David Copperfield (Traduction Pichot)/Seconde partie/Chapitre 18

Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (2p. 360-388).

CHAPITRE XVIII.

Le commencement d’un long voyage.


Ce qui est naturel pour moi doit l’être pour tous, je présume. Je n’ai donc pas peur d’avouer que je n’avais jamais plus aimé Steerforth que lorsque les liens qui nous unissaient furent rompus. Dans la poignante douleur que me causa la découverte de son indignité, je me rappelai plus que jamais les brillantes qualités de son caractère, tout ce qu’il y avait réellement en lui de bon, de noble, de grand. Quelque blessé que je fusse d’avoir été rendu le complice involontaire de la profanation du foyer domestique où je l’avais introduit, je crois que, si je m’étais trouvé avec lui face à face, au lieu de lui adresser un amer reproche, la mémoire de mon affection m’eût arraché les larmes d’un enfant qui perd à jamais son meilleur ami. Non que ce regret pût aller jusqu’à lui pardonner ; tout en gémissant, je sentais, comme lui-même, que tout était à jamais fini entre nous !

« — Ah ! Steerforth, vous m’oubliâtes, sans doute, plus facilement ; vos remords ne durèrent pas aussi long temps que mon tendre chagrin mais, quoique ce chagrin doive encore aggraver vos torts aux pieds du trône de notre souverain juge… je n’élèverai pas, du moins, une voix accusatrice. »

La nouvelle de ce qui était arrivé se répandit bientôt dans la ville. Quand je la traversai le lendemain matin, je pus entendre que c’était le sujet de toutes les conversations qui se tenaient sur le seuil des maisons. Le plus grand nombre était sévère pour elle ; quelques-uns étaient sévères pour lui ; mais le père adoptif d’Émilie et son fiancé n’inspiraient qu’un même sentiment ; de la part de toutes les classes était exprimé pour eux un respect plein de délicatesse. Les mariniers, leurs camarades, se retirèrent à l’écart en les voyant se diriger à pas lents vers la plage, et ils s’entretenaient, d’un air compatissant, à demi-voix.

Ce fut sur la plage que je les trouvai. Il eût été facile de s’apercevoir qu’ils n’avaient pas dormi de toute la nuit, quand bien même ma vieille bonne ne m’aurait pas appris qu’ils étaient restés assis sur leurs chaises jusqu’au grand jour. Ils étaient accablés, et M. Daniel Peggoty avait plus vieilli en cette seule nuit que pendant tout le temps que je l’avais connu ; mais ils étaient l’un et l’autre aussi graves et calmes que la mer elle-même, — alors sans vagues sous un ciel sombre, — se déroulant avec lenteur comme si elle respirait dans son repos, — et bordée à l’horizon d’une longue bande de lumière émanée du soleil caché derrière son voile de vapeurs.

« — Nous avons beaucoup causé, » me dit M. Daniel Peggoty après nous être promenés tous les trois quelque temps en silence, « de ce que nous devons et de ce que nous ne devons pas faire… mais nous savons notre chemin à présent. »

Je regardais en ce moment Cham qui contemplait lui-même la limite de l’horizon, et une pensée effrayante m’émut… non que sa physionomie exprimât la colère… je n’y vis qu’une expression de détermination arrêtée… dans laquelle je lisais que si jamais il rencontrait Steerforth, il le tuerait.

« — Mon devoir est accompli ici, » dit M. Daniel Peggoty ; je pars pour chercher ma… (il s’arrêta et reprit d’une voix ferme) je vais la chercher… c’est désormais mon unique devoir. »

Il secoua la tête quand je lui demandai où il la chercherait, et il désira savoir si j’allais à Londres le lendemain.

« — Je serais parti aujourd’hui même, » lui répondis-je, « si je n’avais eu peur de perdre l’occasion de vous être utile en quelque chose. Je partirai quand vous voudrez.

» — Eh bien ! je partirai demain avec vous, si vous le trouvez bon, » reprit-il.

Nous continuâmes de marcher pendant quelque temps en silence.

« — Cham, » poursuivit M. Daniel, « ne quittera pas son travail ; il vivra avec ma sœur. Le vieux navire là-bas…

» — Voudriez-vous abandonner le vieux navire, Monsieur Peggoty ? » dis-je.

