Dante n’avait rien vu/L’arrestation de l’homme dit Karl Heile, dit Léon Charles, dit…

Albin Michel (p. 169-182).

L’arrestation de l’homme
dit Karl Heile,
dit Léon Charles, dit…

— Voulez-vous voir quelque chose d’intéressant ?

J’étais dans la cage aux ours de la prison militaire d’Alger.

— Je pense bien !

Et je suivis l’agent principal jusqu’à son bureau.

Dans ce bureau, je trouvai : un commandant de gendarmerie en grand uniforme noir, toutes ses décorations sur la poitrine ; un capitaine d’infanterie, un sergent légionnaire et deux gendarmes.

Soudain, un gardien poussa un homme dans la salle.

Crâne rasé, lèvres rasées, l’homme qui était sans faux-col, s’arrêta net. Il broncha, mais imperceptiblement. Les yeux grands ouverts, il regarda l’assemblée.

Le jeune capitaine d’infanterie le fixait en souriant.

— Eh bien ! Vous me reconnaissez ? lui demande-t-il.

— Non monsieur.

— Moi, je vous reconnais…

— Vous n’avez pas de doute ? fait le commandant au capitaine.

— Aucun.

Le commandant de gendarmerie qui est familièrement assis sur la table, dit à l’homme sur un ton aimable :

— Vous voyez ! Qu’avez-vous à répondre ?

— Monsieur l’officier, je me trouve devant une énigme.

LE LÉGIONNAIRE DÉSERTEUR


Le jeune capitaine reprend :

— L’individu ici présent arriva à la légion en décembre 1921, sous le nom de Léon Charles. À son entrée au corps, il fut affecté numéro 1 à la compagnie mitrailleuse que je commandais. Il y est resté jusqu’en juillet 1922. Ensuite, il suivit pendant quatre mois le peloton des élèves caporaux. Les quatre mois achevés, il fut affecté numéro 1 à la compagnie des sapeurs-pionniers. C’est de là qu’il a déserté.

— C’est une énigme ! fait l’homme.

Le capitaine :

— Repris, l’homme fut condamné le 9 février 1923 par le conseil de guerre d’Oran à cinq ans de prison, et dirigé sur le pénitencier de Bossuet. Le 18 juin 1923, dans la nuit, il s’évada en assassinant la sentinelle.

Par un geste lent des deux épaules, l’homme manifeste un écrasant étonnement.

Alors le sergent s’avance.

— Moi, Vallarino César, sergent au 1er étranger, à Sidi-Bel-Abbès, j’ai connu cet homme au peloton des élèves mitrailleurs, en avril 1922. C’était un ami du sergent Morin, et le sergent Morin m’a dit : « C’est un ancien officier allemand, très calé, très intelligent, qui fait des études sur l’Algérie et la Tunisie. »

— Nous y sommes ! fait le commandant de gendarmerie.

— Je suis Karl Heile, comptable à l’épicerie Moralli frères à Alger.

— Vous êtes Allemand ?

— Allemand, né à Hagen, Westphalie.

— Et comment êtes-vous venu en Algérie ?

— Monsieur le commandant…

— Voyons, capitaine Karl Heile, ne m’appelez pas monsieur, on dit mon commandant, et vous le savez.

Capitaine le frappa droit. Il regarda devant lui comme pour ne plus rien voir, mais tout de suite :

— Mon commandant, puisque l’on dit mon commandant (il sourit), j’étais à Londres, invité par un ami qui m’avait promis une place aux Indes…

— Aux Indes ! interrompt le commandant, non sans trahir que ce mot-là ne fera pas mal non plus tout à l’heure dans la conversation.

— J’étais sans argent, je me suis engagé comme matelot sur le Hocking. Après Gibraltar, une dispute éclata entre le capitaine et moi, et le capitaine me dit : « Nous relâcherons à Philippeville et là vous quitterez le bord. »

— Curieux, cette dispute entre un matelot et le capitaine.

— En effet ! Mais bien plus curieux ce qui se passe en ce moment ici pour moi. Et je débarquai à Philippeville.

Il se tut.

— Après ?

— Après… je fis la connaissance d’une dame. Cette dame m’emmena dans le Sud pour gérer ses propriétés.

— C’était une Allemande ?

— Une Française.

— Alors, une Française choisit un Allemand qu’elle ne connaît pas pour gérer ses propriétés ? Je ne la félicite pas.

— Elle trouvait que je ressemblais à son fils mort pendant la guerre.

— Son fils était sans doute l’un des trente-deux aviateurs français que vous aviez descendus ?

