David Copperfield (Traduction Pichot)/Notice biographique

Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (1p. v-xx).

CHARLES DICKENS.


L’Histoire personnelle de David Copperfield est celui des romans de Charles Dickens qu’il considère comme son chef-d’œuvre, et la critique anglaise a été de la même opinion que l’auteur. Populaire comme est Charles Dickens, aimé personnellement des lecteurs mêmes qui ne le connaissent pas, on ne saurait être surpris d’ailleurs du succès d’un ouvrage où non-seulement on admire toutes les qualités de son talent original, mais où l’on trouve encore tant d’allusions à sa propre histoire, tant de sentiments et tant d’événements qui lui sont communs avec son héros. En effet, David Copperfield est ce qu’on peut appeler une autobiographie romanesque, où le romancier s’est introduit lui-même et plusieurs personnages réels à côté de lui, en substituant des pseudonymes aux noms propres. Mais il y a mieux dans cette fiction que la vérité biographique, il y a ce qui place Charles Dickens au rang de Foë, de Lesage et de Fielding, « la vérité humaine,» celle qui intéresse les Français aussi bien que les Anglais, l’étude de la vie. C’est parce que cette vérité-là recommande aussi tous les grands ouvrages qui ont précédé David Copperfield, que, dans ces ouvrages-là, on avait aussi curieusement cherché à deviner si Charles Dickens ne s’était pas peint lui-même sous les traits d’Oliver Twist, le pauvre enfant de paroisse, et sous ceux de Nicholas Nickleby, le sous-maître d’un de ces pédagogues tyrans dont M. Creakle nous offre un second type, etc., etc.

J’ai raconté quelques-unes de ces suppositions indirectes en tête de la collection des contes de Charles Dickens[1] et je suis réduit à reproduire ici presque textuellement la notice insuffisante que j’écrivis alors, me contentant de répéter avec les amis de l’auteur, que l’histoire de David Copperfield n’est qu’une première partie des révélations autobiographiques qu’il se réserve de faire au public à sa manière. Je répète donc que, sans pouvoir dire si, en effet, Charles Dickens, comme autrefois l’auteur de la Richesse des Nations, Adam Smith, enlevé par des Bohémiens, fut initié de bonne heure par une enfance malheureuse à l’observation des mœurs populaires, s’il fut à la fois Oliver Twist, Nickleby et David Copperfield, j’avais toujours pensé qu’il y avait un roman inconnu dans son enfance et sa jeunesse, un roman dont le mystère l’exposerait à toutes les conjectures s’il ne consentait à raconter lui-même son origine, son éducation et les vicissitudes de sa carrière, avant que la popularité littéraire l’eût couronné de son auréole, avant que le produit de sa plume lui permît de traverser la France dans son grand carrosse attelé de six grands chevaux de poste, pour aller occuper pendant une année, à Gènes, les magnifiques appartements du palais Peschiere.

Justifiant de mon mieux ma curiosité, dont je rendais complices les nombreux lecteurs qui avaient en moi leur interprète, je demandai à Charles Dickens lui-même les moyens de la satisfaire, au moins en partie. J’obtins une réponse, mais on va voir que cet ingénieux romancier, dont la plume rivalise avec le crayon d’Hogarth, n’est nullement pressé d’imiter les auteurs égoïstes qui, dans des Confessions, des Mémoires ou des Préfaces confidentielles, révèlent au public les moindres détails de leur vie privée, tantôt avec une familiarité, tantôt avec une emphase exprimant également la consciencieuse conviction de leur importance. Je dois au moins transcrire le paragraphe de cette lettre où Charles Dickens me console de son laconisme en m’annonçant qu’il ne compte pas rester éternellement derrière le nuage. Il m’écrivait de Gênes, où il était alors, à la date du 10 avril 1845, et, après quelques observations sur la traduction des Carillons de Noël, il ajoutait :

