Darwin : sa vie, son œuvre, sa philosophie/03

Presses universitaires de France (p. 13-64).

LA PHILOSOPHIE


i. — Le propre de l’esprit humain est de concevoir par un acte, pour ainsi dire créateur, toute une série de types d’objets possibles, types d’après lesquels peuvent être réalisées en nombre indéfini des choses particulières. Qu’on examine, par exemple, le cas du géomètre. En s’accordant à lui-même la notion de l’espace pur homogène à trois dimensions et en faisant mouvoir par la pensée dans cet espace des points, des lignes, des surfaces, il conçoit une multitude de formes géométriques, lignes droites et courbes, angles, triangles, polygones réguliers et irréguliers, circonférences, ellipses, prismes, cônes, cylindres, sphères, etc., liste qui s’allonge indéfiniment. Car on peut toujours concevoir des combinaisons plus complexes de figures variées. La seule limite est ici la possibilité même de construire. Or si nous choisissons un type géométrique donné, par exemple celui du triangle équilatéral, nous le voyons : il nous est facile de tracer une infinité de triangles individuels qui seront tous équilatéraux. Ils ne différeront que par des accidents, longueur des côtés, épaisseur et couleur de leurs limites. L’individuel est bâti suivant un type : il n’est jamais qu’un exemplaire de ce type.

Laissons maintenant ce cas abstrait et tournons-nous vers la Nature. Elle nous offre un spectacle suggestif.

Considérons d’abord le cas des objets inorganiques, substances chimiques, minéraux, astres par exemple. Les multiples objets qui appartiennent à ces catégories diffèrent sensiblement les uns des autres. Il n’y en a pas deux qui soient identiques. Comparons-les : faisons abstraction de leurs différences : faisons attention à leurs ressemblances. Nous en sommes frappés. Eux aussi se laissent grouper suivant des types qui en constituent les espèces : espèces de corps chimiques, l’hydrogène, l’oxygène et l’azote, espèces de minéraux, la craie, le schiste et le granite, espèces d’astres, les étoiles fixes, les planètes, les comètes. Chacun de ces types est caractérisé par la présence de certaines propriétés essentielles. Elles se retrouvent dans tous les individus du même type. Ce sont elles que les définitions s’appliquent à résumer. C’est ainsi que l’eau est partout et toujours représentable par la formule H2O, l’ammoniaque par la formule AzH3.

Passons maintenant aux êtres vivants, végétaux et animaux. Nous faisons à leur sujet des constatations analogues : mais elles se compliquent d’une manière remarquable.

Nous sommes dans une forêt. Des végétaux nous environnent. Comparons-les. Les uns ont des tiges, des feuilles, des fleurs, des fruits d’un certain ordre ; les autres en ont d’un autre ordre fort différent. Il y a donc des types de végétaux, comme des types de substances chimiques, de minéraux et d’astres. Nous dégageons ainsi une forme spécifique du Chêne qui se retrouve dans tous les chênes particuliers, une du Hêtre, une du Tilleul.

Même observation pour les animaux. Là encore, l’expérience ne nous montre que des individus, tous différents les uns des autres. Mais là encore la comparaison révèle la division des types. Chaque individu possède des caractères qui figurent dans tous les individus du même type. D’où la possibilité d’un classement des êtres particuliers en races, qui se groupent en espèces, qui se groupent en genres, qui se groupent en familles, qui se groupent en ordres, qui se groupent en classes, qui se groupent en embranchements. Le chien Azor est un setter gordon ; il appartient à l’espèce des setters, laquelle fait partie du genre Chien, élément de la famille des Caniches qui figure elle-même dans l’ordre des Carnivores, lequel dépend de la classe des Quadrupèdes, portion considérable de l’embranchement des Vertébrés. On pourrait constater quelque chose d’analogue à propos d’un Chat, d’une Poule ou d’un Serpent.

La nature est donc tout entière divisée en types dont les individus ne sont que des spécimens. Mais les types de vivants présentent des particularités que les choses inorganiques ne possèdent pas.

Et d’abord les vivants normaux de chaque type sont aptes à se reproduire, portés à vouloir le faire et à laisser par suite après eux une descendance. La reproduction se fait chez certains d’entre eux d’une manière agame, par scissiparité, bourgeonnement, sporulation, parthénogénèse. Elle se fait chez d’autres d’une façon sexuée, par l’union d’un gamète mâle et d’un gamète femelle, union que rend plus ou moins aisée une structure phanérogame ou cryptogame, hermaphrodite, monoïque ou dioïque. Mais, en principe, quel que soit le mode de la reproduction, l’hérédité s’y manifeste. Les Chiens engendrent des chiens, les Canards des canards, les Hommes des hommes. On peut toutefois croiser entre elles différentes races : on obtient alors des métis féconds qui engendrent des métis marqués de leurs propres caractères. Si l’on croise entre elles différentes espèces végétales ou animales, les résultats sont différents. En général de tels croisements ne produisent rien. Dans certains cas où les parents sont de forme analogue et proche, naissent des hydrides. Ceux-ci vivent fort bien, mais ou bien ils sont tout à fait inféconds, ou s’ils se reproduisent avec leurs particularités hybrides, ce n’est que pendant un petit nombre de générations : après quoi on voit s’opérer le « retour à l’espèce ». On ne retrouve plus dans la descendance qu’un des types originaires dont l’hydride ou ses ancêtres étaient sortis.

D’autre part, les espèces vivantes sont des exemples frappants de finalité, finalité interne, finalité externe.

Les organes d’un même type vivant semblent avoir été combinés les uns pour les autres. Exemple : une correspondance remarquable existe chez chaque Ruminant entre la forme de ses dents, dont les unes paraissent organisées pour cueillir l’herbe et les autres pour la broyer, celle de son estomac qui permet la rumination grâce à laquelle cette herbe est amenée à un état digérable et celle de son intestin dont les dimensions rendent seules possibles l’assimilation des éléments nutritifs ainsi absorbés. Dans tous les types vivants, les organes semblent ainsi subordonnés les uns aux autres de manière à concourir à une fin commune. C’est là la finalité organique ou finalité interne.

Par ailleurs, dans chaque type vivant, les organes, les dispositions qui dominent leurs réflexes et les instincts qui les accompagnent ont l’air d’avoir été conçus en vue d’un double but ; permettre aux individus de ce type de vivre eux-mêmes et de prospérer dans un milieu donné par certains moyens définis : pousser les individus de ce type à se reproduire, à sauver leur descendance et à assurer sa prospérité par des moyens également définis. Qu’on envisage par exemple l’organisation des Poissons, l’un qui semble fait pour être un poisson de sable comme la Sole, un autre pour être un poisson de haute rapine comme le Requin, qu’on envisage la forme des ailes, des pattes, des becs, des yeux, des appareils génitaux, des Canards d’une part et de l’autre, des Vautours, qu’on examine enfin des instincts comme ceux qui portent certains Insectes, certains Oiseaux, certains Mammifères non seulement à l’accouplement souvent difficile et même mortel pour le mâle, non seulement à la construction de nids parfois merveilleux, mais encore soit à l’approvisionnement de ces nids, soit au couvage, à la becquée, aux soins de propreté et d’allaitement sans lesquels les jeunes périraient, et l’on aura un tableau qui, pendant des siècles a frappé les esprits les plus sagaces et les a persuadés que tout, dans le monde des vivants, avait été combiné savamment en vue d’une fin dont on ne songeait même pas que quiconque pût contester la réalité.

Comment donc expliquer ces groupements remarquables d’individus en espèces ? Comment expliquer cette double finalité interne et externe qui transparaît dans les vivants ? Comment expliquer cette sorte de soin que la nature semble avoir pris d’empêcher le mélange des espèces en élevant entre elles le rempart de l’infécondité et de l’hybridité ?