Karl Heile eut un mouvement pénible, il remua son corps avec difficulté, comme s’il le sentait déjà ligoté de la tête aux pieds.

— Et comment s’appelait cette dame ?

— Je refuse de donner le nom de cette dame. Un Français comprendra cela…

— En quel endroit du Sud étiez-vous ?

— Si je donne le nom de la ferme, on trouvera le nom de la dame.

— Mettons, fait le commandant que cet endroit fût Teniet-El-Had. C’est bien cela ?

L’homme réfléchit rapidement et comprit que la lutte ne devait pas se livrer sur ce détail.

— Je crois en effet.

— Vous voyez, nous nous entendons très bien ; vous étiez capitaine, je suis commandant : vous êtes docteur en philosophie, je suis licencié ès-lettres. Car vous êtes docteur en philosophie, n’est-ce pas ?

Karl Heile accusa le coup d’un sourire.

— Ce sont sans doute ces titres qui vous ont fait trouver une place de comptable dans une épicerie ? Mais, continuez. Vous étiez à Teniet-El-Had comme gérant de ferme.

— Je me suis disputé avec cette dame. J’ai quitté la ferme. J’avais deux cents francs en poche. Je suis parti à pied dans la campagne pour trouver une nouvelle place. Je n’ai rien trouvé. J’ai rôdé sur les routes. C’est à ce moment qu’une première fois on m’arrêta pour vagabondage.

— …et que l’on vous enferma à la prison civile d’Alger.

— À Barberousse.

— À Barberousse, nous sommes d’accord. Et comme au bout d’un mois, on vous a relâché, cela vous donna confiance. « Si l’on avait découvert mon identité, on m’aurait gardé. » C’est bien ce que vous vous êtes dit ?

— Mais non ! mon commandant.

— Donc, en quittant Barberousse, vous êtes sans ressources sur le pavé d’Alger. Comment vivez-vous ?

— Durement, comme tous les malheureux.

— Et vous avez trouvé une place à la maison Moralli, comme par hasard ?

— À peu près.

— C’est là tout ce que vous avez fait en Algérie ?

— C’est là tout ce que j’ai fait.

***


— Bien. Maintenant, sergent Vallarino, dites-nous comment vous avez retrouvé et fait arrêter l’individu qui est devant vous.

Le sergent Vallarino est Italien, il ne lui déplaît pas de conter une histoire, il en semble même tout réjoui.

— Donc, je me trouvais attablé dans un restaurant de Bab-El-Oued, avec le sergent Dialo, Sénégalais, lorsque je vis entrer ― il se tourne vers Karl Heile ― l’individu ici présent. Je le reconnus, mais sans pouvoir me rappeler son nom. Je l’abordai.

— Alors, ça va ? lui dis-je.

— Tiens ! Vallarino !

— Il vous a bien dit : « Tiens ! Vallarino ! »

Le sergent, imitant cette fois l’accent de Heile, répéta :

— Tiens ! Vallarino ! Alors je lui dis : « Tu es libéré ? « On verra cela plus tard, me répondit-il. »

Et il m’invita à boire un verre de vin. Alors je lui dis :

Tu as taillé la corde ? (Tu t’es évadé).

« Ne parlons pas de ça ici, dit-il.

— Vous lui avez bien dit : Tu as taillé la corde ?

— Oui, je lui ai dit « Alors tu as taillé la corde ? ».

— Donc, fait le commandant à Karl Heile, vous connaissiez l’expression, puisque vous avez répondu ?

— J’ai été à la prison de Barberousse, mon commandant ! On apprend beaucoup de choses dans les prisons.

— Vous êtes fort, très fort. Continuez, sergent.

— On a bu le vin et nous sommes sortis tout de suite. Il voulait m’échapper. Je l’ai suivi et l’ai fait arrêter par deux agents de police, les premiers que j’ai rencontrés.

— Bon. Un moment. Karl Heile ! ― puisque vous êtes aujourd’hui Karl Heile ― reconnaissez-vous ces faits comme exacts ?

— Vraiment c’est une énigme, je n’avais jamais vu ce monsieur.

— Vous ne l’aviez jamais vu, mais vous lui offrez un verre de vin.

— Comme à une rencontre de café.

— Et votre surprise : « Tiens ! Vallarino ! »

— Oh ! Je n’ai pu dire cela, ne connaissant pas ce monsieur.

— Mais l’expression tailler la corde ? Vous avez avoué tout à l’heure, pourtant.

— J’ai avoué connaître l’expression, je n’ai pas avoué avoir répondu lorsque ce monsieur, comme il le prétend, m’aurait interrogé.

