa à Peggoty.
« — Et vous ? J’observe avec regret que vous avez perdu votre mari.
» — Ce n’est pas la première perte que j’ai faite en ma vie, Monsieur Murdstone, » répliqua Peggoty frissonnant de la tête aux pieds. J’espère que personne n’a rien à se reprocher pour cette dernière mort… personne qui ait à en répondre.
» — Ah ! » dit-il, « c’est une réflexion consolante. Vous avez fait votre devoir.
» — Je n’ai, » dit Peggoty, « abrégé la vie de personne, Dieu merci ! Non, Monsieur Murdstone, je n’ai pas tourmenté et effrayé aucune douce nature au point de hâter sa fin. »
Il fixa sur elle un œil sombre, — exprimant le remords, à ce qui me sembla, pendant un instant du moins, — et dit en se tournant de mon côté, mais regardant mes pieds au lieu de mon visage :
« — Il n’est pas probable que nous devions bientôt nous rencontrer encore, et tant mieux pour tous deux, sans doute, car de pareilles rencontres ne sauraient jamais être agréables. Je ne m’attends pas à des sentiments d’affection de la part de celui qui s’est toujours révolté contre ma juste autorité exercée dans son intérêt… Il y a une antipathie entre nous…
» — Une antipathie bien ancienne, je crois, » lui dis-je en l’interrompant.
Il essaya de sourire et me lança le plus sinistre regard qui pût jaillir de ses sombres yeux.
« — Oui, » dit-il, « cette antipathie avait pris naissance dans votre cœur d’enfant ; elle remplit d’amertume la vie de votre pauvre mère. Vous avez raison. Veuille le ciel que vous soyez revenu à de meilleurs sentiments… que vous vous soyez corrigé vous-même. »
Ici finit le dialogue, qui avait eu lieu à demi-voix dans un coin de l’étude, et M. Murdstone, passant dans le cabinet de M. Spenlow, ajouta de son ton le plus doux :
« — Des personnes de la profession de M. Spenlow sont habituées aux dissentiments de famille et savent combien de complications difficiles ils engendrent ! »
Cela dit, il paya sa licence, et l’ayant reçue proprement pliée des mains de M. Spenlow, qui lui souhaita poliment toutes les chances de bonheur pour lui et la future, il se retira.
Je n’aurais pas su si bien me contraindre si j’avais eu moins de peine à faire comprendre à Peggoty (qui n’était irritée que par rapport à moi, la bonne créature) ! que nous n’étions pas dans un lieu convenable pour nous livrer à des récriminations. Elle aurait, je crois, poursuivi M. Murdstone, si, pour l’apaiser, je ne m’étais avisé de l’embrasser affectueusement devant M. Spenlow et tous les clercs !
M. Spenlow ne paraissait pas savoir quel degré de parenté existait entre M. Murdstone et moi : je n’en fus pas fâché, tant il me répugnait de reconnaître pour mon beau-père, même dans le secret de mon cœur, celui qui avait joué un rôle si cruel envers ma pauvre mère. M. Spenlow s’en inquiétait fort peu, s’étant vaguement imaginé que ma tante était le chef de notre famille qui avait contre elle un parti rebelle commandé par quelqu’autre… Ce fut du moins ce que je recueillis de sa conversation pendant que nous attendions M. Tiffey pour dresser le mémoire des frais de Peggoty.
« — Miss Trotwood, » remarqua-t-il, « est un caractère très ferme et incapable de céder à l’opposition. Je l’admire, Copperfield, et je vous félicite d’être du bon côté. Les différends entre parents sont très déplorables ; mais rien de plus commun, et l’important est d’être du bon côté… » (Par le bon côté, M. Spenlow, je le présume, voulait dire celui de l’intérêt financier.) « C’est un bon mariage, je crois, que fait M. Murdstone ? » ajouta M. Spenlow.
Je lui déclarai que je n’en savais rien.
« — Vraiment ? Eh bien ! c’est ce que j’ai dû conclure de quelques mots qui lui sont échappés et que m’a confirmés Miss Murdstone.
» — Voulez-vous dire que c’est un mariage d’argent, Monsieur ? » demandais-je.
« — Oui, » répondit M. Spenlow. « Il paraît qu’il y a de l’argent, et on ajoute aussi de la beauté.
» — En vérité ! Et sa nouvelle femme est-elle jeune ?
» — À peine majeure ; si bien qu’on attendait, pour la célébration, qu’elle fût d’âge à pouvoir se marier.