« — Mon poste, Monsieur Davy, n’est plus ici, » me répondit-il ; « et si jamais navire a coulé bas par une tempête, c’est celui-là. Mais non, Monsieur, non, mon intention n’est pas qu’il soit abandonné ; loin de là. »

Un peu plus tard, revenant sur sa pensée, il me l’expliqua en ces termes :

« — Mon désir, Monsieur, est que le navire soit toujours, en apparence du moins, ce qu’il a été la nuit comme le jour, l’hiver comme l’été. Si jamais elle revenait, je ne veux pas que notre vieille demeure ait l’air de l’avoir rejetée, vous comprenez ; non, il faut qu’elle la retrouve telle qu’elle l’a connue ; il faut qu’elle y soit attirée, tentée de s’en rapprocher et de jeter au moins un coup d’œil dans l’intérieur, ne serait-ce que par la croisée, comme une ombre, pour revoir sa vieille place près du feu. Peut-être qu’alors, Monsieur Davy, n’apercevant là personne que Mrs  Gummidge, elle se hasarderait à y pénétrer toute tremblante, et il serait plus facile de la décider à y reposer sa tête fatiguée, sur le même oreiller où autrefois un paisible et doux sommeil fermait ses yeux. »

J’étais trop ému pour placer un mot. M. Daniel Peggoty continua :

« — Chaque nuit, régulièrement, il faut que la lumière reluise à la vitre de la vieille croisée, afin que si elle la voyait de loin, la lumière semblât lui dire : Reviens, mon enfant, reviens… Cham, si jamais, à la nuit close, vous entendiez à la porte de votre tante le marteau qu’une main connue laisserait timidement retomber… écartez-vous, mon brave garçon, que ce soit ma sœur et non pas vous, Cham, qui voie entrer mon enfant égarée. »

Ayant parlé ainsi, il nous devança de quelques pas, et, pendant cet intervalle, ayant regardé encore Cham, j’observai la même expression de son visage ; je vis ses yeux toujours fixés sur la lumière lointaine. Je lui touchai le bras et deux fois je l’appelai par son nom, comme on touche et comme on appelle quelqu’un qu’on veut éveiller, avant qu’il m’entendît.

« — Cham, » lui dis-je, « quelle pensée vous absorbe donc ?

» — Je pense à ce qui est là devant moi, Monsieur Davy, et à ce qui est au-dessus… là-haut.

» — À la vie qui est devant vous sur la mer, voulez-vous dire ? » (Son geste m’avait indiqué les flots.)

« — Oui, Monsieur Davy. Je ne sais trop comment cela ; mais, de là-bas, il m’a semblé que devait un jour venir, pour moi, la fin de tout ceci, » me répliqua-t-il comme s’il se réveillait, avec le même air de détermination.

« — La fin de quoi ? » demandai-je avec un sentiment de terreur.

« — Je ne sais trop, » répéta-t-il. « Je me rappelais qu’ici avait eu lieu le commencement… et qu’ici pourrait bien arriver la fin… Mais cela est passé, M. Davy, » poursuivit Cham, répondant, je suppose, à l’anxiété de mon regard ; « n’ayez pas peur de moi, je retrouve le fil de mes idées. »

M. Daniel s’étant arrêté pour que nous pussions le rejoindre, nous n’en dîmes pas davantage ; mais le souvenir de ces paroles vagues me revint plus d’une fois avant l’inexorable dénouement.

Nous nous rapprochâmes insensiblement du vieux navire et nous entrâmes. Mrs  Gummidge, qui n’était plus à gémir dans son coin habituel, préparait activement le déjeuner. Elle prit le chapeau de M. Daniel, lui avança sa chaise et parla d’un ton si prévenant que c’était à ne plus la reconnaître.

« — Daniel, mon brave homme, » dit-elle, mangez et buvez pour avoir des forces, car il vous en faut… Courage, mon vieil ami, et si je vous ennuie par mon caquetage, faites-moi taire. »

Quand elle nous eut tous servis, elle s’assit près de la fenêtre où elle se mit à raccommoder des chemises et autre linge appartenant à M. Daniel, les pliant à mesure et les plaçant avec soin dans un vieux sac en toile cirée comme en portent les marins. Pendant cette occupation, elle continuait à parler sur le même ton calme :

« — Oui, Daniel, je vous l’ai promis, en tout temps et en toute saison je garderai la maison et tout y sera entretenu selon vos désirs. Je ne suis pas une savante, mais je vous écrirai en votre absence, et j’adresserai mes lettres à M. Davy. J’espère que vous m’écrirez aussi quelquefois, Daniel, pour me faire savoir comment vous vous portez dans vos voyages solitaires.

