Dante n’avait rien vu/L’Homme qui n’a pas su qu’il y avait la guerre

Albin Michel (p. 183-193).

L’Homme qui n’a pas su
qu’il y avait la guerre

Nous entourerons de mystère le lieu de ce récit. Nous ne dirons pas s’il se trouve au Maroc, en Algérie, en Tunisie, dans le Nord ou dans le Sud, en plaine ou en montagne.

— Si vous êtes là pour me dépister, autant l’avouer tout de suite que je fasse mon ballot.

Mais l’homme, qui avait toujours ses instruments de travail à la main, reprit confiance au fond de son atelier.

Il lisait la lettre que je venais de lui présenter.

— C’est imprévu, dit-il, mais puisque c’est de sa part…

D’anciens pègres demeurent en Afrique. Tous ne rêvent pas de Marseille, de Nantes ou de Paname.

L’homme qui m’avait donné la lettre était resté, après sa libération, sous « le soleil de ses malheurs ». Sa profession : marchand de vin au Maroc.

J’allais parfois poser mon coude sur son comptoir.

— De votre temps, était-ce comme aujourd’hui, on assure que c’était pire.

Son temps s’acheva en 1920.

— Ni pire ni mieux, c’était honteux. Mais vous devriez aller voir X… Il déserta chez les Chleuhs pour fuir les coups. C’était un bon garçon, et intelligent. Lui vous dirait des choses utiles. Je vais vous donner une lettre, car il se garde à carreau, sa situation n’est pas légale. J’ai confiance en vous, pas ? Je vous dis tout ça comme à un curé.

C’est de la sorte qu’un mois après je trouvais l’homme au fond de son atelier, en cet endroit mystérieux.

Mettons que l’individu s’appelât Isbert.

— Je ne suis pas une vulgaire saleté. Ici, dans ce village, on me connaît. La première année on m’a laissé de côté. Puis on a vu que j’étais un ouvrier sérieux. Le travail est venu.

Il posa ses outils et m’emmena dans son galetas.

— Je ne crains pas la justice populaire. Si l’on réunissait les honnêtes gens de ce pays pour me juger ils diraient : Isbert a bien payé, laissez-le continuer d’être un brave homme. Mais si l’on me repince, ce sera pour me traîner devant le conseil de guerre et là : Isbert est un sale pègre, dira-t-on, un individu dangereux ! Et pour refaire de moi un homme, on me replongera dans la pourriture du pénitencier.

— Vous avez déserté chez les Chleuhs ?

— Je me suis évadé chez les Chleuhs, je n’ai pas déserté.

Et, se rebiffant :

— Faut pas confondre !

Il mit ses yeux au plus grand diaphragme. Et comme s’il n’était pas encore revenu de ce qu’il allait dire, il prononça avec stupeur :

— Et cependant, je n’ai pas su qu’il y avait la guerre !

« C’était en mai quatorze. J’étais tombé des joyeux dans le pénitencier. Je n’étais pas aux joyeux pour avoir descendu un citoyen dans la rue. Non ! J’avais pris deux fois, sans payer, le train de Lyon à Grenoble, et en troisième, encore ! Infraction à la police des chemins de fer, ainsi la chose se nomme. Et je fus classé parmi les grands criminels. J’arrive aux Bat’ d’Af’. Le commandant nous fait un petit discours. « Pour moi, dit-il vous n’êtes que des soldats. Vos erreurs du passé, je ne veux pas les connaître… » ça va, pensais-je, ça va bien. Dix minutes après le discours, alors que nous étions au garde à vous devant nos lits, un sergent me dit : « Vous, votre tête ne me plaît pas, il faudra en changer. » Huit jours plus tard, il me crie : « Ou vous changerez de tête, ou vous irez aux durs (aux travaux publics). » Je ne parlais pas, j’observais la discipline. Un dimanche, comme j’étais prêt pour la promenade, il me dit : « Est-ce qu’on sort dehors, quand on a une sale tête de cochon comme la vôtre ? Restez là. » Alors je lui sautai dessus, d’homme à homme : cinq ans de travaux publics pour moi.

— Qu’est-ce que vous examinez ? me demande Isbert.

— Je vous écoute, continuez.

— C’est mes portraits qui vous épatent ?

Aux murs de la chambre du déserteur antimilitariste, on pouvait admirer les augustes traits de Foch, de Joffre, de Sarrail, de Mangin, de Gouraud et de Guynemer.

— Alors, vous arrivez aux travaux publics ?…

— Oui, et l’on me reçoit au pénitencier en m’envoyant un trousseau de clefs par la figure.

— Qu’est-ce que vous aviez fait ?

— J’arrivais, c’est tout ce que j’avais fait. On tapait sur nous comme sur des ânes. Le bruit de la trique sur le corps des hommes devenait un bruit ordinaire.

Avant d’entrer chez Isbert, j’avais observé l’homme. Il semblait calme. Peu à peu, au rappel de ce passé, une fureur l’anima. Il grinça des dents.

— Quand j’y repense, je vois rouge !

CHEZ LES CHLEUHS


» Et un matin je me suis sauvé devant moi. Je n’ai pas décidé le coup froidement. Je me suis emballé comme un cheval. Les balles de la sentinelle sifflaient dans mon galop. Je suis tombé chez l’ennemi.

Pourquoi nous tape-t-on dessus comme ça ?

Savez-vous ce qu’il faudrait dans les pénitenciers ?

Il rit comme pour marquer d’avance qu’il allait dire une chose énorme.

— Des curés.