Nul problème n’a plus puissamment sollicité la réflexion des philosophes.

Certains d’entre eux, Platon et ses disciples, ont cru trouver dans la manière même dont nous fabriquons les types géométriques et les objets individuels que nous bâtissons sur leur modèle les analogies nécessaires à la constitution sur ce point d’une théorie satisfaisante. Il n’y a de limite à la quantité des types géométriques concevables que leur possibilité. Il y a de même autant de types d’objets de la nature éternellement possibles qu’on en peut concevoir sans contradiction. Ces types, Platon et ses disciples les appellent « les Idées ». C’est d’après eux comme d’après un modèle impérissable que l’auteur des choses a créé les premiers objets particuliers et présidé ainsi à la formation de ces lignes d’individus qui se sont reproduits selon chaque type sans interruption. Un homme qui a conçu la sphère en soi peut sculpter une multitude de sphères particulières de dimension et de substance différentes. Guidé par l’idée de l’Homme en soi, du Cheval en soi, du Requin en soi, Dieu a réalisé dans la matière et le devenir ces hommes, ces chevaux, ces requins particuliers dont le monde est fait et qui durent de génération en génération. Première et durable conception. Si elle s’est modifiée plus ou moins suivant les époques, les Idées étant tantôt des natures éternelles existant par elles-mêmes « avant les choses » et « à part des choses », tantôt des conceptions qui n’existent que dans et par l’entendement de Dieu, elle se retrouve tout au long de l’histoire. La finalité externe et interne qui s’observe dans les espèces et la fixité qui l’accompagne sont l’œuvre d’un puissant artiste qui a voulu chaque type et chaque individu pour un but nettement défini.

D’autres philosophes se rattachent à Aristote. Ceux-là ne croient pas que le monde soit le produit d’une Création. Pour eux l’Univers est éternel. Le mouvement n’a pas commencé : il ne finira pas. On ne saurait donc se contenter des suppositions platoniciennes. Tout n’y est pas faux cependant. Il reste vrai que bien qu’il n’y ait dans le monde que des lignées d’individus, ces individus ne diffèrent que par des caractères accidentels. Il reste vrai qu’ils appartiennent tous à des types nettement distincts, immuables et marqués par la finalité. Il reste vrai qu’ils se transmettent d’individu à individu à travers le temps une « forme » toujours la même. Il reste vrai que c’est la nature de cette forme, de cette essence qui, en se retrouvant chez tous les individus et en se conservant dans toute l’espèce, assure à chaque vivant ceux de ses caractères qui sont permanents.

Mais, dès une haute antiquité, il s’est trouvé des esprits aventureux pour risquer des suppositions d’un autre ordre. Plusieurs se sont imaginé que le sein de la Terre avait d’abord été fécond en certains endroits, fécondité dont l’effet avait été la production d’individus vivants issus du sol comme les vers de terre après la pluie. Certains ont admis que les premiers types vivants avaient été monstrueux, que beaucoup d’entre eux n’étaient pas viables et avaient péri. Quelques-uns ont insinué que les formes actuellement vivantes avaient été précédées d’autres formes différentes dont elles étaient finalement descendues. Mais pendant toute l’antiquité des doctrines de ce genre ont été considérées comme des vues de l’esprit, des rêves poétiques, peu vraisemblables. À l’époque chrétienne, qui établit une ligne de démarcation absolue entre l’homme et les autres vivants, elles n’ont plus seulement semblé improbables mais impies.

Il faut venir jusqu’au XVIIIe siècle pour voir reparaître des conceptions de cet ordre. On en trouve des traces dans les théories de ce personnage que Voltaire appelle par dérision « l’anguillard » qui avait cru découvrir une sorte de génération spontanée, image de ce qu’avait pu être la formation des premiers vivants. On en trouve de plus nettes dans ce livre de De Maillet, publié sous le nom de Telliamed, livre qui suggère l’existence d’une parenté des diverses espèces animales entre elles. Et si Diderot ne donne ni comme certaine, ni comme probable la transformation des espèces, il en parle du moins dans Le rêve de d’Alembert comme d’une possibilité dont l’idée le séduit de sorte qu’il s’y complait.

Ce n’est toutefois qu’en 1809 qu’une doctrine se donne à la fois pour transformiste et pour scientifiquement établie. Cette doctrine, c’est Lamarck qui l’expose dans sa célèbre Philosophie zoologique.

La raison qui suggère à Lamarck l’idée d’une parenté, non pas seulement logique, mais réelle et historique entre les espèces, c’est principalement une comparaison générale de leur structure et de leur organisation. Il est frappé des similitudes remarquables que cette comparaison souligne entre des espèces pourtant distinctes, mais telles que les unes sont visiblement très proches les unes des autres, d’autres très éloignées, mais rejointes aux premières par une étonnante série d’intermédiaires. Il est frappé de la différence qu’on découvre entre les individus d’organisation simple et rudimentaire, et les individus complexes, reptiles, oiseaux et mammifères par exemple, différences qui n’excluent cependant pas une perpétuelle analogie des organes adaptés aux fonctions analogues. Ne devais-je pas penser, écrit-il, qu’il y avait une parenté effective derrière ces parentés logiques qui ont suggéré aux classificateurs l’emploi du mot « famille » pour désigner certains des groupements qu’ils observaient ? Et ne devais-je pas penser, ajoute-t-il, que les vivants les plus complexes étaient sortis des formes les plus simples étant donné les résultats de l’étude des fossiles d’une part, et d’autre part de tous les échelons de complication qu’on trouve à mesure qu’on monte les degrés de l’échelle animale ? Vue audacieuse à cette époque où la paléontologie était encore à ses débuts, mais consolidée par des découvertes que Lamarck estime de nature à éclaircir le procédé par lequel avait pu se faire l’engendrement des espèces.

Et en effet, deux facteurs font certainement, selon Lamarck, varier profondément à la longue les vivants qui s’y trouvent soumis à leur action.

Le premier est l’influence que chaque milieu exerce directement sur les vivants qui l’habitent. La lumière, la chaleur, l’humidité, la pesanteur, les vents altèrent ou renforcent les tissus et les organes. Ils modifient la nature et la violence des appétits. Ils paralysent la vigueur du corps ou l’accroissent. Suivant que des individus d’un type donné seront donc transportés dans un milieu ou dans un autre, ils perdront donc, ou prendront des caractères dont l’absence ou la présence les différenciera d’eux-mêmes.

Le second est d’un ordre un peu différent. Selon Lamarck, la fonction développe et crée l’organe. Un animal qui est appelé à courir aura des jambes bien plus développées qu’un animal sédentaire. Un animal qui vivra dans l’obscurité aura des yeux qui, ne s’exerçant pas, tendront petit à petit à s’atrophier et à disparaître. Transportés dans des milieux différents des animaux issus de la même souche se développeront de manière dissemblable s’ils sont appelés à chercher leur nourriture par exemple, par des procédés qui ne coïncideront pas.

Lamarck croyait constater par ailleurs une hérédité des particularités acquises par les individus sous la pression des milieux et en raison des fonctions exécutées par eux.

Il n’en fallait pas plus à ses yeux pour expliquer intelligiblement la formation des espèces. Supposons, en effet, une espèce d’un type défini dont les individus pullulent. Supposons qu’en raison de leur multiplication même, certains de ces individus vont peupler des milieux froids et humides, pendant que d’autres vont peupler des milieux chauds et secs. Supposons que les premiers soient obligés de chercher leur subsistance dans l’eau en faisant fonctionner leurs membres d’une certaine façon, tandis que les autres doivent monter aux arbres pour cueillir des fruits, ce qui entraîne des mouvements bien différents. Comment, dans cette hypothèse ne sortirait-il pas à la longue de l’espèce initiale, deux groupes d’individus qui différeront d’elle et qui différeront les uns des autres ? N’auront-ils pas hérité, en effet, des particularités acquises que leurs ancêtres auront dues, et à l’action des milieux dissemblables qui les a modifiées, et aux mouvements qu’ils ont dû faire et répéter pendant des générations pour assurer leur nourriture, leur défense, leur reproduction, la protection et l’éducation de leur descendance ?