« Je suis né à Portsmouth, dans le comté de Hampshire, en Angleterre, le 7 février 1812. Ce serait un plaisir pour moi de vous donner quelques détails sur ma vie, comme vous le désirez, n’était que j’ai formé le dessein, il y a long-temps, de l’écrire moi-même… cela vous amusera peut-être de savoir que j’ai lu maintes fois ma biographie, et que j’y ai trouvé quelque nouveau et bizarre incident qui m’était révélé à moi-même ; mais la plus bizarre et la plus neuve peut-être de toutes ces histoires a été écrite en français, etc., etc., etc. »

On comprendra qu’il serait peu convenable, après une pareille réponse, d’aller copier les biographes mal renseignés, que la réserve de Charles Dickens a mis en frais d’imagination à son sujet. Je n’oublierai jamais que je me fis autrefois une mauvaise querelle avec lord Byron, pour avoir introduit dans une notice en tête de ses œuvres je ne sais plus quelle anecdote, qui, certes, ne constituait pas un délit aussi grave que le fabuleux assassinat sérieusement attribué par Goëthe au poète anglais. Lord Byron, irascible de sa nature, ne ménageait pas toujours ses termes, et notre explication faillit aboutir à un duel… Je ne sais si Charles Dickens tire le pistolet aussi fatalement que le tirait Childe-Harold ; mais je m’en inquiète peu, voulant entretenir à tout prix les bons rapports qui me lient à un homme aussi aimé qu’admiré par tous ceux dont il est connu.

Quand on voit Charles Dickens comme je l’ai vu dans son petit hôtel de Devonshire-Terrace, si poli, si gracieux, si naturel et parlant de ses enfants plus volontiers que de ses ouvrages, on a bientôt oublié toutes les conjectures de ses biographes, on oublie même l’auteur dans le gentleman, et l’on se livre à lui comme si on était depuis longtemps de ses amis. Il faudrait réellement avoir une bien mauvaise conscience pour ne pas se sentir à son aise avec ce charmant conteur, se rappellerait-on de temps en temps que cet œil qui vous sourit avec une bienveillance si courtoise, est le même dont le regard microscopique pénètre dans les plus intimes replis du cœur.

Ce fut en 1848 que je fis ma première visite à Charles Dickens dans sa maison de Londres : je me présentai moi-même, et je lui présentai en même temps un ami, mon compagnon de voyage, qu’il n’accueillit pas moins gracieusement, malgré sa réputation de critique difficile et cet infernal pseudonyme qui a fait se donner au diable maints romanciers de France et d’Angleterre. Sans chercher d’intermédiaire et me rappelant l’accueil que j’avais trouvé à Édimbourg, vingt ans auparavant, auprès de sir Walter Scott, en lui offrant la première traduction française de ses poèmes, j’envoyai à Charles Dickens les numéros de la Revue Britannique qui contenaient l’épisode historique des troubles de 1780, intitulé la Cloche de Tocsin, en sollicitant la permission d’aller sonner à sa porte avec mon ami Old-Nick. La réponse ne se fit pas attendre, et la voici :

Devonshire-Terrace, York-Gate, Regent’s Park.
7 juin 1843.
« Mon cher Monsieur,

» Je serai vraiment heureux de recevoir votre visite et celle d’un gentleman aussi universellement connu que le personnage noir dont vous me parlez dans votre billet. S’il vous convenait de venir lundi prochain à midi (je fais une petite absence à la campagne dans l’intervalle), ce sera un grand plaisir pour moi de faire personnellement votre connaissance.

» Je vous remercie beaucoup de la Cloche de Tocsin, ainsi que de tout ce que vous me dites d’obligeant et d’aimable.

» Croyez-moi fidèlement à vous,
» CHARLES DICKENS. »
À M. AMÉDÉE PICHOT.