» — Dieu nous bénisse ! » s’écria ici Peggoty avec un tel accent de compassion que nous restâmes tous les trois déconcertés jusqu’au moment où le vieux Tiffey entra avec le mémoire.
Ce mémoire fut remis à M. Spenlow pour qu’il le vérifiât, ce qu’il fit en le parcourant avec l’air de se récrier sur chaque item, comme si M. Jorkins seul les avait rédigés.
« — Oui, c’est exact, » dit-il en rendant le papier à Tiffey. « J’aurais été extrêmement heureux, Copperfield, de réduire ces frais à nos déboursés ; mais c’est là une des contrariétés de ma profession, que je ne puisse être libre de consulter mes propres intentions. J’ai un associé… M. Jorkins. »
Comme il s’exprima ainsi avec un air mélancolique qui équivalait au regret de ne pouvoir obliger gratuitement sa cliente, je remerciai au nom de Peggoty et payai Tiffey en billets de banque.
Peggoty retourna à son appartement, et j’allai, avec M. Spenlow, à la Cour des Doctor’s Commons, où nous expédiâmes un cas de divorce sous l’influence d’un ingénieux petit article des statuts existants dont on va juger le mérite. Le mari, qui s’appelait Thomas Benjamin, avait pris sa licence de mariage en supprimant le second de ces deux noms. C’était une réserve qu’il s’était ainsi ménagée dans la prévision que l’union contractée par lui pourrait bien n’être pas toujours de son goût. En effet, s’en étant dégoûté ou fatigué de sa femme, le pauvre diable se présentait avec un témoin et il déclarait ne pas être Thomas tout court, mais Thomas Benjamin : donc il n’était pas marié du tout. À sa grande satisfaction, le tribunal se trouva de son avis.
J’avoue que je doutais, quant à moi, de la justice de cette sentence. J’allais me permettre de faire part de mes objections à mon patron, quand celui-ci, qui se trouvait d’une humeur charmante depuis le matin, me dit que c’était dans huit jours l’anniversaire de la naissance de Dora, et il m’invita à être du petit pique-nique qu’il donnait à cette occasion. J’oubliai aussitôt Thomas Benjamin et son Ariane, j’oubliai bien d’autres choses dans l’ivresse du moment, et le lendemain je faillis perdre tout-à-fait la raison en recevant un petit billet contenant ces simples mots : « Pour rappeler à M. David Copperfield l’invitation de papa. » À vrai dire, je passai le reste de la période des huit jours dans le délire.
Par combien d’absurdes préparatifs je cherchai à me rendre digne de l’heureux événement. Quelles cravates je choisis ! Mes bottes auraient pu être placées dans une collection d’instruments de tortures. La veille, j’envoyai, par la voiture de Norwood, une délicieuse corbeille dont la forme était déjà presque une déclaration. Elle contenait des bonbons en papillotes avec les plus tendres devises. À six heures du matin, j’étais au marché de Covent-Garden achetant un bouquet pour Dora ; à dix heures je montais un fringant coursier loué pour ce voyage, avec le bouquet dans la coiffe de mon chapeau, afin de l’offrir dans toute sa fraîcheur.
Qui m’expliquera pourquoi, apercevant Dora dans le jardin, je feignis de ne pas la voir et de ne pas reconnaître la maison ? Folies que d’autres ont commises au même âge et dans les mêmes circonstances ! Mais la maison fut enfin reconnue, je descendis de cheval à la grille, je foulai sous mes bottes étroites la pelouse verte, et je me dirigeai vers le berceau de lilas où Dora était en capote blanche, en robe bleu-céleste, au milieu des papillons.
Auprès d’elle, sur le même banc, se trouvait une jeune dame… comparativement très âgée, — une demoiselle de vingt ans, — nommée Miss Julia Mills, l’amie intime de Dora. Heureuse Miss Julia Mills !
Jip aussi était là, et Jip voulut encore aboyer contre moi. Quand j’offris mon bouquet, il grinça des dents avec jalousie. Non, Jip, tu n’avais pas tort si tu avais la moindre idée de mon adoration pour ta maîtresse.
« — Ah ! je vous remercie, Monsieur Copperfield. Quelles admirables fleurs ! » dit Dora.