Après la Philosophie zoologique de Lamarck, un évolutionnisme d’aspect scientifique était donc esquissé. Mais cet évolutionnisme là n’a pas eu d’influence sérieuse sur la formation des idées de Darwin. Il écrira à Asa Gray : « Vous me parlez de l’œuvre de Lamarck. Je n’ai trouvé chez lui ni un fait ni une idée. » Darwin était trop sincère pour que nous puissions douter de sa parole. Aussi bien, vers la fin de sa vie a-t-il eu des regrets d’un jugement si sévère. Il avoue n’avoir pas tenu un compte suffisant des facteurs lamarckiens de l’évolution.

II. — Voilà où en était la question de l’origine des espèces au moment où Darwin commença ses études de naturaliste.

Il a manqué sans doute à beaucoup d’hommes de génie les occasions nécessaires au développement des possibilités qui résidaient en eux. Que serait devenu celui qui a été Napoléon Ier sans la tourmente révolutionnaire ? Qu’auraient été un Voltaire ou un J.-J. Rousseau s’ils avaient vécu, par exemple, en 1250 ? La chance préside à l’accomplissement de certaines opérations géniales. Elle ne les explique pas, mais elle en est l’occasion. Cette chance, elle s’est présentée à Darwin alors qu’il était encore très jeune.

L’Angleterre armait une expédition géographique, géologique, botanique, zoologique et anthropologique qui devait, à bord du Beagle, explorer l’Amérique du Sud et certaines parties des îles océaniennes. L’expédition devait durer quatre ans. Darwin fut choisi pour être le naturaliste de la mission. Il nous a raconté son voyage. Voyage pénible pour lui. Il avait le mal de mer et son appareil digestif souffrit tellement qu’il dut après son retour en Angleterre se fixer à la campagne. Circonstances décisives.

Car il revenait avec la tête pleine de problèmes et de constatations qu’il avait faites lui-même et qui lui semblaient éloquentes. D’autre part, son séjour à la campagne lui rendait possibles les expérimentations méthodiques à long terme.

Trois groupes de faits avaient spécialement attiré son attention :

D’abord la ressemblance qu’il avait constatée dans diverses régions entre les espèces actuellement vivantes et certaines espèces actuellement disparues. Par exemple, dans les pampas, il avait rencontré des quantités de ces petits animaux à carapace qu’on nomme les Tatous. Or dans les couches géologiques des mêmes pays, les fouilles mettent au jour des carapaces nombreuses de tatous géants. Ceux-ci n’existent plus. D’où ce problème : les petits tatous actuels ne seraient-ils pas tout simplement les descendants transformés des grands tatous d’autrefois ? Problème qui se présente semblable à lui-même à propos de maintes espèces.

D’autre part, non loin des côtes de l’Équateur se trouvent sept îles qu’on appelle Galapagos. Or, dans chacune de ces îles, il y a une faune et une flore spéciales, différentes de celles des six autres îles. Cette faune et cette flore sont cependant analogues à celle du continent avec lequel les Galapagos ont certainement été reliées à une date récente de l’histoire géologique. D’où cette question : faut-il supposer qu’il est intervenu une création spéciale pour chacune des Galapagos ? Ne faut-il pas penser plutôt que leurs faunes et leurs flores sont des transformations de végétaux et d’animaux apparus dans ces régions avant leur séparation du continent ?

Enfin Darwin se montrait frappé des constatations qu’il avait dû faire en étudiant la répartition des espèces. On en trouve de fort peu différentes les unes des autres tant qu’elles ne sont pas séparées par des obstacles infranchissables. Mais bien qu’ils appartiennent à des types analogues, les individus sont souvent très dissemblables lorsque, entre leurs habitats se trouvent ou des montagnes presque inaccessibles, ou des océans étendus. Là où les individus ont pu s’accoupler, les différences sont minces. Elles sont grandes quand ils ne l’ont pas pu.

Ajoutons que Darwin revenait avec ce souci d’expliquer la formation de ces îles de coraux à lac intérieur qu’on appelle les atolls. Ajoutons encore qu’il avait visité les populations sauvages de la Terre de Feu, vu personnellement des hommes vraiment primitifs dans leurs occupations grossières, mesuré leur bestialité et leurs souffrances au point de poser cette question : de telles vies privées de toute joie et de toute culture valent-elles la peine d’être vécues ?

Rentré en Angleterre avec ce bagage de questions, de documents et d’idées, Darwin commença sur l’élevage, ses résultats et ses procédés, les études et les expériences qui le conduisirent à ses théories.

Ce sont les Pigeons qui attirèrent particulièrement son attention. Si l’on examine les différentes sortes de pigeons qu’on trouve actuellement dans le monde, on ne peut manquer d’être frappé de leur extrême diversité. Qu’on place les uns à côté des autres de gros pigeons voyageurs, des pigeons paons, des pigeons grosse gorge, des pigeons culbutants, etc. On aura l’impression d’avoir à faire à des types animaux profondément distincts les uns des autres, et non pas seulement à des espèces mais à des genres entièrement séparés. Et cependant l’étude méthodique de ces pigeons, soit au moment de leur naissance, soit aux différentes périodes de leur développement ne laisse aucun doute sur cette vérité. Ces pigeons si divers sont issus initialement d’une seule espèce primitive de pigeon sauvage : le bizet bleu ou pigeon de roches. C’est au travail soit volontaire et conscient, soit inconscient et sans intention méthodique des éleveurs à la recherche de types de pigeons intéressants ou par la puissance de leur vol, ou par la beauté de leur plumage, ou par l’originalité de leur forme, ou par la qualité de leur chair, ou par l’ampleur de leur reproduction, que sont dues finalement la fixation et la multiplication des types actuellement courants.

Conclusions analogues si l’on compare entre elles les diverses sortes de chiens, ou de chevaux, ou de porcs, ou de moutons, ou de gros bétail, ou de gallinacés. Toutes les espèces domestiquées par l’homme et entretenues par lui depuis des siècles à l’état domestique sont extrêmement diversifiées. Et cependant dans chacune d’entre elles l’étude révèle une souche primitive commune. Même observation pour les Végétaux : qu’on veuille bien songer aux diverses variétés de cerisiers, de poiriers, de rosiers, de dahlias. Elles procèdent toutes cependant d’une forme sauvage unique.

L’étude des procédés d’un élevage qui produit des effets si remarquables s’impose donc à quiconque se préoccupe de l’origine des formes spécifiques animales et végétales.

Or cette étude met en évidence un mécanisme d’une grande simplicité.

Supposons un éleveur qui ne possède dans ses volières que des pigeons à bec droit. Il désire pour une raison ou pour une autre obtenir des pigeons à bec recourbé. Que va-t-il faire ?

Il va, répond Darwin, chercher dans les couvées qu’il recueille les jeunes qui présentent le bec le plus recourbé. S’il en trouve de mâles et de femelles, il les met à part systématiquement et les fait croiser ensemble. Après quoi, dans les nouvelles couvées obtenues grâce à cette « sélection artificielle », il cherche à nouveau les petits qui présentent au plus haut degré la particularité voulue. Il recommence à les isoler, à les faire croiser, à choisir dans les nouvelles couvées les jeunes au bec le plus courbe. Et ainsi de suite. En fait, dit Darwin, un éleveur habile fait apparaître en trois ans le plumage qu’il désire, en six ou sept ans, la forme de pattes ou de bec qu’il souhaite, le tout accompagné de modifications secondaires en rapport direct avec la première, par exemple la déformation de certains os du crâne, le développement ou l’atrophie de certains muscles.