Nous n’eûmes garde de manquer au rendez-vous, le personnage noir et moi. Je ne décrirai ni le cabinet élégant où nous fumes reçus, ni les riches bibliothèques remplies de beaux livres bien reliés, où se portaient avidement nos yeux de bibliophiles, ni le portrait de femme qui nous révéla tout d’abord qu’il y avait dans la maison un de ces anges domestiques que le ciel accorde quelquefois ici-bas à l’homme de lettres pour l’encourager au culte du beau et du bon ; je ne raconterai pas notre entretien à trois, qui devint tout-à-fait cordial lorsque notre hôte eut vérifié par un de ses malicieux regards qu’aucun pied fourchu n’avait franchi le seuil de sa porte : il faut donc que le lecteur se contente de mon affirmation répétée, que Charles Dickens est un causeur de bonne compagnie, fécond en saillies fines, et ajoutant une grâce de plus à son esprit par son sourire plein de franchise. Sa pantomime est expressive, sans sortir des limites de la dignité britannique ; et lorsque j’ai entendu vanter, depuis, son rare talent comme lecteur et comme acteur sur les théâtres de société, j’ai compris facilement que le noble marquis de Normanby avait en lui son plus redoutable rival.

Le charme qui vous attache tout d’abord à Charles Dickens, est dû à l’air de bonne humeur et de franchise qui anime sa physionomie. Cette bonne humeur et cette franchise sont l’expression de l’auteur heureux, à qui le succès est venu naturellement, qui l’a attendu sans impatience maladive, qui ne l’a pas hâté par le charlatanisme ou l’intrigue, qui l’a accepté sans sotte vanité, et qui sait, par sa bonne grâce, se le faire pardonner auprès de ceux dont sa fécondité déroute la concurrence. Rien qu’à le voir, on devine qu’il n’a ni envieux ni ennemis, et qu’il compte beaucoup d’amis. En effet, interrogez ses compatriotes, sa popularité n’est pas bornée à un parti, — quoiqu’il ait sa couleur politique ; — cette popularité le suit dans les salons du grand monde, où c’est à qui lui serrera la main, et dans les meetings, où il est salué par d’unanimes applaudissements dès qu’il paraît pour prendre la parole, soit à l’Institut des ouvriers de Manchester, soit dans une assemblée tenue à Londres pour provoquer l’abolition de la peine capitale, soit plus récemment, lorsqu’il a présidé au banquet annuel de la Société fondée pour secourir les auteurs et les artistes indigents.

Jusqu’à ce jour auteur favori et privilégié, Charles Dickens n’a rencontré dans la presse périodique qu’une critique bienveillante, sauf peut-être un article du Times, bien moins à son adresse qu’à celle d’un journal rival, qui avait spéculé sur sa collaboration exclusive. Sir Walter Scott paya plus cher le simple soupçon d’avoir prêté sa plume au rédacteur long-temps anonyme du John-Bull, Quant à nous, en France, notre admiration pour Charles Dickens ne saurait aller jusqu’à sacrifier les droits de ce goût traditionnel, qui n’accorde aux auteurs étrangers leurs grandes lettres de naturalisation dans notre littérature, qu’avec toutes les réserves nationales. Heureusement le romancier anglais lui-même n’a jamais prétendu interdire la discussion impartiale de son talent. Il sait à quelles conditions on règne en littérature, n’importe dans quel genre, et la modestie qu’il a mise à se défendre contre le petit nombre d’objections faites à son talent, prouve qu’il ne songe nullement à s’appliquer la fiction des chartes politiques, qui dit que le roi ne peut mal faire (the king cannot do wrong). Approuver Charles Dickens sans restriction serait d’autant plus dangereux, qu’il a eu déjà en France des imitateurs qui ont exagéré ses défauts et perverti ses qualités. Remarquable par cette fine observation qui reproduit avec le même relief le sentiment et la sensation, l’expression intellectuelle du caractère et les habitudes toutes physiques du tempérament, l’auteur d’Oliver Twist accorde peut-être quelquefois plus d’importance à l’analyse matérielle qu’à l’analyse morale. Quelques-uns de ses meilleurs portraits appartiennent à la caricature. En visant à l’effet, il tombe dans l’affectation, tantôt par la pensée, tantôt par le style. Une observation minutieuse lui fait quelquefois trop facilement admettre dans ses peintures des accessoires vulgaires. Sous le pinceau délicat de Mieris surgissent tout-à-coup des formes que Callot seul avouerait. Sa verve enfin, trahie par la prolixité des détails, ne se contentant plus du mot propre, hasarde une comparaison peu naturelle. Voilà pour les descriptions et les portraits de Charles Dickens dans les ouvrages qui ont précédé David Copperfield. En général, ce qui a manqué jusqu’ici à Charles Dickens dans ses romans de longue haleine, c’est le plan, c’est cette unité dramatique qui suffit à embrasser dans un seul cadre le tableau de la vie humaine, témoin Tom Jones, mais qui n’y parvient qu’en groupant avec art tous les éléments de l’action et de l’intérêt.