» — Vous serez bien seule ici, j’en ai peur, » dit M. Daniel Peggoty.

» — Non, non, Daniel, je ne serai pas seule ; ne vous inquiétez pas de moi. J’aurai assez à faire en tenant la maison en état pour votre retour… pour le retour de qui peut revenir, Daniel. Par les beaux jours, je laverai et frotterai le seuil de la porte comme de coutume. Si quelqu’un s’en approchait, ce quelqu’un verrait que la pauvre veuve lui est restée fidèle… de loin comme de près. »

Quel changement rapide chez Mrs  Gummidge ! C’était une autre femme ! si dévouée ! comprenant si bien ce qu’il fallait dire et ce qu’il fallait taire, si oublieuse d’elle-même, si attentive au chagrin des autres… Je la regardais avec une sorte de vénération. Quel travail elle fit ce jour-là ! Il y avait plusieurs objets à aller chercher sur la plage pour les emmagasiner sous le petit hangar, tels que rames, filets, voiles, cordages, espars, pots à homards, sacs de lest, etc., etc. Quoique les aides n’eussent pas manqué et qu’il n’y eût pas un voisin qui ne se fût bien volontiers prêté à diminuer sa peine pour le plaisir de recevoir un merci, Mrs  Gummidge préféra aller et venir de la mer à la maison, suffisant à tout, sans s’apercevoir qu’elle ployait sous des fardeaux trop lourds pour ses épaules. Quant à déplorer ses malheurs passés, elle semblait en avoir perdu entièrement la mémoire. L’égalité de son humeur et l’espèce de gaieté qu’elle affectait en exprimant sa sympathie pour la douleur de M. Daniel et de Cham, n’étaient pas les traits les moins étonnants de sa soudaine transformation. De toute la journée, je n’avais observé ni la moindre émotion dans sa voix, ni une larme à sa paupière, lorsque, au retour du crépuscule, M. Peggoty, épuisé, s’étant endormi, elle laissa échapper enfin un sanglot, et, m’entraînant vers la porte, me dit :

« — Dieu vous bénisse, Monsieur ; soyez un ami pour le pauvre cher homme. »

Puis, courant hors de la maison, elle alla se laver le visage et revint s’asseoir paisiblement à côté de M. Daniel, afin qu’en se réveillant celui-ci la trouvât occupée tranquillement à coudre. Bref, en me retirant, je ne pouvais assez admirer l’exemple que me donnait Mrs  Gummidge.

Ce pouvait être entre neuf et dix heures, lorsqu’errant mélancoliquement par la ville, je m’arrêtai à la porte de M. Omer. Sa fille me dit que le malheur d’Émilie l’avait tellement affecté, qu’il avait souffert toute la journée et était allé se coucher sans sa pipe. Mrs  Joram crut d’abord qu’elle devait à sa vertu de femme et de mère de prononcer quelques paroles sévères sur l’infortunée ; mais de meilleurs sentiments l’emportèrent, et elle pleura en ajoutant :


« — Que fera la pauvre fille ? que deviendra-t-elle ? Comment a-t-elle pu être si cruelle pour elle-même ? »

Je me rappelai le temps où Minette était une jeune et jolie fille. Je lui sus gré de ne pas l’oublier non plus en pensant à Émilie.

« — Ah ! » dit Mrs  Joram, « ma petite Minette vient de s’endormir, et tout en dormant elle rêve d’Émilie ; elle a encore autour du cou un ruban qu’Émilie lui avait attaché de sa main la dernière nuit qu’elle passa ici. »

Ici M. Joram survint, qui se chargea de consoler son excellente femme, et je les laissai pour me rendre chez Peggoty. Ma chère bonne était encore auprès de son frère, où elle voulait passer la nuit ; la maison n’était plus gardée que par une vieille femme de ménage dont la dernière maladie de M. Barkis avait rendu les services nécessaires. N’ayant nul besoin d’elle, je l’envoyai se coucher et m’établis près du feu pour y rêver mélancoliquement.

Je tressaillis en entendant retentir le marteau de la porte, et j’allai ouvrir. Je ne vis personne d’abord qu’un vaste parapluie qui semblait marcher tout seul, mais sous lequel je finis par découvrir Miss Mowcher.