L’élevage réussit donc par la sélection artificielle. Mais alors d’où vient son admirable réussite ?

L’analyse met ici en évidence diverses vérités capitales. L’éleveur ne crée pas de toutes pièces les particularités nouvelles qu’il semble produire. Il profite simplement dans ses opérations de deux lois de la nature dont son succès même prouve l’existence incontestable.

La première est la loi de la variabilité. On peut la formuler ainsi dans une espèce donnée, les jeunes qui naissent ne sont jamais ni identiques à leurs parents ni identiques entre eux. Autrement dit : il y a toujours des différences natives entre les individus quels qu’ils soient et quel que soit leur type. C’est une chose tout à fait évidente puisque, étant donné la différence des sexes, un jeune ne pourrait être identique qu’à son père ou à sa mère mais certainement pas aux deux à la fois. Et c’est une chose expérimentalement visible puisque un œil exercé saura toujours reconnaître deux jeunes l’un de l’autre quelles que soient les analogies qu’ils peuvent présenter. Il n’y a pas, disait Leibniz, deux feuilles identiques dans une forêt. Il n’y a pas davantage deux jeunes identiques si pareils qu’ils puissent être. Aussi bien si tous les jeunes ne différaient pas les uns des autres, l’élevage par sélection artificielle serait-il impossible. Si tous les jeunes pigeons avaient le bec également droit, l’éleveur pourrait-il découvrir les sujets mâles et femelles dont il a besoin ? Il faut qu’il y en ait dont la courbure du bec soit notable pour que l’éleveur ne travaille pas en vain. Aussi bien le monde humain et celui des animaux qui nous sont familiers nous montre-t-il avec évidence la diversité native des individualités, diversité physique, intellectuelle et morale.

La seconde de ces lois est celle de l’hérédité des particularités congénitales. Il arrive très souvent que les particularités qui existent dès la naissance, soit développées, soit à l’état de germe chez les jeunes d’une espèce donnée se transmettent héréditairement sans modification. Ne confondons pas cette loi avec celle que Lamarck avait proposée. Les particularités acquises par les individus sous la pression de leur milieu ou par suite des habitudes qu’ils ont prises en y agissant sont peut-être quelquefois héréditaires. On ne peut pas dire que ce soit la règle, et, en tout cas, cette règle, si elle existe, souffre une multitude d’exceptions. Au contraire, une couleur d’yeux, une forme de nez, une anomalie dentaire, une bizarrerie des doigts, des pieds, de la peau, une disposition native à contracter certaines maladies se transmettent très souvent et parfois pendant des générations. Aussi bien s’il n’en était pas ainsi, l’élevage ne réussirait-il pas. Sans l’hérédité des particularités congénitales, à quoi servirait-il de mettre à part et de croiser ensemble les individus qui présentent telle particularité ? Ici encore la réussite de la sélection est la preuve éclatante de la vérité de la loi.

Constatons du reste cette vérité piquante. La variabilité et l’hérédité sont à certains égards, deux choses absolument contraires. L’une est une loi de dissemblance : l’autre est une loi de similitude. Et pourtant si elles n’étaient pas vraies l’une et l’autre, l’éleveur ne pourrait assurément pas opérer et réussir comme il le fait.

Arrivé là de ses réflexions sur l’élevage, Darwin crut voir s’éclaircir d’un jour tout nouveau le problème traditionnel de l’origine des espèces.

Comparons, en effet, les unes aux autres diverses espèces sauvages, végétales ou animales. Que trouvons-nous ? Que beaucoup d’entre elles ne semblent pas différer les unes des autres plus que ne diffèrent entre elles les diverses sortes soit de pigeons, soit de chiens, soit de poules. Considérons, par exemple, le Cheval, l’Âne et le Zèbre. Ce sont des types animaux nettement distincts. Sont-ils beaucoup plus différents les uns des autres que le chien basset, le caniche et le saint-bernard ? Or toutes les races de chiens semblent bien être décidément descendues d’un même animal primitif, le Dingo ou Chien sauvage dont la sélection artificielle a tiré les divers chiens que nous connaissons. N’y a-t-il donc pas lieu de penser, par analogie, que chevaux, ânes et zèbres sont eux aussi des descendants transformés d’un même ancêtre animal ?

La chose est certainement possible. Elle deviendra probable si l’on trouve dans la nature une force capable de faire ce que fait l’éleveur dans le monde domestique.

Et en effet :

1o  La variabilité est un phénomène naturel qui se manifeste dans le monde sauvage comme chez les végétaux et les animaux dont l’homme s’occupe. Pas de difficulté donc sur ce point.

2o  Il en est exactement de même de l’hérédité. L’éleveur ne la produit pas. Il profite de son existence comme le constructeur de bateaux profite du principe d’Archimède.

Mais y a-t-il donc, dans l’univers une force capable de tenir la place de l’éleveur et d’assurer la sélection ?

Darwin nous l’a dit lui-même. C’est au moment où ce problème capital se posait à lui qu’il eut l’occasion de lire les œuvres de l’économiste Malthus. Celui-ci établissait donc que les hommes se multiplient en progression géométrique, comme 2, 4, 8, 16, 32, etc., tandis que les produits alimentaires ne se multiplient qu’en progression arithmétique, comme 2, 4, 6, 8, 10, etc. Il en concluait que les hommes devraient limiter leur reproduction. Sans quoi, les diverses régions de la terre une fois peuplées, devenus trop nombreux pour les aliments dont ils disposeraient, ils seraient réduits à s’entredévorer.

Cette vérité frappa Darwin : elle lui suggéra l’existence de ce qu’on peut appeler indifféremment « la lutte pour la vie » ou « la concurrence vitale ».

Loi remarquable entre toutes et qui se présente sous trois principaux aspects.

1o  Sont en concurrence dans un même milieu, les individus soit de la même espèce, soit d’espèces différentes qui, dans ce milieu se nourrissent des mêmes objets. Et en effet, si les uns mangent tous les autres, à supposer qu’ils ne se résignent pas à se nourrir autrement ou qu’ils ne puissent pas le faire dépérissent fatalement et meurent. Exemple : soit une oasis à verdure limitée. Un nuage de sauterelles s’y abat. Il y a concurrence vitale sur ce point entre ces sauterelles d’une part et les bestiaux qui vivaient là d’herbes et de feuillages, et d’autre part entre les sauterelles arrivées les premières et celles qui surviennent ensuite. Que rien d’accidentel n’intervienne et la mort va faire son œuvre.

2o  Sont en concurrence dans un même milieu les vivants qui mangent et ceux qui sont mangés. Représentons-nous une île isolée où vivent certains insectes et certains oiseaux insectivores. Si tous les insectes en question trouvent un procédé qui leur permette d’échapper à leurs persécuteurs, et si les insectivores n’apprennent pas à utiliser une autre nourriture, ceux-ci vont disparaître. Si, au contraire, tandis que certains types d’insectes échappent, il en est dans cette île, d’assez mal venus ou d’assez sots pour se laisser dévorer jusqu’au dernier, leur espèce aura disparu.

3o  Darwin constate enfin dans une quantité d’espèces ce qu’il appelle une concurrence sexuelle. C’est la concurrence pour la reproduction. Combien de mâles notamment chez les Mammifères et les Oiseaux, à l’époque du rut, se battent cruellement pour la conquête des femelles ? Les femelles de leur côté cherchent le mâle qui leur convienne, qui les féconde et qui souvent contribue à la protection, la nourriture et l’éducation des jeunes. Phénomène gros d’effets que Darwin étudie longuement dans son ouvrage sur La descendance de l’Homme.