Cette imperfection dans le plan s’explique, mais ne se justifie pas, lorsqu’on apprend comment ont été composés et publiés jusqu’ici tous les romans de Charles Dickens, tantôt par chapitres hebdomadaires, tantôt par fractions mensuelles, l’auteur, comme un dieu aveugle, lançant en quelque sorte ses personnages au hasard à travers les vicissitudes de la vie, ignorant comme eux où la destinée le conduit, et s’égarant avec eux dans des intrigues compliquées dont il faut tout-à-coup trouver le dénouement, quand l’apprenti de l’imprimerie vous apporte une épreuve sur la marge de laquelle le prote insatiable réclame de la copie. Ce travail littéraire, au mois, à la semaine, à l’heure, convenait aux romans par lettres de Richardson ; mais il est douteux que Walter Scott lui-même, avec sa merveilleuse facilité, eût voulu composer ainsi Ivanhoë ou les Contes de mon Hôte.

Charles Dickens a été amené à cette rapide périodicité de production, par la nature de ses premiers essais et son association avec la presse périodique. En effet, ce romancier, qui publie aujourd’hui ses volumes par cahiers comme un Magazine ou une Revue mensuelle, avait fait ses débuts dans un journal quotidien. On dit qu’il était attaché comme sténographe ou rédacteur des débats parlementaires et des tribunaux, à la feuille politique où il glissa modestement, une par une, ces Esquisses signées Boz, qui attirèrent tout-à-coup l’attention du public anglais, — croquis originaux, petites scènes populaires dont quelques personnages furent transportés depuis avec plus de développement parmi les figures sérieuses et grotesques de ses livres. On retrouve, en effet, dans les Esquisses de Boz, le premier trait du bedeau Bamble, la silhouette de Mrs  Gramp, l’ébauche du juif Fagin. Encouragé par le succès de ces croquis d’album, Boz voulut intéresser le public aux aventures d’un même personnage en groupant autour de lui un club d’originaux. Cette conception se rapprochait de celle qui fit la fortune du Spectateur, et, comme Addison, Charles Dickens eut le bonheur de créer des types qui furent tout d’abord acceptés comme des individualités vivantes. Le crayon du caricaturiste Cruikshank multiplia ces figures comiques, un autre artiste les reproduisit en statuettes de cire ; bientôt M. Pickwick et son domestique Sam Weller, comme don Quichotte et Sancho Pança, furent introduits dans tous les salons et dans tous les clubs, certains de provoquer partout un rire de bonne humeur. L’histoire de M. Pickwick et de son club est tout à la fois une satire sérieuse et plaisante de la vie anglaise : personne n’y est épargné, les hommes politiques, les juges, les avocats, les savants, les bourgeois, les artistes, entretiennent la verve de l’auteur sans le secours d’une intrigue romanesque. Cette verve est la même, soit que Charles Dickens s’élève à la hauteur de la comédie élégante, soit qu’il descende à la parodie burlesque ; puis, tout-à-coup, votre rire est interrompu par l’expression spontanée, mais naturelle, de cette sensibilité vraie qui distingue l’auteur comique, le poète et le philosophe du bouffon. Ce mélange de gaîté et de sentiment constitue l’humour dans la littérature britannique ; — or, n’est pas humoriste qui veut, parce qu’il faut pour l’être ressembler à Shakspeare, à Fielding, à Sterne (chez qui l’humour triomphe de l’affectation), à Smollett (dans Humphrey Clinker) et à Walter Scott. Sans avoir imité aucun de ces talents divers, Charles Dickens est un humoriste comme eux ; car, quelquefois maniéré et trivial, volontiers prolixe et égarant l’attention dans ses parenthèses, il réunit à l’esprit qui provoque un fou rire, le don si rare de faire couler la larme qui vient du cœur, la larme de l’ange gardien de Mon Oncle Toby.

