Darwin : sa vie, son œuvre, sa philosophie/04

Presses universitaires de France (p. 65-69).

EXTRAITS

SA MÉTHODE DE TRAVAIL


Durant les trente dernières années, je ne suis conscient d’aucun changement dans mon esprit, excepté sur un point qui va être mentionné. Aucun changement d’ailleurs, sauf ceux d’une détérioration générale, n’aurait pu survenir. Mais mon père atteignit sa 83e année avec un esprit aussi vif que jamais et possédant toutes ses facultés, sans affaiblissement, de sorte que j’espère mourir avant que mon esprit ne commence à faiblir sensiblement.

Je suppose que je suis devenu plus habile à deviner les explications justes et à imaginer des essais d’expériences nouvelles. Mais cette facilité peut simplement provenir du résultat de l’habitude et d’un savoir plus étendu. J’ai autant de difficulté qu’auparavant à m’exprimer correctement, avec un style concis. Cette difficulté m’a causé une très grande perte de temps, tout en présentant un avantage qui fait compensation. Cela m’a obligé à penser longtemps et attentivement. À chaque phrase j’ai vu ainsi les erreurs de raisonnement de mes propres observations ou celles des autres.

Il me semble que mon esprit est la proie d’une sorte de fatalité qui me fait établir en premier lieu mon exposé ou ma proposition sous une forme défectueuse ou maladroite. Au début, j’avais l’habitude de réfléchir à mes phrases avant de les écrire ; depuis plusieurs années, j’ai constaté que je gagnais du temps à griffonner des pages entières, aussi vite que possible, abrégeant les mots de moitié, et à les corriger ensuite à loisir. Les phrases ainsi griffonnées sont souvent meilleures que celles que j’aurais pu écrire avec réflexion.

Ayant ainsi fait part de ma manière d’écrire, j’ajouterai que, pour mes grands ouvrages, je consacre beaucoup de temps à l’arrangement général de la matière. Je fais d’abord l’ébauche la plus grossière en deux ou trois pages, puis une plus grande en plusieurs pages, quelques mots ou un seul remplaçant une discussion entière ou une série de faits. Chacune de ces divisions est encore augmentée ou transposée avant que je ne commence à écrire in extenso. Comme dans plusieurs de mes livres des faits observés par d’autres que moi-même sont cités au long, et comme j’ai toujours travaillé sur plusieurs sujets à la fois, je dois mentionner que j’ai organisé de trente à quarante portefeuilles, dans des meubles étiquetés, dans lesquels j’introduis au moment même une référence détachée ou une note. J’ai acheté un grand nombre de livres ; à la fin de chacun j’ai ajouté une table de tous les faits qui concernent mon ouvrage, ou, si le livre ne m’appartient pas, j’écris un résumé à part. J’ai un tiroir rempli de ces résumés. Avant d’entreprendre un travail quelconque, je regarde toutes les tables et j’en fais une autre générale et classée, et, en prenant les portefeuilles qui se rapportent le mieux au sujet que je dois traiter, j’ai toutes les informations réunies pendant le cours de ma vie prêtes à être utilisées ?

J’ai dit que mon esprit, à un certain point de vue, avait changé pendant les dernières vingt ou trente années. Jusqu’à l’âge de 30 ans ou environ, les poésies de tous genres, telles que les œuvres de Milton, Gray, Byron, Wordsworth, Coleridge et Shelley me procurèrent un vif plaisir. Shakespeare fit mes délices, principalement par ses drames historiques, lorsque j’étais écolier. J’ai dit aussi que la peinture, la musique surtout, me donnaient d’agréables sensations. Maintenant, depuis un bon nombre d’années, je ne puis supporter la lecture d’une ligne de poésie ; j’ai essayé dernièrement de lire Shakespeare et je l’ai trouvé si ennuyeux qu’il me dégoûtait.