Faisons maintenant attention à la fois à la variabilité, à l’hérédité et à la concurrence vitale. Nous voyons se dégager la formule d’une quatrième loi qui en est la conséquence inévitable. Darwin l’appelle la loi de la sélection naturelle.

Cette loi se résume ainsi : « Toute particularité avantageuse pour les individus ou pour leur espèce, étant donné le milieu dans lequel ils vivent se conserve et est transmise à la descendance. » Loi qui aux yeux de Darwin, prend une importance capitale. Car elle a pour effet ce qu’on a nommé depuis la persistance des plus aptes.

Entendons bien la signification de ces termes. Les plus aptes, ce ne sont pas nécessairement les plus vigoureux, les plus intelligents, les plus instruits, les plus moraux. C’est parfois un avantage d’être le roseau de La Fontaine plutôt que le chêne, le médiocre plutôt que le grand esprit, le personnage dénué de scrupule plutôt que l’homme d’honneur qui place au-dessus de tout la justice et la bonté. Ce que la sélection protège ce n’est pas nécessairement le meilleur au sens absolu du mot. C’est seulement ce qui, dans des conditions données, ou supérieur, ou médiocre, assure la durée de l’individu et le triomphe de l’espèce.

Voilà donc dégagé un principe qui, tout en s’accordant avec les termes de l’évolutionnisme de Lamarck, explique autrement que lui le mécanisme de la transformation des espèces.

Les premiers postulats de la théorie sont les mêmes dans les deux doctrines. On suppose toujours une Espèce donnée (appelons-la : E) qui vit dans un milieu défini et y pullule. On admet que pullulant, elle se répand dans des milieux de plus en plus étendus et variés. Appelons ces milieux-là m1, m2, m3, m4, etc. Jusqu’ici tout s’accorde. Mais voici que les différences commencent et s’accentuent.

Au lieu de faire intervenir l’action du milieu sur les individus et la formation des organes par l’exécution des fonctions Darwin admet que, dans ces différents milieux, les divers individus présentent de naissance les uns certaines particularités, les autres certaines autres. Parmi elles, il en est de néfastes pour les individus ou leur descendance. Ceux qui les ont disparaissent donc soit eux-mêmes, soit faute de progéniture. D’autres sont, au contraire, avantageuses pour les individus ou pour leur type. Ceux qui les ont subsistent donc et font souche. Leurs particularités se transmettent par suite héréditairement et se maintiennent à travers les générations.

D’où viennent donc ces particularités ? Disons qu’elles sont l’effet du hasard. Mais sachons-le : ce mot ne fait que voiler une de nos ignorances, peut-être provisoire. Toutes les particularités en question ont des causes. Nous sommes loin aujourd’hui de pouvoir dire, dans chaque cas, quelles elles sont. Cela ne signifie pas que nous soyons condamnés à les ignorer toujours.

Donnons pour préciser davantage encore un exemple concret. C’est évidemment un désavantage pour des individus vivants et leur descendance d’être aisément aperçus par ceux qui les poursuivent et se nourrissent à leurs dépens. C’est un avantage pour eux de ressembler au milieu dans lequel ils vivent au point de n’être pas aperçus et de pouvoir par suite échapper et se reproduire. On est donc tenté d’admirer comme un bienfait de la nature, ces phénomènes de mimétisme où l’on voit des vivants présenter des ressemblances stupéfiantes, les uns avec des brins de bois, d’autres avec des feuilles, d’autres avec la couleur jaune, verte ou grisâtre du milieu sur lequel ils se posent ou vaquent à leurs occupations. Mais, quand on se laisse aller à cette tentation, on fait preuve d’une certaine naïveté. Ceux des ancêtres des individus actuels qui, par leur forme, leur couleur, leur allure tranchaient le plus sur leur habitat ont, en effet, été aperçus les premiers de leurs ennemis et ont été détruits. Les autres seuls se sont trouvés conservés. La sélection se faisant toujours dans le même sens, comment donc s’étonner que subsistent seuls des individus construits comme s’ils avaient été combinés pour échapper le mieux possible dans leur milieu spécial ?

Voilà un type d’explication bien fait pour réjouir certains philosophes. Il ne permet pas seulement de comprendre en effet comment l’évolution des espèces a pu et dû se poursuivre, mais aussi comment la Nature présente les aspects de finalité qu’on y remarque. Chose capitale pour toute une école philosophique.

Et, en effet, depuis que certains groupes de philosophes s’inspirent des sciences et de leurs méthodes, leur préoccupation constante est de substituer aux suppositions finalistes des théories entièrement mécanistes des phénomènes constatés. L’atomisme antique est déjà animé de cet esprit. Les naturalismes modernes le sont plus nettement encore. Or on le voit clairement quand on étudie, par exemple, Le système de la nature de d’Holbach, diverses difficultés gênent encore au XVIIIe siècle cette opération. C’en est une, assurément, que l’explication de l’ordre général qui règne dans l’Univers. Mais la principale est ailleurs. Elle est dans ces finalités mêmes que l’étude des vivants souligne. Les yeux n’ont-ils pas l’air d’avoir été combinés pour voir, les oreilles pour entendre, l’appareil olfactif pour recueillir les odeurs ? Comment méconnaître la finalité apparente des organes et des instincts dont dépend la vie des individus, organes de la respiration, de la nutrition, de la locomotion, instincts comme ceux de l’Araignée qui sait faire sa toile, du Fourmi-lion qui sait tendre où il faut son piège à fourmis ? Comment méconnaître celle des organes dont dépendent et la fécondation des femelles, et la formation des fœtus ? Comment méconnaître celle des instincts qui poussent les sexes l’un vers l’autre, leur enseignent l’art de s’accoupler, puis celui de fabriquer des nids, de les approvisionner dans certains cas, de couver, d’allaiter ou de donner la becquée, de protéger les jeunes, de les éduquer ? Tant de merveilles, tant « d’harmonies de la nature » tant de desseins apparents, tant de prévoyance ingénieuse ne révèlent-ils pas une intelligence qui domine les choses, les organise et les dirige en vue de quelque but ? Voltaire croyait encore la conclusion inévitable. L’organisation du monde et particulièrement celle des vivants prouve selon lui l’existence d’un horloger du monde comme celle d’une montre démontre celle d’un ouvrier habile qui l’a fabriquée. Et si les d’Holbach, les Naigeon et les Grimm lui reprochent d’avoir gardé sur ce point une âme d’enfant, ils expliquent fort mal ce que Voltaire déclare inexplicable, en dehors de sa supposition.

Or, voici que la doctrine de Darwin fournit l’espoir d’une théorie intelligible quoique purement mécaniste des problèmes que pose l’apparente finalité biologique. Et en effet, si, depuis des siècles et des siècles, la sélection assure dans chaque milieu l’élimination des individus mal adaptés et de leur descendance et protège exclusivement la conservation et la multiplication des plus aptes, qu’a-t-il dû arriver ? Que, dans chaque milieu, ait disparu ce qui ne pouvait pas vivre ou se reproduire. Que, dans chaque milieu, ait été conservé et ait prospéré cela seul qui pouvait vivre et se reproduire. Que, même dans chaque milieu, se soient conservés et multipliés surtout les individus les mieux adaptés pour leur propre conservation et celle de leur descendance. Comment s’étonner donc que, dans chaque milieu, seul existe, dure et se multiplie ce qui semble avoir été fait spécialement pour lui ?

Derrière la finalité apparente qui lie les vivants à leur milieu, le Darwinisme permet donc de supposer un simple jeu automatique de la variabilité, de l’hérédité et de la concurrence vitale, assurant l’élimination des inaptes, la conservation des suffisamment aptes et la multiplication triomphale des mieux aptes.

