Dante n’avait rien vu/Vieux Chevaux

Albin Michel (p. 157-167).

Vieux Chevaux

— Écoutez, j’ai réfléchi. Je ne vous dirai rien.

Rondier m’avait pourtant donné rendez-vous.

— Vous repasserez dans quatre jours ? Je vais préparer mes dépositions. Il y a vingt-cinq ans que je suis là-dedans. Aucun n’en sait plus que moi. Je pourrais tenir le crachoir pendant deux mois.

Rondier avait changé d’avis.

La scène avait lieu dans un camp, au Maroc. Rondier portait la raie, se rasait tous les matins. On dira que je mens parce que les détenus ne possèdent pas de rasoir. Je répondrai que Rondier se rasait tous les matins. Il n’avait pas la livrée réglementaire, mais un chandail de laine bleue. Rondier était frais, soigné, confortable.

Il était détenu et cuisinier et n’avait rien d’un détenu et rien d’un cuisinier. Nous aurions rencontré Rondier sur la route, notre perspicacité eût été bien ennuyée. Rien d’un travailleur, rien d’un rentier. Ni paysan, ni bourgeois, ni gentilhomme. Pas davantage un militaire. Un homme tout court peut-être ? Même pas. Rondier, décidément n’était pas né sous un chou comme tout le monde.

C’était l’orchidée de l’arbre des pénitenciers.

C’était un hors la loi vivant à son aise dans le carcan des lois.

— À quoi servirait-il que je vous parle ? Raisonnons. Je suis tranquille. J’ai quarante-six ans. Je suis l’ancien du plus vieil adjudant. Les maisons marchent comme elles marchent. Il faut savoir si l’on est de la maison ou si l’on n’en est pas. Moi j’en suis. Si j’aide à la démolir elle va me tomber sur le dos. Qu’est-ce que j’y gagnerais ?

Il astiqua les ongles de sa main droite sur la paume de sa main gauche.

— Je ne vois plus cela du même œil que les jeunes. Ma vie est là. J’ai appris à manœuvrer dans un champ, ailleurs, je serais emprunté. Que voulez-vous que j’aille faire dans le civil, par exemple ? Le pénitencier et moi cela ne fait plus qu’un. Ce n’est pas à mon âge qu’on recommence une existence.

Sur la paume de sa main droite, il astiqua les ongles de sa main gauche.

— Il ne me reste plus que trois ans. À ma sortie, et, la chose est probable, si la légion ne veut pas de moi, je ne sais ce que je deviendrai. À de vieux détenus de mon espèce, on devrait réserver une situation dans les pénitenciers mêmes. Voilà ce que je puis vous dire. Pour le reste mon intérêt est de me taire.

Rondier regagna son fourneau.

Comme un peu plus tard je passais à portée de sa cuillère à pot, il me dit :

— Pas d’ambition, un peu de jugement, c’est ce qu’il faut dans notre monde.

LE GOBELIN VIVANT


Faucher Edmond était plutôt un vieux tableau qu’un vieux cheval. Quand il me fut présenté, il ne dit pas son nom, mais ceci : l’homme le plus tatoué du monde. C’est à Maison-Carrée, près d’Alger, à la prison, que je fis cette connaissance.

Faucher n’est pas un bluffeur. Il prouve ce qu’il avance. Il retire ses chaussettes, laisse choir son pantalon, enlève sa veste :

— Voilà !

— Épatant ! fis-je, épatant !

— De la racine des cheveux à la plante des pieds.

Il leva ses pieds l’un après l’autre.

— Regardez les deux chromos des fesses !

— Épatant !

— Cherchez un coin de ma peau qui n’ait pas son paysage. Cherchez bien.

Debout sur ses doigts de pieds, les bras dressés, il tourne lentement.

— Regardez bien partout, hein ? partout. Est-ce que je vous épate ?

— Tu m’épates !

— Le motif central (le tatouage du dos) demanda deux ans et sept mois de travail. Remarquez la chevelure de la femme.

— Elle mousse.

— Cette chevelure est mon plus beau morceau. Elle est si vivante qu’on a, paraît-il, envie de la prendre dans sa main.

Il me fit face, ferma les yeux, et dit :

— Sur les paupières ! approchez-vous.

De tendres colombes bleues roucoulaient sur ses paupières.

La paume des mains, l’intérieur des oreilles étaient décorés. Une chasse à courre s’engageait sur sa poitrine et s’achevait sur sa cuisse droite par la curée. Duchesses, marquises, gentilshommes en costume Louis XV échangeaient des grâces autour de son nombril. Des retardataires accouraient ventre à terre de sa région fessière.

— Je ne fus complet qu’au bout de cinq ans et onze mois, exactement. Ce fut pénible et ce fut cher. Mais j’avais mon but. Je ne pensais pas à m’amuser, j’assurais mon avenir. C’était pour en faire mon métier. Bonne idée, vous savez ! J’en eus la preuve en Espagne. Eh oui ! Je m’étais évadé. À la foire de Santander, ce fut moi le clou. Une baraque, une Espagnole à la caisse pour recevoir les pesetas, moi à l’intérieur, la fortune arrivait. Vous avez bien observé qu’il n’y a rien d’indécent dans mes tableaux. C’est exprès. Tout le monde pouvait entrer, les femmes, les enfants. À la fête de Neuilly, à la foire du Trône, deux fois par an à Montmartre, c’était la vie assurée, honnête et régulière, de l’argent et de la renommée.