J’ai aussi presque perdu mon goût pour la peinture et la musique. La musique me fait, en général, penser trop fortement au sujet que je viens de travailler, au lieu de me donner du plaisir. J’ai conservé quelque goût pour les beaux paysages, mais leur vue ne me donne plus la jouissance exquise que j’éprouvais autrefois.

D’un autre côté, les romans, qui sont des œuvres d’imagination, ceux même qui n’ont rien de remarquable, m’ont procuré pendant des années un prodigieux soulagement, un grand plaisir, et je bénis souvent tous les romanciers. Un grand nombre de romans m’ont été lus à haute voix, je les aime tous, même s’ils ne sont bons qu’à demi, et surtout s’ils finissent bien. Une loi devrait les empêcher de mal finir.

Un roman, suivant mon goût, n’est une œuvre de premier ordre que s’il contient quelque personnage que l’on puisse aimer, et si ce personnage est une jolie femme, tout est pour le mieux.

La curieuse et lamentable perte des goûts plus esthétiques que j’ai éprouvée est d’autant plus bizarre que les livres d’histoire, les biographies et les voyages (indépendamment des faits scientifiques qu’ils peuvent contenir), les essais sur toutes sortes de sujets, m’intéressent autant qu’autrefois. Il me semble que mon esprit est devenu une sorte de machine propre à extraire des lois générales d’une multitude de faits, mais je ne puis concevoir pourquoi cette faculté a causé l’atrophie de la partie du cerveau de laquelle dépendent les jouissances et les goûts en question. Un homme doué d’un esprit mieux organisé ou mieux constitué que le mien n’aurait pas ainsi souffert, et si j’avais à recommencer ma vie, je me ferais une règle de lire de la poésie, d’écouter de la musique au moins une fois par semaine. Il est probable que, stimulée par l’exercice, la partie actuellement atrophiée de mon cerveau aurait conservé son activité.

La perte de ces goûts est une perte de bonheur, elle peut être nuisible à l’intelligence, et plus probablement au caractère, en affaiblissant la capacité d’émotion que notre nature peut ressentir.

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L’analyse des qualités mentales et des conditions auxquelles je suis redevable de mon succès peut donc être de quelque intérêt, bien que je sache que nul ne peut la faire correctement.

Je n’ai pas une grande rapidité de conception ou d’esprit, qualité si remarquable chez quelques hommes intelligents, par exemple chez Huxley. Je suis donc plutôt un critique médiocre. Dès que j’ai lu un journal ou un livre, l’écrit excite mon admiration et ce n’est qu’après une réflexion prolongée que j’en aperçois les points faibles. La faculté qui permet de suivre une longue et abstraite suite de pensées est chez moi très limitée, je n’aurais jamais réussi en mathématiques ou en métaphysique. Ma mémoire est étendue, mais brumeuse, elle suffit pour m’avertir vaguement que j’ai lu ou observé quelque chose d’opposé ou de favorable à la conclusion que je tire. Au bout de quelques instants je me rappelle où je dois chercher mes indications. Ma mémoire laisse tellement à désirer, dans un sens, que je n’ai jamais pu me rappeler plus de quelques jours une simple date ou une ligne de poésie.

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Mes habitudes sont méthodiques, ce qui a été nécessaire à la direction de mon travail. Enfin j’ai eu beaucoup de loisir, n’ayant pas eu à gagner mon pain. Bien que la maladie ait annihilé plusieurs années de ma vie, elle m’a préservé des distractions et des amusements de la société.

Mon succès comme homme de science, à quelque degré qu’il se soit élevé, a donc été déterminé, autant que je puis en juger, par des qualités et conditions mentales complexes et diverses. Parmi celles-ci les plus importantes ont été l’amour de la science, une patience sans limites pour réfléchir sur un sujet quelconque, l’ingéniosité à réunir les faits et à les observer, une dose moyenne d’invention aussi bien que de sens commun. Avec les capacités modérées que je possède, il est vraiment surprenant que j’aie pu influencer à un degré considérable la croyance des savants sur quelques points importants.

(Autobiographie.)