Pendant le trajet de trois milles, j’avais tourné le plus beau des compliments ; mais, en sa présence, je me sentis hors d’état d’en débiter la première phrase. En la voyant approcher mon bouquet de la jolie fossette de son menton, tel fut mon ravissement que, si je n’étais resté muet, j’aurais dit à Miss Julia Mills : « Tuez-moi, Miss Mills, si vous avez un cœur… que je meure ici. »
Dora fit sentir mes fleurs à Jip. — Jip gronda et ne voulut pas les flairer. — Dora se mit à rire et voulut forcer Jip d’en savourer le parfum. — Jip prit entre ses dents un brin de géranium et le mâchonna comme si c’eût été une patte de chat. — Dora le battit, fit la moue, et dit : « Mes pauvres fleurs ! » avec autant de compassion que si Jip m’avait mordu moi-même… Ah ! plût à Dieu !
« — Vous serez charmé d’apprendre, Monsieur Copperfield, » dit Dora, « que cette fâcheuse Miss Murdstone n’est pas ici. Elle est allée au mariage de son frère et sera absente trois semaines. N’est-ce pas délicieux !
» — Si c’est délicieux pour vous, c’est donc délicieux pour moi, » répondis-je. Miss Julia Mills sourit et nous regarda avec un air de sagesse et de bienveillance suprêmes.
« — Miss Murdstone est la plus désagréable créature que je connaisse, » dit Dora ; « vous ne sauriez croire, Julia, jusqu’à quel point elle est revêche et provoquante !
» — Je puis très bien le croire, ma chère, » dit Julia.
« — J’oubliais, » reprit Dora en posant sa main sur celle de Julia, « que vous pouviez, en effet, très bien le croire. »
Je devinai déjà que Miss Julia Mills avait eu ses épreuves dans le cours d’une vie romanesque, et qu’à ces épreuves je devais attribuer son indulgence bienveillante et sa sagesse suprême. Je sus qu’en effet, trompée dans ses affections, elle s’était retirée de la lutte du monde avec une expérience précoce et une tendre sympathie pour les espérances déçues et les éphémères amours de la jeunesse.
En ce moment, M. Spenlow sortit de la maison, et Dora alla à sa rencontre, disant : « Regardez, mon père, quelles admirables fleurs ! » Miss Julia Mills de sourire mélancoliquement, comme si elle se fût dit en elle-même : « Allez, papillons printaniers, jouissez de votre rapide existence pendant le brillant matin de la vie. » Mais la voiture attendait à la grille, et nous nous y rendîmes à travers la pelouse.
Quelle promenade ! je n’en fis jamais de pareille. M. Spenlow, Dora et Julia occupaient le phaéton, un phaéton découvert qui contenait aussi l’étui à guitare de Dora, une bourriche et ma corbeille de sucreries. Je suivais à cheval. Dora, sur la banquette de devant, me regardait, ayant mon bouquet à sa droite, sans permettre que Jip se plaçât de ce côté de peur qu’il ne l’écrasât, et le prenant quelquefois à la main pour le respirer. C’était alors que nos yeux se rencontraient ; et, si je m’étonne d’une chose, c’est de n’avoir pas sauté par dessus la tête de mon coursier jusque dans la voiture.
La route était poudreuse, et je crois bien me rappeler que M. Spenlow m’accusa une fois ou deux de soulever la poussière avec le trot de mon cheval ; mais je ne m’en apercevais pas ; je ne voyais autour de Dora qu’un nuage d’amour et de beauté, rien de plus. M. Spenlow se retourna aussi pour me demander comment je trouvais le paysage : « Délicieux, » répondis-je, et je n’y voyais que Dora. Le soleil brillait sur Dora, les oiseaux chantaient Dora, les fleurs des champs s’épanouissaient pour Dora. Soleil, oiseaux, fleurs, vous étiez Dora elle-même. Je pense que Miss Julia Mills me comprenait ; Miss Julia Mills seule pouvait complètement me comprendre.
Où allâmes-nous ? le savais-je ? peut-être près de Guilford, peut-être quelque magicien d’Orient nous ouvrit-il cette oasis féerique pour la journée et la referma à jamais quand nous fûmes repartis : c’était un berceau de verdure sur un coteau, avec un tapis de gazon, des touffes de bruyères et un riche paysage aussi loin que la vue pouvait s’étendre.
Je fus un peu contrarié que nous y fussions attendus par une société : je me sentais jaloux des dames elles-mêmes ; mais quant à ceux de mon sexe, et à leur tête un imposteur de trois ou quatre ans mon aîné, avec des favoris roux, son unique mérite et la cause de son intolérable présomption, ils devinrent mes ennemis mortels.