Mon enseigne était trouvée :

Le gobelin vivant

L’homme le plus et le mieux tatoué du monde

Edmond Faucher

Entrée : 0 fr. 50

Se tournant vers le directeur de la prison :

— Était-ce ou n’était-ce pas une bonne idée, monsieur le directeur ?

Faucher, ex-détenu militaire, est à Maison-Carrée, prison civile, parce qu’il fut récemment condamné par le conseil de guerre de Constantine à vingt ans de travaux forcés.

Un bon détenu condamné aux travaux forcés peut échapper au convoi de la Guyane. On l’oublie, on le propose pour une grâce. Cela sert d’exemple aux têtes de bois. Voyez Faucher, leur dit-on, bon esprit, il travaille ferme. Il en sortira.

— Mes quatorze condamnations antérieures, monsieur le directeur, je les accepte. Je les ai méritées. La dernière, je ne l’avale pas. Elle m’est restée dans le gosier. On n’aurait pas dû me condamner, mais me féliciter. Que fait-on à un gendarme qui abat un malfaiteur ? On le décore. Passons sur la médaille. J’ai un casier ; c’est une gratification que j’attendais. On me colle vingt ans de Guyane. Est-ce que je peux raconter la chose à M. le visiteur ?

— Au pénitencier d’Aïn-Beïda, j’étais popotier, poste de confiance s’il y en a. Mes étagères étaient garnies de vivres de réserve. On me volait. C’était tellement bien fait que moi-même qui m’y connais, j’étais roulé malgré toute ma surveillance. Je vais trouver le capitaine. « Mon capitaine, que je lui dis, on vole à mon nez et à ma barbe mes vivres de réserve, et cela depuis trois mois. — Arrangez-vous. Vous êtes popotier, vous serez responsable. » C’est ce qu’il me dit. Je compte mes boîtes, je surveille. On me volait de pluss en pluss. « Ah ! les salauds, que je me dis, ils ne se payeront pas plus longtemps la gueule à Faucher. » Tout ce que je vous dis, M. Morinaud, député de Constantine, mon éminent avocat, peut vous le confirmer. Il a même ma photographie en peau tatouée. Il vous la donnera si vous allez le trouver de ma part à la Chambre des députés, à Paris. Je dégote un fusil de Sénégalais et je m’embusque toute une nuit. Remarquez que c’était en dehors de mon travail et pour sauvegarder les vivres du gouvernement. Mais je ne vis pas les saligauds qui, eux, pionçaient un bon coup, tandis que moi je faisais le ballot. Le matin, je compte mes boîtes il me manquait encore deux boîtes. Je m’embusque la nuit suivante. Ça faisait deux nuits, observez bien, que je consacrais gratuitement à la défense des biens de l’État. Et, cette fois, je vois le salopard qui s’insinue dans ma cantine. Je l’ai tiré comme un lapin. Je l’ai tué. Voilà comment on m’a mis vingt ans de Guyane. Je vous le demande pour la justice de Dieu et des hommes, et pour l’humanité, est-ce une condamnation qui est juste ou qui ne l’est pas ?

— Mais rhabillez-vous, Faucher, fit le directeur.

— Moi, dit Faucher en riant, quand je suis tout nu, je suis encore bien habillé.

MONSIEUR LE CURÉ

Ces jours derniers, un prêtre passa par les rues d’Orléansville. Il était ganté, portait barbe noire, souliers à boucle et soutane rapée. Une sacoche pendait à son épaule. Arrivé devant l’hôtel des Voyageurs, il prit une calèche de place et dit au Bicot : « À la gare, mon ami. »

Pendant le trajet, on le salua deux fois ; il répondit.

Le train venant d’Oran étant en retard, le saint homme sortit son livre pieux et, sur le quai, lut son bréviaire. Six heures après, au coucher du soleil de janvier, le prêtre arrivait à Alger. Là, pendant toute une nuit, on perd sa trace.

Au matin, le vicaire-ganté, pénètre le premier dans les bureaux de la compagnie de navigation. Comme il convient à un saint homme, il demande un billet de troisième classe. Il gagne le port, le bateau, le large…

Le lendemain, le capitaine commandant le pénitencier d’Orléansville faisait savoir à la sûreté de tous les ports que le détenu Gerber s’était évadé. Son signalement : deux doigts coupés à la main droite. Ensemble de la personne : arrogant et voyou. Parle allemand, italien, espagnol et français.

Dix jours s’écoulèrent.

Et cet après-midi, en ouvrant son courrier, le capitaine trouva cette lettre :

« Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit, ainsi soit-il. Mon très cher frère, j’ai mis les bouts de bois… »

Le capitaine regarda l’enveloppe, elle était timbrée de Hanovre, Allemagne.

« …Sur le bateau, il a bien failli m’arriver malheur. Je n’avais pas réfléchi que je partais un samedi et que le lendemain était un dimanche. Et l’on est venu chercher ta vieille connaissance pour dire la messe ; mon très cher frère, tu vois ça de là… Si tu veux savoir où je me suis habillé, va chez les mouquères, mon très cher frère… »

— Gerber ! s’exclame le capitaine. Ah ! le pègre.

« …La soutane ne valait pas grand’chose, le chapeau était un vieux bugne, mais le missel n’était pas trop moche. Je l’ai vendu un demi-cigue à Liège. Reçois mes bénédictions. Tu as dû prévenir les polices que je parlais français, italien, allemand et espagnol ; tu as oublié que je parlais latin. Amen… »

Le soir de la réception de cette lettre, un homme s’écria : « Enfin, je sais où sont mon vieux chapeau, ma vieille soutane et mes vieux souliers ! »

C’était le vrai curé d’Orléansville.