Je n’aurais pas très bien reçu la naine, si, quand elle eut fermé non sans peine son parapluie, j’avais remarqué dans sa physionomie cette expression badine qui m’avait frappé la première fois que je l’avais vue ; mais elle me regardait avec des yeux si tristes et elle se tordit les mains avec le geste d’une affliction si vraie, que je fus plutôt favorablement disposé pour elle.

« — Miss Mowcher, » lui demandai-je, « qui vous amène ici ?

» — Je vous ai suivi dans la rue, » répondit-elle, « et je n’ai pu vous atteindre… Je voulais vous parler de ce qui vous cause un si vif chagrin, un chagrin que je partage… Cela vous étonne, je le vois : les voilà bien tous ! Comme les autres, vous ne croyez pas qu’une pauvre naine comme moi puisse être susceptible d’un sentiment naturel ; je ne suis qu’un jouet dont on s’amuse et qui est aussi insensible qu’une poupée, n’est-ce pas ?

» — Je suis loin de penser ainsi, » lui répondis-je ; « je ne suis surpris que de votre visite, vous ayant vue si peu et avec…

» — Ah ! Monsieur, » dit-elle, « justement vous m’avez vue avec votre perfide ami et vous vous souvenez de mes paroles légères. Eh ! croyez-vous que lui ou d’autres auraient jamais fait attention à moi, si, au lieu de les amuser, j’étais venue les entretenir de mes misères et les apitoyer sur le père et la sœur dont je gagne le pain avec le mien ?…Mais assez là-dessus : je viens à vous parce que j’ai sur le cœur d’avoir été la complice, quoique innocente, d’une trahison… Vous-même, quand vous parlâtes devant Steerforth de cette jeune fille, vous me trompâtes sans le savoir : je vous vis rougir et pâlir en prononçant son nom, et lorsque je vous eus quitté, je me laissai persuader par ce misérable Littimer, qui m’attendait au passage, qu’il s’agissait de vous sauver d’une passion malheureuse. Son maître, me jura-t-il, voulait avertir l’infortunée encore plus pour vous que pour elle, et j’allai chez Omer et Joram lui remettre une lettre qui avait été préparée d’avance… Trouverez-vous mauvais que la pauvre naine, en apprenant ce qui s’est passé, ait tenu à se justifier ? Si jamais vous la rencontrez affectant d’être légère et indiscrète, je veux que vous sachiez que toute sa légèreté et son indiscrétion lui sont imposées par ceux qui la laisseraient mourir de faim si elle s’avisait de vouloir être sérieuse… »

Je fus accablé par cette révélation nouvelle.

« — J’ajoute, » reprit Miss Mowcher, « que ceux qui ont voulu faire de moi un instrument aveugle de leur perfidie, feront sagement de se défier de moi à l’avenir. On prétend qu’ils sont partis pour les pays étrangers ; mais s’ils retournent et que je vive encore, je les retrouverai ; si je peux réparer le mal involontaire que j’ai fait, je le réparerai… J’ai l’œil bon, Dieu merci ; et quant à ce Littimer, il vaudrait mieux pour lui avoir sur ses traces un limier altéré de son sang que la petite naine. Adieu, Monsieur, j’espère être mieux connue de vous désormais. »

Elle reprit son parapluie, que je l’aidais à déployer lorsqu’elle eut franchi le seuil de la porte, et ainsi se termina cette seconde apparition de Miss Mowcher.

Je ne tardai pas à aller me mettre au lit, et après une heure d’insomnie encore, je m’endormis jusqu’au lendemain.

Le matin de bonne heure, M. Daniel Peggoty et sa sœur vinrent me joindre, et nous nous transportâmes au bureau de la diligence, où Mrs  Gummidge et Cham nous attendaient pour prendre congé de nous.

« — M. Davy, » me dit Cham tout bas pendant que M. Daniel plaçait son sac avec les autres bagages, « sa vie est brisée ; il ne sait où il va ; il ne sait ce qui est devant lui ; il entreprend un voyage qui durera jusqu’à son dernier jour, croyez-moi : à moins qu’il ne trouve ce qu’il va chercher. Je suis certain que vous serez un ami pour lui.

» — Fiez-vous à moi, » répondis-je en serrant affectueusement la main de Cham.