L’immense succès des Pickwicks papers ne saurait être compris en France. Cet ouvrage est le moins traduisible de tous ceux de Charles Dickens, à cause d’une foule de locutions populaires exclusivement anglaises et appartenant plutôt à l’argot qu’à la langue littéraire. On retrouve beaucoup de ces locutions encore dans Oliver Twist ; mais il est possible de les éluder ou d’y substituer des équivalents sans nuire à l’intérêt ni travestir le sens de la phrase textuelle. Si la traduction de ce roman n’a obtenu guère plus de succès que celle de Pickwick, si Nicholas Nickleby, qui a été traduit aussi, ne donna pas encore à Charles Dickens la popularité qu’il mérite d’avoir en France comme en Allemagne, il faut se rappeler que cette popularité ne fut accordée à Walter Scott qu’après son quatrième roman : Waverley, Guy Mannering, l’Antiquaire et Rob Roy même, traduits en français, attendirent quatre ans chez leurs éditeurs que les Puritains d’Écosse vinssent faire leur réputation.

Il faut tout dire cependant : quelques progrès que la démocratie ait faits dans nos mœurs politiques et même dans nos habitudes littéraires, le goût français est encore aristocrate ; il existe dans le roman créé par le tory Walter Scott une sorte de distinction chevaleresque qui devait attirer naturellement à elle les imaginations françaises, nourries, dans les lycées de l’Empire comme dans les collèges de la Restauration, des traditions du grand siècle. Notre théâtre, qui complétait alors l’éducation classique, notre théâtre, où régnait Talma, inspirait au peuple lui-même le respect des personnages historiques. La tragédie bourgeoise était appelée un genre bâtard ; notre comédie elle-même aime les ducs et les marquis, les duchesses et les marquises. Aujourd’hui encore, malgré 1830, peut-être pour notre public, les héros des romans de Charles Dickens auraient-ils besoin de quelques quartiers de noblesse ; sans doute, ceux-là même qui sont du plus bas étage peuvent en appeler aux artistes et aux penseurs ; ils ont le droit de dire en faisant allusion au fameux aphorisme de Terence : « Nous sommes hommes après tout ; » oui, mais pour la France leur costume est trop exclusivement anglais, leur langage trop anglais aussi, soit qu’ils personnifient une classe, soit qu’ils traduisent un de ces caractères exceptionnels qui constituent l’excentricité britannique.

Au reste, les Anglais eux-mêmes placent bien haut, comme peintres nationaux, tels de nos propres romanciers que notre critique plus dédaigneuse juge tout juste dignes d’être lus par ces boutiquiers et ces grisettes dont ils racontent les peines et les plaisirs pour faire le tableau de la vie parisienne.

Sous le rapport du choix de leurs sujets, il existe une grande analogie entre la première manière du peintre Wilkie et les premiers romans de Charles Dickens. Comme le Teniers anglais, allant faire en Espagne, en Italie et jusqu’en Orient de nouvelles études, l’auteur d’Oliver Twist semble, depuis quelques années, chercher un plus large horizon en allant successivement voyager aux États-Unis, en Italie et en Suisse. Il était naturel qu’il tournât d’abord ses regards vers cette Amérique anglaise, où la piraterie des libraires lui avait créé des lecteurs par millions. L’annonce de son excursion de l’autre côté de l’Atlantique fut saluée par tous ces lecteurs avec une acclamation universelle. On lui prépara littéralement une odyssée triomphale. À son débarquement, il y eut une foule pour le recevoir. Un prince eût plus facilement que le simple romancier réclamé l’incognito au milieu de cette population démocratique. Partout où la présence de Charles Dickens était soupçonnée, il se faisait une espèce d’émeute de curieux ; partout où ce nom était prononcé, mille échos le répétaient avec des transports, et ce cri d’enthousiasme éclata même, je crois, pour lui, au-dessus de la voix tonnante des cascades du Niagara.