Nous déballâmes tous nos paniers et nous nous employâmes à apprêter le dîner. Favoris-Roux prétendit savoir faire une salade (quelle fausseté !) et chercha à accaparer l’attention publique. — Quelques jeunes dames se mirent sous sa direction pour laver les laitues et les effeuiller. Dora était du nombre. Décidément ce présomptueux et moi nous ne pouvions long-temps fouler le même sol.
Favoris-Roux fit la salade (rien au monde ne m’y eût fait toucher !) et il s’institua le sommelier de la partie ; l’ingénieux animal construisit, il est vrai, un cellier dans un creux d’arbre. Bientôt je le vis, avec les trois quarts d’un homard sur son assiette, aux pieds de Dora.
À cette vue je me contins pour jouer une prétendue gaieté. Je m’attachai à une jeune créature en robe rouge, et coquetai avec elle en amant désespéré. Elle accueillit mes prévenances avec faveur : était-ce uniquement pour moi ou parce qu’elle avait des prétentions sur le cœur de Favoris-Roux ? je ne sais. On porta la santé de Dora. J’affectai alors d’interrompre ma causerie et de la reprendre immédiatement après… Je surpris un coup d’œil de Dora qui me semblait demander grâce ; mais ce coup d’œil me parvint par dessus la tête de Favoris-Roux et je fus insensible comme un roc.
La jeune personne en rouge avait une mère en vert, et je pense que celle-ci nous sépara par des motifs de politique maternelle. Quoi qu’il en fût, les groupes se rompirent pendant qu’on mettait à l’écart les débris du dîner, et je m’égarai parmi les arbres, rongé de remords et de dépit. Je me demandais si je ne devais pas m’excuser sous prétexte d’être indisposé et fuir je ne sais où, sur mon coursier gris, quand je fus rejoint par Dora et Miss Julia Mills.
« — M. Copperfield, » me dit Miss Julia, « vous êtes soucieux.
» — Je vous demande pardon, — pas du tout, » répondis-je.
« — Et Dora, » lui dit-elle, « vous aussi vous êtes soucieuse.
» — Oh, ma chère, non, pas le moins du monde.
» — M. Copperfield et Dora, » dit Miss Julia Mills avec un air presque vénérable, « assez boudé comme cela. Il ne faut pas qu’une mésintelligence triviale flétrisse les fleurs du printemps de la vie qui, une fois passées, ne peuvent renaître… Je parle d’après mon expérience du passé ! de l’irrévocable passé ! Les sources jaillissantes qui brillent à la lumière du soleil, ne doivent pas être arrêtées par un simple caprice : l’oasis du désert de Sahara ne doit pas être bouleversé et détruit follement. »
J’étais si troublé que je ne savais ce que je faisais : je pris la main de Dora et la baisai… Dora me laissa faire. Je baisai aussi la main de Miss Julia Mills et il me semblait que nous montions tous les trois au septième ciel.
Nous n’en redescendîmes pas, — nous y restâmes toute la soirée. Et d’abord nous nous promenâmes çà et là sous les arbres, Dora appuyée timidement sur mon bras, et Dieu sait si, en souhaitant d’être voué à l’immortalité bienheureuse d’errer ainsi avec Dora et son amie, je faisais un vœu aussi fou qu’il peut le paraître.
Mais beaucoup trop tôt nous entendîmes les rires et les cris joyeux des dames qui appelaient Dora : — « Où est Dora ? » Nous retournâmes donc sur nos pas et l’on pria Dora de chanter. Favoris-Roux voulait aller chercher la guitare dans la voiture ; mais Dora lui dit qu’il n’y avait que moi qui savais où elle était. Favoris-Roux fut complètement battu : j’allai chercher la guitare que je tirai de son étui : je l’apportai ; je m’assis à côté de Dora, je lui tins son mouchoir et ses gants, je m’enivrai des accents de sa voix chérie, et elle chanta pour moi seul, quoique tous les autres l’applaudirent tant qu’ils voulurent.