« — Merci, merci de votre bon cœur, M. Davy. Une chose encore : je suis en bonne position dans mon chantier, et je ne saurais à présent que faire de ce que je gagne. Je n’ai besoin d’argent que pour les dépenses de chaque jour ; si vous pouviez employer mes gages pour lui, je travaillerais avec plus d’ardeur… quoique, pour ce qui est de cela, ne doutez pas qu’en tout temps je travaillerai toujours comme un homme et aussi bravement que possible

» — J’en suis bien convaincu, mon cher Cham ; et j’espère bien que le temps viendra où vous renoncerez enfin de vous-même à la solitude dans laquelle il vous semble si naturel aujourd’hui de passer votre vie.

» — Non, M. Davy, » dit-il en secouant la tête, « tout est fini désormais pour moi ; personne ne remplira jamais la place qui est vide : mais souvenez-vous de ce que je vous recommande au sujet de l’argent.

» — Je vous le promets, » lui répondis-je, « mais, à mon tour, je vous rappelle que M. Daniel Peggoty jouira d’un revenu régulier, quoique modique, grâce au legs de son beau-frère. »

Nous nous dîmes adieu, et j’éprouvai en le quittant une angoisse cruelle, touché du modeste courage avec lequel il subissait son affreuse douleur.

Je ne décrirai pas le désespoir mal contenu de Mrs  Gummidge au dernier moment de cette séparation.

Arrivés à Londres, notre premier soin fut de chercher pour ma bonne Peggoty, un petit logement dans lequel son frère pût avoir un lit. Nous fûmes assez heureux pour en trouver un très propre et d’un assez bas prix, chez un épicier, dans le voisinage du mien. Ce domicile une fois loué, je conduisis chez moi mes compagnons de voyage. J’achetai en chemin un plat de bœuf froid, et je priai Mrs  Crupp de me monter de l’eau bouillante pour faire du thé… Je regrette de dire que mon hôtesse ne se montra ni très attentive ni très prévenante. Il est vrai qu’elle fut très blessée de voir Peggoty relever sa robe de veuve et se mettre à épousseter ma chambre. C’était là, aux yeux de Mrs  Crupp, une liberté grande, et jamais, dit-elle, une liberté n’obtiendrait son approbation.

Sur la route de Yarmouth à Londres, M. Daniel Peggoty m’avait fait une communication à laquelle j’étais déjà préparé : c’était qu’il se proposait, avant tout, de voir Mrs  Steerforth. Je me sentis obligé de l’accompagner et de jouer le rôle de médiateur. Désirant ménager, autant que possible, les sentiments d’une mère, j’écrivis, ce soir-là même, pour annoncer notre visite. Je racontai aussi délicatement que je pus à Mrs  Steerforth l’outrage dont avait à se plaindre M. Peggoty, et ma part dans son injure. Je lui expliquai que c’était un homme d’une condition très commune, mais d’un noble caractère et d’une droiture qui devaient le relever aux yeux de tous : j’exprimais l’espérance qu’elle ne refuserait pas de le voir dans son malheur ; j’ajoutais que nous serions à Highgate vers deux heures de l’après-midi. J’envoyai ma lettre pour qu’elle fût reçue dès le matin.

À l’heure désignée, nous étions à la porte… à la porte de cette maison où, quelques jours auparavant, j’avais été si heureux, de cette maison où je m’étais si facilement abandonné à ma confiance et à mes tendres instincts, où je ne serais plus admis et où devait régner aussi la désolation.

Plus de Littimer pour nous ouvrir ; mais à sa place parut la figure plus agréable qui lui avait succédé depuis ma dernière visite, et qui nous précéda au salon. Mrs  Steerforth nous y attendait : au moment où nous entrions, Rosa Dartle se glissa derrière sa chaise,

Je vis aussitôt dans les yeux de la mère de Steerforth, qu’elle savait par son fils même ce qu’il avait fait. Elle était pâle et portait les traces d’une émotion plus profonde que celle qui serait née de ma lettre seule, si elle avait été atténuée par les doutes que sa faiblesse maternelle eût appelés à son secours. Je trouvai la ressemblance entre la mère et le fils plus frappante encore qu’auparavant, et je compris que cette ressemblance était remarquée par mon compagnon.