— Très fort ! très fort ; on voit que vous êtes docteur en philosophie. On vous arrête, on vous conduit au poste de Bab-el-Oued. Là, vous dites : je suis Karl Heile. On vous garde trente-six heures. Pendant ce temps, on téléphone au 1er étranger, à Sidi-Bel-Abbès. Le 1er étranger répond que Karl Heile n’est pas sur ses registres. Alors, on vous relâche. C’est bien cela ?

— C’est cela.

— Et, jouant la partie à fond, car vous êtes courageux, capitaine Heile, vous ne vous sauvez pas, vous regagnez froidement votre place de comptable. « Deux fois arrêté et deux fois relâché, vous dites-vous, l’épreuve est faite, on a perdu ma trace ». Mais je vous surveillais depuis longtemps, Karl Heile. Voyons, une seule chose importe aujourd’hui. Ai-je devant moi l’ex-légionnaîre Léon Charles ?

— Mais non, mon commandant.

L’IDENTIFICATION


— Ce matin, vous avez été examiné. Quatre cicatrices furent relevées sur votre corps. Vous avez la feuille, adjudant ?

— Voici.

— Une cicatrice à l’avant-bras droit, commençant à quatre centimètres et demie de la jointure, une cicatrice à la naissance de l’épaule, une cicatrice de trois centimètres au-dessous du sein gauche, une cicatrice au petit doigt de la main droite. Voilà ce que ce matin, le docteur releva sur votre corps. Est-ce exact ? Bien !

— Mais que viennent faire ici mes cicatrices ?

— Justement, j’allais vous le dire.

Le commandant extrait une feuille de son dossier.

— Savez-vous ce que je vois là-dessus ? Je vois que le légionnaire Léon Charles, du 1er étranger, accusait les quatre mêmes cicatrices que vous, Karl Heile.

— Si l’on cherche les cicatrices dont on a besoin, on les trouve toujours.

— Je ne vous permets pas de mettre en doute ma bonne foi.

— Je m’excuse, j’ai voulu dire que dans le nombre immense des hommes, deux corps peuvent fort bien présenter les mêmes particularités, même accidentelles.

— Voilà bien le langage d’un modeste employé d’épicerie !

POUR SERVIR…


Peu à peu le personnage apparaissait. L’ex-capitaine allemand aux trente-deux victoires perçait sous l’ex-légionnaire de France. Loin de le sauver, son intelligence le dénonçait.

Je regardai la main qui assassina. Cette main était élégante. De même que, naguère, sa moisson faite, l’homme sans nom s’était évadé du 1er étranger, cette autre nuit, coûte que coûte, il avait dû quitter le pénitencier.

Il était en Algérie pour « servir ».

C’était bien Léon Charles, c’était bien Karl Heile, et cependant il n’était pas davantage Karl Heile que Léon Charles. Les hommes de son dur métier n’ont plus d’état-civil. Semblable aux sous-marins de son pays, il n’était plus qu’une lettre et un numéro : un V.-33, un U.-18 ; là-bas, dans un bureau secret du ministère de la Guerre, à Berlin…

— Mais qu’avez-vous fait de 1919 à 1921, Karl Heile ?

— J’étais journaliste, mon commandant.

— Aux Indes, peut-être ?

— Pas aux Indes, à la Vœlkische Zeitung.

— Quel était votre emploi au journal ?

— Second rédacteur diplomatique.

L’homme se tourna de mon côté. J’avais noté quelques mots. Cela lui avait suffi.

— Je comprends, me dit-il que vous devez être de la presse. Puis-je vous demander, comme confrère, dans le cas où vous connaîtriez le nom de la dame dont il fut question, de ne pas imprimer ce nom ? C’est ici une affaire entre hommes.

— Êtes-vous marié ? fait le commandant.

Heile répondit non, mais avec un amer sourire qui disait : « Se marie-t-on dans mon métier ? »

— Alors, en 1919, vous étiez à la Vœlkische Zeitung, vous n’étiez pas aux Indes ?

— Mais… non…

— Vous n’étiez pas aux Indes avec Monsieur votre père qui fut fusillé par les Anglais ?

— Je… Je dois être victime d’une ressemblance !

Les enfants des gardiens de la prison jouaient à la balle dans la cour et leur rire frais entra dans la pièce.

— Des enfants ! fit Karl Heile.

— Je vous arrête, dit le commandant.

— Cependant…

— Je regrette, mais chacun sert son pays, n’est-ce pas, monsieur ?