Charles Dickens publia, à son retour, la relation de son voyage. — Qui ne s’attendait à trouver dans cette relation, l’enthousiasme du voyageur pour l’Amérique au niveau de l’enthousiasme de l’Amérique pour le voyageur ? Mais telle est l’irrésistible nature de cet esprit observateur, telle est son impartialité, telle est son antipathie pour toute exagération et toute emphase, telle est sa clairvoyante et impitoyable perception du ridicule, qu’au risque de blesser la vanité de ce peuple géant, mais géant quelquefois enfant et qui se laisse aller à quelques puérilités, — Charles Dickens a mêlé la critique à l’éloge dans des proportions fort inégales. Son libéralisme politique n’a pu lui faire fermer les yeux sur les vices de cette démocratie qui a trop souvent oublié qu’il y a, pour les républiques comme pour les rois, une morale au-dessus de la loi des majorités ; son respect pour l’indépendance individuelle n’a pu aller jusqu’à trouver de bon goût certaines habitudes américaines opposées à l’étiquette ou à la dignité de l’éducation anglaise. Sans citer aucun nom, sans tomber dans la personnalité, Charles Dickens a été tour à tour sévère et moqueur pour ses hôtes. — Il en est résulté des répliques amères : avec son goût pour les litres bizarres, faisant peut-être allusion à cette banqueroute qui a inspiré de si amères récriminations au révérend Sydney Smith, Charles Dickens intitula sa relation : Notes américaines mises dans la circulation générale. Plus d’un champion de l’honneur de l’Union s’est vanté de lui avoir rendu en usure la monnaie de son papier. — Mais il est difficile d’avoir le dernier mot avec un auteur qui a autant de ressources dans l’esprit que Charles Dickens : une véritable satire des États-Unis a été intercalée par lui, sous forme d’épisode, dans les Aventures de Martin Chuzzlewit.

En 1844, Charles Dickens conçut le projet de passer une année en Italie. Il traversa rapidement la France de Boulogne à Marseille, où il s’embarqua pour aller établir ses quartiers d’hiver à Gènes, dans cette même cité où autrefois lord Byron avait élu domicile. Le romancier a publié ses pérégrinations péninsulaires, et c’est un curieux petit volume que celui où il applique à Gênes, à Florence, à Milan, à Rome, etc., le microscope de son observation. Après tant de descriptions pompeuses, après tant de déclamations enthousiastes qui nous parlent des ruines poétiques de l’Italie, cette reine des arts, avec la même sensibilité officielle qui inspire les faiseurs d’oraison funèbre sur le catafalque de quelque personne royale, il est piquant de lire les impressions vraies d’un auteur fidèle à son caractère et à la spécialité de son point de vue[2].