Mrs  Steerforth était assise dans son fauteuil, la taille droite, immobile, impassible, comme si rien n’était capable de la troubler : elle fixa un regard sérieux sur M. Daniel Peggoty quand il fut devant elle, et lui il ne prit pas un air moins grave. L’ardent coup d’œil de Rosa Dartle nous examinait tous à la fois. Pendant quelques minutes, nous gardâmes le même silence.

Mrs  Steerforth fit signe à M. Peggoty de s’asseoir.

« — Madame, » dit-il à demi-voix, « je ne m’asseoirai pas dans cette maison ; je préfère rester debout. »

À ces mots succéda encore le silence, et Mrs  Steerforth le rompit en ces termes :

« — Je sais ce qui vous amène ; j’en éprouve un profond regret. Que désirez-vous de moi ? que voulez-vous que je fasse ? »

M. Peggoty plaça son chapeau sous son bras, et, cherchant dans son sein la lettre d’Émilie, la prit, l’ouvrit et la lui remit.

« — Daignez lire ceci, Madame ; c’est l’écriture de ma nièce. »

Elle la lut, toujours solennelle et impassible, ne trahissant aucune émotion de cette lecture, et rendit le papier à M. Peggoty.

« — À moins qu’il ne me ramène sa femme, dit celui-ci en montrant du doigt ce passage… je viens savoir, Madame, s’il tiendra sa parole.

« — Non, » répondit-elle.

» — Pourquoi non ? » dit M. Peggoty.

» — C’est impossible ; il se dégraderait. Vous ne pouvez ignorer qu’elle est beaucoup trop au-dessous de lui.

» — Relevez-la, dit M. Peggoty.

» — Elle est sans éducation et sans instruction.

» — Peut-être cela n’est pas, peut-être cela est, » dit M. Peggoty ; « je crois que vous vous trompez, mais je ne suis pas juge de ces choses-là ; d’ailleurs, instruisez-la, élevez-la mieux.

» — Puisque vous m’obligez à parler plus clairement que je n’aurais voulu, dans le rang où elle est née, ses relations de famille rendraient cela impossible, n’y aurait-il pas d’autre empêchement.

» — Écoutez-moi bien, Madame. » répondit-il lentement et tranquillement, « vous savez ce que c’est que d’aimer votre enfant ; moi aussi. Si elle était cent fois mon enfant, je ne pourrais l’aimer davantage. Vous ne savez pas ce que c’est que de perdre votre enfant ; je le sais, moi. Si j’avais toutes les richesses du monde, je les donnerais pour la racheter ; mais sauvez-la de cette honte, et elle ne sera jamais dégradée par nous. Personne de ceux avec qui elle a grandi depuis l’enfance ne la reverra ; nous nous contenterons tous de savoir qu’elle vit ; nous nous contenterons de penser à elle, de loin, comme si elle était sous un autre soleil et sous un autre ciel ; nous nous contenterons de la confier à son mari, et attendrons le jour où nous serons tous égaux devant Dieu ! »

Cette rude réplique n’était pas sans éloquence ; mais, quel qu’en fût l’effet sur elle, Mrs  Steerforth conserva son attitude fière ; cependant, ce fut d’une voix plus douce qu’elle dit :

« — Je ne justifie rien ; je n’oppose pas accusation à accusation ; mais je répète avec chagrin : c’est impossible. Un pareil mariage ruinerait inévitablement la carrière de mon fils, anéantirait toutes ses espérances d’avenir ; il ne peut jamais avoir lieu, jamais, rien de plus certain. S’il est une autre réparation… »

Ici, M. Peggoty l’interrompit en fixant sur elle un regard triste, mais ferme :

« — J’examine, » dit-il, « la mère qui m’offre une ressemblance si frappante avec celui que j’ai vu dans ma maison, au coin de mon feu, dans mon bateau sur la mer, et partout si affectueux, si prodigue de sourires… ou plutôt si perfide, que j’en perdrais la raison rien que d’y penser. Si cette mère ne sent pas un feu intérieur qui la brûle à l’idée de m’offrir de l’argent pour prix de la ruine de mon enfant, elle ne vaut pas mieux que son fils. Je ne sais même pas si, femme et mère, elle n’est pas pire. »

En un moment, la figure de Mrs  Steerforth avait changé : rougissant à la fois de honte et de colère, s’appuyant des deux mains sur le bras de son fauteuil, elle s’écria :

« — Et vous, quelle compensation pouvez-vous m’offrir pour avoir ouvert un gouffre pareil entre mon fils et moi ? Qu’est votre amour pour votre nièce auprès de mon amour pour mon fils ? Qu’est votre séparation auprès de la nôtre ? »