J’étais heureux ; je l’étais trop pour ne pas craindre que ce fût un songe, pour ne pas m’attendre à m’éveiller soudain dans ma rue de Buckingham et à entendre les tasses à thé s’entrechoquer sous les mains de Mrs Crupp. Cependant Dora chanta encore ; d’autres chantèrent ; Miss Julia Mills chanta une romance sur les échos assoupis dans la grotte de la Mémoire… comme si elle était âgée de cent ans… Le jour finit ; nous prîmes le thé sur l’herbe, un thé à la bohémienne, et j’étais encore le plus fortuné des mortels, lorsque chacun se dispersa, y compris Favoris-Roux vaincu ; nous reprîmes, nous, le chemin de Norwood avec la fraîcheur de la soirée, à la clarté mourante du soleil et en respirant les premiers parfums de la nuit. M. Spenlow sommeillait volontiers après avoir bu du Champagne… (Honneur au sol où crut la vigne, au soleil qui mûrit le raisin, à la grappe qui fit le vin, au marchand qui le composa !) M. Spenlow s’étant donc endormi dans un des coins de la voiture, je trottai à la portière et causai avec Dora ; elle admirait mon cheval et le caressait de la main. Ah ! quelle jolie main sur le cou d’un coursier ! Son châle ne tenait pas sur ses épaules ; donc, de temps en temps je le ramenais autour d’elle avec mon bras, et je m’imaginai que Jip, commençant à comprendre ce qui en était, jugeait à propos de faire la paix avec moi.
Mais l’intelligente Miss Julia Mills ! quelle bonne action elle fit, cette aimable recluse qui avait renoncé au monde, cette jeune patriarche de vingt ans qui ne voulait à aucun prix réveiller les échos assoupis dans la grotte de la Mémoire !
« — M. Copperfield, » me dit-elle, « venez un moment à cette portière, j’ai à vous parler. »
Voyez-moi donc sur mon fringant coursier, me penchant vers Miss Julia Mills et la main sur la portière.
« — Dora, » me dit-elle, « vient passer quelque temps avec moi : je l’emmène après-demain ; si vous voulez nous rendre visite, je suis sûre que mon père sera heureux de vous voir. »
Que pouvais-je faire de mieux que d’appeler tout bas les bénédictions du ciel sur la tête de Miss Julia Mills, et de déposer dévotement l’adresse de Miss Julia Mills dans le recoin le plus secret de ma mémoire ? Je remerciai Miss Julia Mills avec toute l’ardeur dont j’étais capable et lui jurai une éternelle reconnaissance.
« — Retournez du côté de Dora, » me dit Miss Julia Mills avec une ineffable douceur ; et j’y retournai. Dora se pencha hors de la voiture pour mieux m’écouter et nous causâmes pendant tout le reste de la route. Je tenais mon coursier gris si près de la roue, qu’il s’y accrocha une de ses jambes de devant, et le loueur prétendit qu’il s’était blessé pour la somme de trois livres sterling, que je payai, ne trouvant pas que ce fût trop cher pour tant de félicité. Pendant ce temps-là, Miss Julia Mills contemplait la lune, murmurant des vers et rêvant, je suppose, au temps où il y avait quelque chose de commun entre la terre et elle.
Norwood était à bien des milles trop près et nous y arrivâmes bien des heures trop tôt. Mais M. Spenlow s’était réveillé avant de descendre de voiture et m’avait dit : « Venez vous reposer, Copperfield ; » j’y consentis, et me rafraîchis avec des sandwiches arrosées d’un verre de vin et d’eau. Je ne pouvais m’arracher du salon où Dora rougissait d’une manière si charmante ; mais le ronflement de M. Spenlow réveilla ma conscience et je pris congé : je sentis jusqu’à Londres la douce étreinte de la main de Dora, je me rappelai mille fois les moindres incidents et les moindres mots de la journée ; enfin je me couchai le plus ravi et le plus fou des novices à qui l’amour ail jamais fait perdre la raison.
Le lendemain matin j’étais résolu à déclarer ma passion et à savoir ma destinée ; être heureux ou malheureux était pour moi la question unique, et Dora seule pouvait y répondre. Je passai trois jours dans une volupté de mélancolie, me torturant par toutes les suppositions les plus cruelles ; mais le troisième jour je me rendis chez Miss Julia Mills, armé d’une déclaration.
M. Mills n’était pas chez lui ; je ne m’attendais pas à l’y trouver ; Miss Julia Mills y était : cela suffisait bien.
On m’introduisit dans une pièce du premier étage où étaient Miss Julia et Dora. Jip y était aussi. Miss Julia copiait de la musique (une nouvelle romance : le Deuil de l’amour) ; Dora dessinait et peignait des fleurs ! quels furent mes sentiments lorsque je reconnus les miennes, mon bouquet de Covent-Garden, le papier d’enveloppe compris.
Miss Julia fut charmée de me voir et se dit très fâchée que son père ne fût pas au logis, quoique cette contrariété ne nous contrariât pas beaucoup. Après quelques phrases de conversation, Miss Julia laissa sa plume sur le Deuil de l’amour, se leva et nous laissa.