On regrette sans doute que ce peintre d’intérieurs n’ait pas pénétré dans les coins intimes de la vie italienne, qu’il n’ait vu, ou du moins qu’il n’ait décrit que l’Italie extérieure, la place publique, la rue, la société qu’on rencontre sur les routes et à bord des bateaux à vapeur ; mais, grâce à la rapidité de son coup d’œil, Charles Dickens saisit au passage tout ce qu’il y a de saillant et maintes particularités qui échappent aux touristes ordinaires. Pour peu qu’un compagnon de voyage ait une physionomie en relief, il lui compose un rôle, et le récit s’anime comme une de ces scènes épisodiques dont le comédien Mathews, ce Protée du théâtre de Londres, faisait à lui seul le dialogue et la pantomime. Son courrier, espèce de factotum nomade, la femme qui lui montre les oubliettes d’Avignon, le vieux pâtre de Gênes qui veut le convertir et lui raconte l’histoire de saint Pierre pour le plaisir d’imiter le coq dont le chant réveilla le remords au cœur de l’apôtre, le petit Français de Marseille qui protège familièrement un bonhomme de capucin, et le même capucin qui, devenu un des fonctionnaires de la procession de Nice, écrase de son mystérieux regard le Français goguenard, reparaîtront peut-être un jour dans quelque cadre romanesque, comme les figures esquissées par Boz ont retrouvé une vie nouvelle dans Oliver Twist et Nicholas Nickleby. Je ne ferai plus qu’une remarque en l’honneur de Charles Dickens à propos de ce voyage. Appartenant à un culte ennemi du catholicisme et habituellement porté à trouver un côté plaisant aux choses les plus graves, il parle avec une rare convenance des cérémonies de la religion qu’on professe en Italie, et il ne critique que ce que beaucoup de bons catholiques peuvent critiquer eux-mêmes en toute sûreté de conscience, fidèle à la charité et à la philosophie qui l’avaient si bien inspiré dans son tableau historique des troubles de 1780.

Quelques chapitres de ce voyage d’Italie avaient paru sous la forme épistolaire dans le nouveau journal fondé à Londres, par MM. Bradbury et Evans, riches éditeurs. Charles Dickens, séduit par de brillants avantages pécuniaires et la promesse d’une grande part d’influence, devait se consacrer exclusivement à cette feuille politique (The Daily News). Il avoue qu’il commit, en s’engageant ainsi, une courte méprise (a short mistake). Quoique enfant de la presse, il est depuis trop long-temps accoutumé à écrire selon son caprice pour abdiquer sa personnalité dans une œuvre collective, première condition tacitement imposée à tout écrivain qui se fait sérieusement journaliste. Avec le format des journaux actuels en Angleterre, la pensée d’un seul homme ne saurait plus suffire aujourd’hui, comme du temps de Daniel de Foë (ce multiple et merveilleux ouvrier de la presse), pour donner un corps et une âme à ces oracles quotidiens, forcés, chaque matin, de réaliser la fameuse thèse de Pic de la Mirandole, traitant de omnibus rebus et quibusdam aliis (de toutes choses et de quelques autres encore).

Charles Dickens cessa, au bout d’un premier trimestre, de collaborer au Daily News. La question sur laquelle il revenait le plus souvent dans ce journal est celle de l’abolition de la peine de mort. Il avait le projet d’examiner plusieurs autres questions de morale, de législation et d’économie politique ; car cet Hogarth littéraire, ce romancier satirique, cet ingénieux peintre des mœurs populaires, cet esprit humouriste, ne croit pas qu’une haute intelligence doive se contenter du métier d’amuseur public. Les romanciers moralistes sont un peu comme les prédicateurs : leurs sympathies, charitables pour la classe pauvre, se traduisent quelquefois en récriminations démocratiques contre les classes supérieures. Charles Dickens a pu, dans un meeting ou dans un banquet philanthropique, disserter sur la question sociale avec un faux semblant de socialisme qui a trompé ceux qui voudraient l’enrégimenter dans cette sophistique utopie, où l’on dispose des biens de la terre avec une générosité très commode, car nous n’avons pas encore vu un de nos sophistes socialistes ou chartistes payer les dettes de ses adeptes, si même il paie les siennes, ni, comme les premiers chrétiens, commencer par mettre sa fortune dans le lot commun, si par hasard il a une fortune. Charles Dickens est un esprit plein de droiture et de franchise ; il est philanthrope sans la moindre hypocrisie religieuse, sans la moindre tartuferie utopique[3]. Il ne veut pas sacrifier la société tout entière à une idée nouvelle ; mais sans être ni un sectaire, ni un conspirateur, ni même un homme de parti, il ne serait pas fâché de réformer philosophiquement et politiquement l’Angleterre aussi bien que le reste du monde. Il y a donc d’excellentes leçons dans ses romans et dans ses contes, comme dans le journal hebdomadaire (The Household Words) qu’il vient de fonder tout récemment et qu’il dirige avec ce mélange de satire sérieuse et de sentiment qui relève son caractère de conteur. Nous devons estimer cette noble ambition du philosophe et du citoyen ; mais nous regretterions que le romancier ne maintint pas ses fictions dans le cadre du genre. Il est permis de glisser beaucoup de philosophie et de morale dans le roman, pourvu que la morale et la philosophie n’étouffent pas le roman lui-même. Mieux vaut cent fois un sermon qui amuse qu’un roman qui ennuie ; c’est la poétique de ceux qui trouvent que Molière est un grand philosophe et un grand moraliste dans ses comédies. Sous ce rapport, Charles Dickens a su garder jusqu’ici une juste mesure, même dans ses Contes de Noël et du Jour de l’An, qui sont, à son point de vue, des contes moraux et philosophiques.