Là réside sans doute la principale des raisons pour lesquelles la doctrine de Darwin a tant irrité les esprits religieux. Fournir la possibilité d’une explication purement scientifique de la finalité apparente chez les êtres vivants, n’était-ce pas ruiner en partie l’argument traditionnel de ceux qui trouvent la preuve de l’existence d’une Providence, dans la réalité des causes finales ? Darwin procure aux successeurs de d’Holbach ce qu’il faut pour échapper à Voltaire.

Ce n’est certes pas ce que Darwin avait cherché. Ses vues sont exclusivement scientifiques et il ne se pose point en adversaire de la foi religieuse. Son seul souci est de probité scientifique. Il l’est au point que Darwin s’interdit les généralisations hâtives dont ses successeurs ont usé et abusé. Il n’affirme pas que toutes les espèces végétales et animales sont parentes de sorte que l’arbre de la Vie est un arbre unique à cent branches. Il n’affirme pas comme le fera Haeckel que tout ce qui vit est issu d’une forme vivante primitive unique, la « monère ». Il est préoccupé de diverses choses plus importantes à ses yeux.

L’une consiste à prévoir les objections qu’on pourra faire à sa théorie et à voir si l’expérience permet d’y répondre. Sa doctrine force à considérer les espèces comme des races plus éloignées que les races ordinaires. Est-ce possible étant donné la différence des métis féconds et des hybrides inféconds ? Peut-on concilier la loi de l’hérédité avec l’existence, dans les sociétés d’abeilles et de fourmis par exemple, d’insectes neutres issus cependant de mâles et de femelles féconds ? Difficultés sérieuses que Darwin aborde avec un souci de scrupuleuse honnêteté.

L’autre consiste à tirer les conséquences non pas métaphysiques mais scientifiques des principes qu’il croit établis.

L’évolutionnisme implique que l’homme n’est pas « un empire dans un empire », mais un animal que les particularités de sa structure et la vie en société ont rendu capable d’opérations intellectuelles, de sentiments moraux et d’œuvres artistiques supérieures. Le livre de La descendance de l’homme le montre : il y a une parenté certaine entre l’Homme actuel et les grands Singes anthropomorphes ; les primitifs humains forment le trait d’union entre l’Homo sapiens que nous connaissons et ses ancêtres simiesques. Aussi bien, trouve-t-on chez les animaux supérieurs à l’état de germe, un langage, des dispositions altruistes, une industrie, des goûts artistiques. Et Darwin s’applique à montrer comment, grâce à la société et à la sélection, soit des groupes sociaux, soit des individus à l’intérieur de ces groupes, ont put naître et se développer les traits caractéristiques du civilisé.

Il insiste, à cet égard, sur l’importance capitale de la sélection sexuelle. Elle joue un rôle considérable dans l’évolution proprement humaine. Mais on ne comprendrait pas sans elle les phénomènes comme la beauté des mâles dans certaines espèces d’oiseaux, la magnificence du chant de beaucoup d’entre eux à l’époque des amours, les parades singulières auxquelles se livrent à l’instant du rut, les paons, les dindons, les tétras quand ils font la roue, prennent des attitudes ou se livrent à de véritables danses.

Et Darwin croit trouver dans ses principes de quoi éclaircir le curieux problème de l’expression des émotions. Chez les animaux supérieurs et chez les hommes, l’émotion est une crise psychologique qui commence assez brusquement, s’élève à un certain paroxysme puis retombe et disparaît. C’est ainsi que la surprise, la peur, la colère sont les plus typiques des émotions. Or dans les diverses espèces, les émotions s’accompagnent de divers phénomènes involontaires, attitudes, expressions de physionomie, cris, et chez les hommes, articulations, exclamations, paroles. En fait le langage par lequel un animal veut exprimer une émotion pour faire connaître qu’il la ressent est la reproduction partielle ou totale de ce qui l’accompagne naturellement. Par exemple, un animal dont les dents se découvrent dans la colère montrera les dents pour exprimer qu’il va se mettre en colère. Il est donc intéressant pour comprendre à la fois l’émotion elle-même avec ses concomitants naturels et le langage par geste ou par exclamation qui s’y rapporte d’étudier ses manifestations spontanées. Darwin s’y est appliqué et il a cru avoir réussi à établir cette vérité. L’expression des émotions s’explique par trois principaux facteurs : l’association des habitudes utiles, l’antithèse, et la simple liaison des conductions nerveuses, liaison dont l’effet est, quand certains muscles se contractent d’entraîner la contraction ou le relâchement de certains autres. Exemples : le Canard tadorne, quand il a faim se met à trépigner, fût-ce dans une cage au sol cimenté. C’est que, dans les conditions normales, le canard tadorne vit sur des surfaces boueuses, surfaces sous lesquelles se cachent des vers dont notre canard se nourrit. Normalement le trépignement fait sortir les vers en les effrayant pour le plus grand bénéfice de l’opérateur. D’où en raison de l’association des habitudes utiles le geste du trépignement qui apparaît avec la faim elle-même, bien qu’il ne serve à rien. L’antithèse est autre chose. Un chat qui est en colère sort les griffes et se ramasse pour bondir. S’il veut manifester des sentiments tendres, il fait le contraire : il rentre ses griffes, fait patte de velours et s’abandonne sans défense à la main qui le flatte. La liaison des innervations simultanées fera comprendre le tremblement des lèvres dans la colère. Il résulte du double mouvement originairement par lequel les dents se serrent, prêtes à mordre, et les lèvres se soulèvent pour laisser leur action libre. Suppositions qui ne sont peut-être pas vraies mais dont beaucoup sont ingénieuses. Les spécialistes sont disposés à croire qu’elles le sont souvent trop.

Tels sont le genre de préoccupations et la tournure d’esprit avec lesquels Darwin a travaillé toute sa vie. Ce qui l’a attiré, ce n’est pas la métaphysique de son œuvre. Ce sont des études expérimentales précises comme celles qu’il a faites de la fécondation des orchidées, des plantes hétérostylées et des conditions les meilleures pour la fécondation de leurs fleurs. Il n’en a pas moins fourni aux philosophes batailleurs une puissante machine de guerre. En ce sens les Darwiniens sont plus responsables que Darwin de ce qui est sorti de ses travaux conduits avec tant de méthode et présentés avec une si merveilleuse modestie.

iii. — Une œuvre aussi importante que celle de Darwin, et grosse de conséquences si générales et si graves, ne pouvait manquer d’attirer l’attention. Aussi a-t-on vu se former presque aussitôt deux groupes opposés. L’un composé d’enthousiastes ne s’est pas contenté de la lettre darwinienne : il l’a dépassée avec l’espoir de perfectionner la doctrine. L’autre composé de détracteurs en a battu les assises avec une sorte de colère assidue. Qu’est-il résulté des discussions qui sont nées à cette occasion ? Il ne sera pas inutile que nous fassions le point à ce sujet pour conclure.

Disons-le tout de suite : il y a deux groupes de vérités issues du darwinisme qui se sont imposées de plus en plus à la réflexion des philosophes.