Miss Dartle la toucha doucement et se baissa pour lui parler à l’oreille, mais elle ne voulut rien écouter :

« — Non, Rosa, pas un mot ! Que cet homme m’entende ! Mon fils, le but unique de ma vie, à qui j’ai voué toutes mes pensées, dont j’ai satisfait les moindres désirs depuis l’enfance, qui ne devait jamais me quitter… mon fils s’éprendre en un moment d’une misérable ouvrière et m’éviter ! récompenser ma confiance par une déception systématique ! m’abandonner pour elle ! faire passer ce caprice avant les droits qu’a sa mère à son amour, à son respect, à sa reconnaissance !… n’est-ce pas là un outrage ? »

Rosa Dartle voulut encore ici tenter de la calmer :

« — Non, non, Rosa, pas un mot. S’il peut tout jouer contre un caprice, je puis aussi tout consacrer à un plus noble but. Qu’il s’en aille où il voudra, avec les revenus que ma tendresse lui a garantis. Espère-t-il me réduire par une longue absence ? Il connaît donc mal sa mère ! Qu’il laisse là son caprice aujourd’hui et qu’il revienne, il sera le bienvenu ! Qu’il tarde encore, et il ne reviendra plus auprès de moi tant que je pourrai prononcer une parole ou faire un geste pour le repousser, à moins qu’il ne se jette humblement à mes genoux en me demandant pardon. C’est mon droit : c’est là ce qui nous sépare… et n’est-ce pas là un outrage aussi pour une mère ? » ajouta-t-elle en regardant M. Peggoty avec le même air d’orgueil.

Pendant que la mère prononçait ces paroles, il me semblait voir et entendre le fils qui les bravait. Je retrouvais en elle l’obstination et la fière volonté que j’avais connues en lui : l’intelligence que j’avais de l’énergie mal dirigée de l’un, me révélait aussi le caractère de l’autre.

Elle s’adressa alors à moi, avec son air plus réservé, pour me dire qu’il était inutile qu’elle en entendît davantage, et qu’elle me priait de mettre fin à l’entrevue. Elle se levait avec un air digne pour se retirer ; mais M. Peggoty dit qu’elle pouvait rester, et, se dirigeant lui-même vers la porte :

« — Ne craignez pas que je sois importun ici, Madame… Je n’ai plus rien à dire… J’étais venu sans espoir, et sans espoir je m’en vais. J’ai fait ce que je croyais convenable de faire, mais je n’attendais rien de bon d’une maison qui a été si funeste pour moi et les miens ! »

Là-dessus nous partîmes, laissant Mrs  Steerforth debout près de son fauteuil, sobre et belle statue dans son silence.

Nous avions à traverser un vestibule dallé qui prenait jour par un toit en châssis vitré sur lequel couraient les rameaux d’un cep de vigne alors couvert de pampres : ce vestibule conduisait au jardin. Rosa Dartle, je ne sais par quel détour, s’y glissa en même temps que nous, et m’arrêtant :

« — C’est bien à vous, » me dit-elle, « d’avoir amené cet homme ici ! »

Il y avait dans sa physionomie une telle concentration de sombre rage et de dédain, que je n’aurais jamais pensé que même un visage comme le sien, avec sa cicatrice profondément marquée, pût l’exprimer.

« — Deviez-vous l’annoncer et le présenter, vous ? » répéta-t-elle.

« — Miss Dartle, » lui répondis-je, « vous n’êtes pas assez injuste pour me blâmer ?

» — Pourquoi faire éclater la discorde entre ces deux créatures insensées ? Ne savez-vous pas qu’elles sont folles toutes les deux, folles d’orgueil et d’obstination ?

» — En quoi suis-je coupable ?

» — Vous l’êtes d’avoir introduit cet homme ici.

» — C’est un homme gravement outragé, Miss Dartle ; peut-être l’ignorez-vous ?

» — Je sais que James Steerforth a un cœur corrompu, le cœur d’un traître ! » dit-elle la main sur son sein, comme pour y contenir l’explosion d’une tempête ; « mais qu’ai-je besoin de savoir qu’est cet homme ou sa vulgaire nièce ?

» — Miss Dartle ! » m’écriai-je, « vous aggravez une offense déjà bien suffisante ; je me contenterai de dire en partant que vous lui faites une grande injure.