La traduction de ces contes a obtenu d’abord le suffrage de Charles Dickens lui-même et celui de quelques juges dont l’approbation n’a pas moins encouragé le traducteur : j’avais prétendu calquer l’esprit et la manière du conteur anglais. C’était peut-être une œuvre plus difficile qu’on ne pense, et que peuvent seuls apprécier ceux-là qui ont lu l’original. Charles Dickens s’est fait un style à lui, qui n’est ni celui de Sterne, ni celui de Walter Scott, style qui réunit bizarrement des locutions elliptiques à une prolixité capricieuse. Reproduire sa pensée sans la forme serait s’exposer à une infidélité. Être à la fois l’esclave des exigences de la correction française et des fantasques libertés de l’anglais, tel était le problème. Si je l’avais résolu, cela prouverait que notre langue a assez de ressources en elle-même pour n’avoir pas toujours besoin des aumônes que daignent lui faire de temps en temps ces poètes et ces prosateurs dont les fières négligences ne peuvent être sûrement imitées par qui n’a pas conquis, comme eux, les immunités du génie.

J’ai suivi un autre système pour traduire David Copperfield. Non-seulement j’ai sacrifié davantage les anglicismes au désir de satisfaire le goût français, mais encore j’ai modifié un ou deux caractères et abrégé quelques scènes.

J’avais même supprimé deux personnages dans la première édition (celle de la Revue Britannique, dont l’édition belge n’est que la reproduction, je les ai rétablis dans celle-ci sans avoir, je l’espère, compromis le succès en France.

Amédée Pichot.



  1. Les Contes de Charles Dickens, publiés à la librairie d’Amyot, Paris, 1847 ; 2 volumes contenant les Apparitions de NoëlLes Carillons. — Le Cricri du Foyer. — Nelly, etc.
  2. Ce petit volume a été traduit en partie dans la Revue Britannique.
  3. Le mauvais sentiment que Charles Dickens flétrit le plus impitoyablement dans ses romans, c’est l’égoïsme sous toutes ses formes, depuis l’égoïsme hypocrite et patelin (Peckniff), l’égoïsme sec et dur (Scrooge et M. Dombey), jusqu’à l’égoïsme insouciant qui s’ignore presque lui-même (Martin Chuzzlewit), etc. L’égoïsme est pour le romancier le vice anti-social par excellence. Aussi le filou, le voleur, l’assassin deviennent en quelque sorte intéressants dans ses tableaux, quand ils ne sont pas encore entièrement sevrés de cette sympathie humaine que Shakspeare appelle The milk of human kindness. Charles Dickens n’a jamais entendu rendre le crime intéressant, mais il a reconnu la vérité du principe posé par Adam Smith au début de sa Théorie des sentiments moraux, que « la sympathie, comme toutes les passions primordiales de la nature humaine, n’est pas un sentiment dont soient exclusivement susceptibles les cœurs vertueux et humains, quoiqu’ils l’éprouvent peut-être avec la sensibilité la plus exquise ; mais le plus grand coquin, le plus endurci violateur des lois de la société, n’en est pas tout-à-fait dépourvu. »