Le premier est relatif au fait même de l’évolution. Les espèces végétales et animales paraissent bien sorties d’espèces antérieures dont elles sont les descendantes transformées. Là-dessus, depuis Darwin, les vérifications n’ont pas cessé de se poursuivre, les preuves de s’accumuler. La paléontologie a montré de mieux en mieux une succession des espèces, les espèces terrestres complexes ayant été précédées d’espèces plus simples et originairement d’espèces maritimes ; elle a mis en lumière l’histoire de certaines formations, celle des Ammonites dont le déroulement s’accentue d’âge en âge, celle du Cheval dont on connaît toute une série d’ancêtres ; elle a montré que des formes intermédiaires entre les espèces actuelles et d’autres disparues ont incontestablement existé : tel cet Archéoptéryx intermédiaire entre les Reptiles et les Oiseaux. Une étude plus approfondie des homologies a prouvé de mieux en mieux l’étroite parenté des animaux d’une même classe, d’un même ordre, d’un même embranchement. Les connaissances acquises sur la composition des tissus vivants, la vie et la reproduction des cellules, ont ajouté des vérifications sensationnelles à ce qu’on savait déjà. Du reste, il a bien fallu faire attention à tant d’organes à tant de dispositions réflexes, ou parfaitement inutiles, ou même nettement nuisibles qui subsistent dans mainte espèce. Comment rendre compte de ces exceptions à la finalité apparente des choses ? Le seul moyen est d’admettre que tout cela existait chez les ancêtres des vivants actuels et était utile à leur survie et que, en raison de certains changements survenus, tout cela a cessé de servir. D’où l’atrophie que nous constatons. Mais une telle hypothèse implique cela même que les évolutionnistes désirent : une évolution des espèces. Si l’on ne peut expliquer les os atrophiés qui correspondent aux pattes de derrière dans le squelette de la baleine franche qu’en admettant que cette Baleine descend d’ancêtres qui avaient quatre pattes, n’a-t-on pas accordé du même coup que les espèces ne sont pas fixes ? Ajoutons que des expériences d’élevage ont montré la possibilité d’obtenir des races si distantes les unes des autres qu’elles cessent de pouvoir être croisées, et qu’on a trouvé des hybrides qui, comme les Léporides, continuent parfois à se reproduire sans retour à l’espèce. Finalement il semble bien difficile aujourd’hui de ne pas reconnaître avec Darwin une certaine mutabilité des espèces. De grands groupes d’entre elles semblent très réellement parents et descendent assurément d’ancêtres communs. Qu’on examine, par exemple, au Muséum les vitrines consacrées aux différentes formes de rats ou aux différentes sortes d’oiseaux-mouches, et l’on en sera aisément convaincu.

L’autre est relatif à la manière de concevoir les parentés des espèces. Après avoir cru que chaque espèce était absolument indépendante de toutes les autres, il était naturel qu’on tombât dans l’excès contraire. Certains évolutionnistes se sont donc imaginé que toutes les formes végétales et animales étaient apparentées entre elles. Ils ont cru qu’on pourrait établir un jour un arbre généalogique de la Vie dont le tronc serait unique et dont toutes les espèces végétales et animales ne seraient que des branches et des rameaux. Ils fondaient leur opinion sur la ressemblance que présentent les éléments cellulaires dont tous les tissus vivants sont faits. À vrai dire, les groupes d’espèces qu’on peut considérer comme issues d’ancêtres communs se sont beaucoup élargis depuis Darwin. Mais on se demande aujourd’hui si la Vie tout entière peut être figurée par un arbre généalogique unique. Est-ce que les groupes d’espèces distincts ne s’expliquent pas par des différences originelles entre les compositions chimiques des éléments premiers dont ils sont sortis ? Est-ce que la véritable image qui symbolise l’évolution de la Vie ne doit pas être cherchée dans la structure d’un buisson plus que dans celle d’un arbre de haute futaie ? Les différences qui séparent les formes végétales et les formes animales d’une part, les groupes de vertébrés et les groupes d’invertébrés de l’autre, invitent sur ce point les esprits à la méditation et à la prudence. Darwin en avait peut-être trop. Combien de ses disciples en ont gravement manqué !

La thèse évolutionniste a donc l’air d’avoir cause gagnée, à la condition qu’on n’en exagère pas les conclusions. Depuis Darwin, non seulement elle n’a pas été contredite, mais encore elle a été confirmée.

Seulement c’est bien autre chose d’avoir constaté l’évolution des espèces et d’en avoir expliqué le mécanisme. C’est sur ce point que la critique des idées de Darwin s’est montrée parfois avisée et très souvent exagérément sévère.

En premier lieu, un très grand nombre de naturalistes ont pensé que les explications darwiniennes avec leur recours au hasard ne valaient pas les explications lamarckiennes. Et si quelques-uns ont pris, à ce sujet, des attitudes trop absolues, il faut bien avouer qu’ils n’ont pas toujours tort. Par exemple, s’il s’agit d’expliquer le développement des pattes de derrière chez les animaux sauteurs, on comprend mieux ce qui s’est produit en rappelant que la fonction développe et crée les organes qu’en admettant un simple jeu de la variabilité et de la concurrence vitale. Il en est exactement de même si l’on veut comprendre la forme des poissons : ne vient-elle pas, pour une part de la résistance de l’eau, et pour une autre de leur mode de natation ? Et croit-on pouvoir, sans le lamarckisme expliquer la persistance dans les espèces de ces organes atrophiés dont nous parlions quelques lignes plus haut ? Le Dantec pourrait bien sur ce point avoir raison. Les Darwiniens ont tort quand ils rejettent la totalité du lamarckisme. Les Lamarckiens ont tort quand ils repoussent la totalité du darwinisme. C’est seulement en empruntant quelque chose aux deux doctrines qu’on a des chances de voir un peu plus clair dans le mécanisme qui préside à l’évolution de la Vie.

On le voit très bien d’autre part : il y a certains problèmes devant lesquels les doctrines darwiniennes demeurent impuissantes. C’est ce qu’a montré en particulier J.-H. Fabre à propos de certains des instincts répandus chez les Insectes. Voici par exemple le cas de cette Eumène pomiforme dont Fabre a étudié particulièrement les mœurs. Cet insecte fabrique avec de la poussière malaxée en mortier un nid en forme de pomme. Il apporte dans ce nid pour sa larve des chenilles vivantes. Puis il pond. Mais comme les chenilles sont grosses par rapport à la larve qui va sortir de l’œuf et comme elles se débarrasseraient aisément de celle-ci sans certaines précautions, il suspend au plafond de la logette qu’il a fabriquée une sorte de gaine de soie et c’est au bout de cette gaine qu’il installe son œuf. La larve éclot, attaque les chenilles de haut, se retire dans la gaine si elles résistent et ne se laisse tomber sur ses victimes que lorsqu’elle est assez forte et elles assez affaiblies pour pouvoir les consommer sans résistance. Comment donc expliquer dans la théorie darwinienne la formation d’un instinct comme celui qui dicte sa conduite à l’Eumène adulte ? Cet instinct est inné. Car les Eumènes adultes meurent avant l’hiver. Les jeunes n’éclosent qu’au printemps. Les jeunes Eumènes ne connaissent donc jamais leurs parents et ne peuvent recevoir d’eux aucune tradition éducative. D’où vient donc qu’au moment de pondre elles sachent faire cela même sans quoi leur espèce périrait ? On répond : il s’agit d’une habitude devenue héréditaire parce qu’elle était utile à l’espèce. Mais cette habitude-là, comment a-t-elle été contractée ? Faut-il admettre qu’un lointain ancêtre de l’Eumène actuelle l’a prise par hasard ? Hypothèse bien invraisemblable étant donné la parfaite adaptation des actes au besoin de l’espèce. Hypothèse qui supposerait d’ailleurs que ce hasard heureux s’est produit tout de suite, sans quoi l’espèce des Eumènes aurait disparu.

Faut-il supposer que l’ancêtre de l’Eumène actuelle était doué d’intelligence et a combiné son action en connaissance de cause ? Mais il est difficile d’admettre qu’une telle intelligence se soit perdue au cours du temps. Et puis l’Eumène adulte mourant avant l’hiver, elle ne sait pas si telle mesure prise a été heureuse pour sa descendance, telle autre malencontreuse. Il a donc fallu qu’elle trouve du premier coup la solution d’un problème dont il n’est pas sûr qu’elle ait même pu discerner exactement les termes. Vraiment l’obscurité reste entière, même si l’on suppose que les ancêtres des Eumènes actuelles vivaient, comme l’admet Romanes, dans des conditions bien différentes de celles d’aujourd’hui. Exemple d’une difficulté qui se présente, quand il s’agit des instincts des insectes en particulier, sous une multitude d’aspects.