» — Moi, lui faire injure, » reprit-elle ; « moi, faire injure à ces gens-là ! Je voudrais voir fouetter cette fille publiquement. »

M. Peggoty franchit la porte du jardin sans prononcer un mot.

« — Honte ! honte ! Miss Dartle, » dis-je indigné ; « comment pouvez-vous fouler aux pieds une affliction si peu méritée !

» — Je les foulerais tous aux pieds, » répondit-elle ; « je voudrais que la maison de cet homme fût rasée ; je voudrais que cette fille fût marquée d’un fer rouge, vêtue de haillons et jetée à la rue pour y mendier ou y mourir de faim. Si j’étais son juge, telle serait ma sentence ; si je savais où la trouver, j’irais pour la traiter d’infâme. Si je pouvais la poursuivre jusqu’au bord de sa tombe, je l’y poursuivrais ; si je savais une parole capable de la consoler à sa dernière heure, j’aimerais mieux mourir moi-même que de la prononcer ! »

La véhémence de cette malédiction ne saurait donner qu’une faible idée de la colère qui la possédait et qui éclatait dans le tremblement de toute sa personne comme dans l’accent de sa voix, quoiqu’elle parlât plus bas que son ton habituel. J’ai vu la colère sous plus d’une forme, mais jamais sous une forme pareille.

Lorsque je rejoignis M. Peggoty, il descendait pensivement la colline. Il me dit qu’ayant fait à Londres tout ce qu’il s’était proposé d’y faire, « il commencerait ce soir-là même ses voyages.

» — Et où voulez-vous aller ? » lui demandai-je.

« — Je vais chercher ma nièce ! » Ce fut toute sa réponse.

Nous allâmes au petit logement retenu par sa sœur, à qui je fis part de ce que M. Daniel m’avait répondu, et qui me dit que c’était là tout ce qu’elle avait pu tirer de lui le matin ; mais qu’elle supposait qu’il avait quelque projet arrêté dans sa tête.

Je n’aurais pas voulu le quitter dans une semblable circonstance, et nous dînâmes tous les trois ensemble. Ce repas fini, nous restâmes assis près de la fenêtre, sans échanger beaucoup de paroles. Puis, l’heure écoulée, M. Daniel se leva et alla chercher son sac de toile cirée avec son gros bâton qu’il plaça sur la table.

Il accepta de sa sœur une petite somme à compte sur son legs, tout ce qui lui était nécessaire pour un mois au plus, d’après mon calcul. Il promit de m’écrire ou de me revoir dès qu’il aurait quelque chose à me communiquer, attacha son sac sur ses épaules, prit son bâton, et nous dit : « Adieu ! »

« — Que le ciel vous bénisse, ma chère et bonne sœur, » ajouta-t-il en embrassant Peggoty, et vous aussi, M. Davy, » en me serrant la main ; « je vais la chercher, loin, bien loin. Si elle revenait pendant mon absence… hélas ! c’est peu probable… ou si je la ramenais, mon intention est de vivre et de mourir avec elle là où personne ne pourra lui adresser un reproche. Si quelque malheur imprévu m’arrête en chemin, souvenez-vous des dernières paroles que je laisse pour elle : « Je n’ai jamais cessé d’aimer ma bien-aimée fille, et je lui pardonne. »

Il s’exprima ainsi avec solennité, la tête découverte ; puis, mettant son chapeau, il descendit l’escalier. Nous l’accompagnâmes à la porte : c’était une chaude et poudreuse soirée ; c’était l’heure où, dans le carrefour auquel aboutit la rue, avait lieu une cessation temporaire de l’éternel bruit des pas sur le trottoir ; le soleil brillait d’un éclat rougeâtre.

Bien souvent quand revint cette heure du soir, bien souvent si je me réveillais la nuit, quand j’observais la lune, quand j’écoutais la chute de la pluie ou le souffle du vent, je pensai à cette figure solitaire que nous avions tout-à-coup perdue de vue au milieu de la lumière du soleil couchant, et je répétai tout bas ces paroles du triste pèlerin : « Je vais la chercher loin, bien loin… Si quelque malheur imprévu m’arrête en chemin, souvenez-vous des dernières paroles que je vous laisse pour elle : Je n’ai jamais cessé d’aimer ma bien-aimée fille, et je lui pardonne. »

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