Je commençai à penser que je remettrais la déclaration au lendemain.
« — J’espère, » dit Dora, « que votre pauvre cheval n’était pas trop fatigué l’autre soir. Ce fut pour lui un long chemin.
Je commençai à penser que je ferais la déclaration aujourd’hui.
« — C’était, en effet, un long chemin pour lui, » répondis-je ; « car il n’avait rien pour le soutenir pendant le trajet.
» — N’avait-il pas mangé, le pauvre animal ? » demanda Dora.
» — Oh ! si… on eut soin de lui… Je veux dire qu’il n’avait pas l’indicible bonheur que je goûtais d’être près de vous.
» — Il y eut un moment de la journée, » dit Dora en hochant la tête, « où vous ne sembliez pas vous-même très sensible à ce bonheur… quand vous étiez à côté de Miss Kitt (la demoiselle en rouge) ; mais c’est sans doute un simple compliment que vous voulez m’adresser… vous êtes libre, bien libre, M. Copperfield… Jip, méchant garçon, venez ici. »
Je ne sais comment je fis ; ce fut l’affaire d’un moment. J’interceptai Jip : je pris Dora dans mes bras ; je fus éloquent, je ne cherchai pas un seul de mes mots. Je lui dis combien je l’adorais ; je lui dis que je mourrais si je n’étais payé de retour, etc., etc. Jip aboya outrageusement pendant tout ce temps.
Quand Dora pencha la tête, tremblante, en larmes, mon éloquence devint entraînante. Cinq minutes après, nous étions assis sur le sopha, nous étant promis un mutuel amour. Jip n’aboyait plus, et, couché sur les genoux de sa maîtresse, me regardait en clignotant.
Je suppose que nous pensions vaguement que tout cela finirait par le mariage, puisque Dora stipula que nous ne nous unirions jamais sans le consentement de son père ; mais, dans notre extase, le présent nous occupait plus encore que l’avenir, puisque, provisoirement et sans croire mal agir, nous devions faire un secret à M. Spenlow de notre attachement.
Miss Julia Mills devint plus pensive que d’habitude quand Dora alla la chercher. Ce qui venait de se passer avait pu réveiller les « échos assoupis dans la grotte de la Mémoire. » Mais elle nous donna sa bénédiction avec l’assurance de son amitié, nous parlant comme nous eût parlé une protectrice cloîtrée.
Oh ! quel temps d’heureuse folie ! — quand je pris la mesure du doigt de Dora pour lui faire faire une bague qui devait se composer de ne m’oubliez pas en pierres bleues, et que le joaillier me fit payer ce qu’il voulut, ayant deviné en riant à quel usage je la destinais ; bague tellement associée dans mon souvenir à la main de Dora, que hier, en voyant une bague semblable au doigt de ma fille, j’ai éprouvé un serrement de cœur ;
Quand, fier de mon secret, je ne marchais plus, croyant avoir des ailes et voler par dessus les mortels qui rampaient sur la terre ;
Quand nous avions nos rendez-vous dans le jardin du square, assis sous le berceau de feuillage et entourés de moineaux, que j’aime depuis ce temps-là et que j’admire, comme si les plumes couleur de suie des moineaux de Londres égalaient en éclat celles des oiseaux du tropique ;
Quand nous eûmes notre première grande querelle (une semaine après nos secrètes fiançailles) et quand Dora me renvoya la bague dans un billet où elle disait, empruntant cette phrase au poète : « Notre amour a commencé par la folie et fini par la démence. » Citation terrible qui me fit pousser un cri de désespoir ;
Quand, sous l’aile de la nuit, je volai chez Miss Julia Mills, que je trouvai dans une arrière-cuisine, au milieu d’une lessive, et la priai d’intervenir pour m’arracher à un trépas inévitable ;
Quand Miss Julia entreprit la réconciliation et revint avec Dora, nous exhortant, du haut de la chaire de sa précoce sagesse, à nous faire de mutuelles concessions et à éviter le désert de Sahara !
Quand nous pleurâmes et redevînmes si heureux, que l’arrière-cuisine avec la lessive se changea en temple de l’Amour, où nous arrangeâmes un plan de correspondance par l’intermédiaire de Miss Julia, de manière à recevoir chacun au moins une lettre par jour !
Quel temps d’adorables loisirs, de riens charmants, qui comprend les plus souriants de mes souvenirs !