Mais passons condamnation là-dessus. Le mécanisme même de la sélection naturelle paraît, à certains, gros d’obscurités.

Darwin a constaté que l’éleveur profitait d’une multitude de petites variations dont il remarquait la présence et dont il assurait la conservation par la sélection artificielle. Il en a conclu que l’évolution naturelle des espèces devait être la conséquence d’une accumulation de petites variations du même genre protégées par la sélection naturelle. Or il est fort douteux qu’on puisse passer de l’un à l’autre. Si une variation est très petite, l’éleveur peut toutefois l’observer et en tirer profit. Mais sera-t-elle jamais suffisante pour constituer soit pour l’individu, soit pour son espèce un avantage assez marqué pour sa conservation et sa multiplication ? Qu’un gros changement puisse avoir ce genre de conséquence, cela est concevable. Mais est-ce possible d’un petit ? Aussi bien Hugo De Vries l’a-t-il constaté dans le cas de l’Œnotera lamarckiana, là où l’on assiste à l’apparition incontestable d’un type de végétal nouveau, ce n’est pas à une somme de petits changements qu’elle est due, mais à une mutation brusque et importante. S’il en est ainsi, le point de vue de Darwin n’est pas tout-à-fait exact.

Aussi bien une autre question surgit-elle plus grave encore : petite ou grande, la variation dont le Darwinien fait état, chez qui se produit-elle ? Chez un seul individu ou chez plusieurs ? Si elle n’apparaît que chez un seul individu, celui-ci ne peut donc s’accoupler qu’avec d’autres individus qui ne la possèdent pas. Alors pourquoi se conserve-t-elle héréditairement au lieu d’être noyée dans la masse des individus du type commun ? Pas d’éleveur ici qui intervienne et veille aux accouplements. Et si elle apparaît chez une quantité d’individus à la fois, encore faut-il expliquer d’où vient qu’elle se produise comme on le suppose chez une pluralité d’individus. Car c’est là que réside alors le secret de la formation d’un type nouveau et non pas dans la sélection.

Ajoutons que, comme nous l’observions plus haut, dire que chaque variation est le fruit du hasard, c’est ne rien dire du tout. Car cela signifie finalement que cette variation a assurément une cause, mais que nous en ignorons pour l’instant la nature, ce qui nous laisse dans le doute et l’obscurité.

Et voici que, sous la conduite d’E. Rabaud, des naturalistes en viennent, sinon à retirer toute importance à la sélection naturelle, du moins à en réduire singulièrement le rôle.

À vrai dire, on ne nie pas ce qui décidément ne peut pas être nié. La sélection naturelle élimine fatalement d’un milieu donné ce qui y est mal adapté. Et en effet, ceux qui ne peuvent pas vivre dans un milieu défini meurent inévitablement ; ceux qui ne peuvent pas faire souche dans un milieu donné n’y ont pas de descendants. Ce sont des vérités de La Palisse qu’on est bien forcé de reconnaître. La sélection tue donc ce qui n’est pas suffisamment apte. Fatalement donc, les êtres qui vivent et se reproduisent dans un milieu ont des organes et des instincts qui permettent de le faire : ils doivent donc présenter une certaine apparence de finalité par rapport à ce milieu même et à ce qu’ils y font.

Mais, du moment que des êtres vivants sont assez aptes pour vivre et se reproduire dans un milieu donné, cela suffit pour qu’ils ne soient pas éliminés par la sélection. Ce n’est donc pas la persistance des plus aptes que celle-ci assure. C’est l’élimination de ce qui est au-dessous d’un certain degré d’aptitude. Naturellement, ce n’est pas du tout la même chose et l’on n’en peut pas tirer les conséquences que trop de disciples de Darwin ont cru pouvoir en extraire.

Aussi bien, comme E. Rabaud s’est fait un jeu de le montrer, trop de Darwiniens ont-ils gravement compromis leur thèse en attribuant à certains organes une utilité, pour l’individu ou pour l’espèce, qui n’existait décidément que dans leur imagination.

En dernière analyse, on a pour le moins exagéré le rôle de la sélection naturelle dans l’évolution de la Vie.

Ajoutons-le : certains des disciples de Darwin ont tiré de ses principes des conséquences qu’ils ne comportaient décidément pas. Combien se sont figurés, en effet, que la sélection naturelle était un agent inévitable de progrès ? Combien ont été, en se guidant sur cette idée, jusqu’à faire l’apologie, non seulement de la lutte pour la vie entre les individus, mais encore de la concurrence et de la guerre entre les peuples. C’est là commettre un contre-sens douloureux. Il tient à la confusion qu’on établit entre deux notions pourtant bien distinctes, celle du progrès, au sens absolu du mot, et celle de l’adaptation au milieu, ou progrès relatif. Si l’on se place au point de vue absolu, le progrès est un avancement dans le sens de l’idéal. Par exemple, on peut concevoir un progrès scientifique. L’idéal étant ici de tout savoir, celui-là est en progrès dans cet ordre qui diminue ses ignorances, acquiert de la méthode et accumule des connaissances véritables. Le progrès relatif est tout autre chose. C’est le changement qui permet tout simplement, et de vivre, et de mieux vivre dans un milieu défini. D’un mot, c’est l’adaptation à des conditions nouvelles de vie : une plante qui s’acclimate à un nouveau milieu où elle a été transportée, un civilisé qui modifie ses habitudes au point de pouvoir vivre et prospérer parmi des sauvages peuvent être dits en progrès relatif, c’est-à-dire par rapport à leur habitat. Or, cela est visible, si dans certains cas le progrès absolu et le progrès relatif coïncident, il en est d’autres où ils ne s’accordent pas. Dans une île exposée à des vents violents perpétuels, c’est pour certains insectes un progrès relatif de n’avoir pas d’ailes alors qu’ils en ont de fort utiles sur le continent. Dans une atmosphère belliqueuse c’est, pour une nation entourée de peuples armés jusqu’aux dents, un progrès relatif de s’armer pour éviter la servitude. Nous le faisions observer plus haut : dans bien des cas, La Fontaine a raison : il vaut mieux être le roseau qui plie que le chêne qui résiste à l’orage. Comment, dès lors, ne pas le constater ? Même en accordant que la sélection naturelle assure la persistance des plus aptes, ce n’est jamais que le progrès relatif qu’elle protège. Et sans doute, dans certains cas, la meilleure adaptation est en même temps une amélioration au sens absolu du mot. Dans combien de cas, pour sauver sa propre vie et celle de son espèce, est-on obligé de déchoir ? La loi de l’idéal est une loi qui nous invite à souffrir au besoin et mourir pour lui. La loi de la vie nous exhorte à faire et même à subir le nécessaire pour durer et faire durer les nôtres. Adapte-toi, cela ne signifie pas toujours améliore-toi. Or, si la concurrence vitale sauve les bien-adaptés, elle élimine sans pitié les inaptes, sans souci de leur valeur par rapport à l’absolu.

Sachons donc le constater :

1o  Depuis Darwin, le fait même de l’évolution des espèces a été de mieux en mieux confirmé ;

2o  Mais si Darwin a certainement mis en lumière, avec la sélection naturelle, un des facteurs qui jouent un rôle dans cette évolution, il en a probablement exagéré l’importance. Il y en a d’autres qui interviennent. Lamarck en a souligné quelques-uns. Nous sommes encore loin de les connaître tous.

André Cresson.