Par curé, ils n’entendent pas un prêtre qui viendrait leur faire le catéchisme. Curé ! rabbin ! pasteur ! ils ne sont pas fixés sur la confession. En soutane ou en pantalon, ils n’y regarderaient pas de si près. Ce n’est pas leur foi qui a soif. S’ils disent curé, c’est pour tout résumer d’un mot. Ils voudraient un homme qui fût parmi eux, non par métier, mais par bienveillance. Lorsqu’une bonne pensée naît dans l’esprit ou le cœur d’un détenu, ce détenu ne trouve personne à qui la confier. Tout élan vers le bien est étouffé par de gros rires. De mauvais meneurs, tant que vous en voudrez ; de bons meneurs, aucun ! Me désignant un travailleur, un sergent me dit : « C’est le moraliste ! » et à ce mot une bonne rigolade jaillit de son nombril et inonda tout son corps.

— Alors, vous êtes tombé chez les Chleuhs ?

— Dans un village d’abord. C’était au bout de trois jours de marche, hein ? Et pour nourriture des artichauts sauvages. À ma vue, la population décampa. Je me suis dit : on va te tuer ! Je levai une main comme l’on fait dans le pays. Ce sont les enfants qui avaient fui et les femmes. Je n’avais pas vu d’hommes chleuhs encore. J’avais jeté mon képi, bien entendu. Le soleil m’avait tapé dessus et j’avais bien mal à la tête. Hé ! savez-vous bien que j’étais très malheureux ! Ils ne m’ont pas tué, non, c’est une race intelligente. Ils ont compris que j’étais un perdu, et que je ne leur voulais pas de mal… J’ai gardé leurs troupeaux, j’ai réparé leurs bricoles. Je n’ai pas cherché leurs femmes. J’y suis resté sept ans.

» Ils parlaient bien de barouds (de batailles), je croyais que c’étaient des batailles du Maroc. C’est pendant ce temps que j’ai vu manœuvrer les Allemands, quatre dans mes sept ans. Je n’étais pas très calé sur ces histoires de nations, aussi le premier n’a fait que m’épater. C’était un matin. Qu’est-ce que je vois dans le village ?… un Français ! Je veux dire un type que je croyais français. Je vais lui dire bonjour. Il parlait français, mais pas très bien. Il me demande ce que je fais ici. Je lui dis tout. Et il s’en va sans plus s’intéresser à moi. C’est plus tard, quand il en passa deux autres tout pareils, que j’appris que c’étaient des gens qui venaient porter du flouss (de l’argent) au chef, contre nous, et que j’ai vu que c’étaient des Allemands. Eh bien ! si j’avais pu faire savoir le truc à ceux que ça regarde chez nous, je l’aurais fait. C’étaient des gars culottés tout de même ! Ils parlaient berbère mieux que moi. Et comment qu’ils avaient fait pour passer ? Il y a dans la vie de fichus fourbis qu’on ne connaît pas !

— Comment êtes-vous revenu ?

— On a beau s’habituer, on ne s’habitue pas ! J’ai dit un jour : je vais rentrer, tant pis ! Il passait par moments des marchands qui venaient par le trick (le chemin) du Tasfilet, et pour vendre quoi ? Rien du tout. Je crois que c’est plutôt pour balader leurs femmes sur des ânes ; ils ont toujours plus de femmes que de marchandises. Je me suis mis bien avec l’un d’eux. J’avais laissé pousser ma barbe, comme de juste. J’avais bu de l’eau pendant tout ce temps. Sous mon burnous, je parie que ma mère ne m’aurait pas reconnu. Et je partis pour piquer les ânes des mouquères.

— C’était en 1920 ?

— Sept ans après, 1920. Alors, attendez. C’est à ce moment que je n’allais plus rien comprendre. Le voyage à pied dura vingt-deux jours, pas ? J’arrive à Meknès. Je m’habille comme tout le monde. Là, je vois des soldats marocains qui s’en allaient et j’entends dire : « Ils vont en Allemagne ! »

— Pourquoi qu’ils vont en Allemagne ?

— Pour garder le Rhin ! qu’on me répond.

— Alors, c’est les Marocains qui gardent le Rhin, à présent ?

— D’où que tu sors ?

— C’était un chauffeur à qui je parlais. Je ne pouvais pas lui dire d’où que je sortais. Alors, je ne dis rien. Ce fut comme ça pendant deux jours. Je n’osais pas interroger, je voyais dans les journaux : « Les bolcheviks marchent sur Varsovie ! » Qu’est-ce que c’est que les bolcheviks ? que je demandais. Voilà que de nouveaux peuples avaient poussé sur la terre ! On me dit : « Les bolcheviks, c’est des Russes, eh ! ballot ! » Alors, je crus que c’étaient des espèces de Lapons qui s’étaient réveillés et descendaient comme des pirates vers les pays chauds. Guillaume, que je connaissais ― que je connaissais comme tout le monde ― il n’était plus empereur, mais bourgeois dans la Hollande !

» J’avais laissé les journaux, car c’était comme si je n’avais pas su lire ; je ne comprenais plus rien de ce qui était dessus. C’est un copain, un soir, à qui j’ai dit ce qui m’était arrivé, qui m’a tout dit. Le tsar Nicolas était bouzillé et toute sa famille bouzillée aussi ; les Américains avaient traversé la mer.

» — Et tu sais, qui me dit, y a plus d’Autriche !

» — Où que ça s’est passé la bataille, que je demande, à Sedan ? Combien de morts en tout ?

» — Devine.

» — Trente mille, que je réponds.

Le copain se tape sur les cuisses.

» — Six millions !

» — Six millions, que je dis en rigolant ! Faut tout de même pas me prendre pour une tourte.

» — Mais puisque ça a duré cinq ans !

» — Où que ça s’est passé, alors ?

» — À point d’endroit. De batailles y en a pas eu, qu’un jour, la bataille de la Marne. Après, ce fut partout à la fois.

» — Ah ! là là ! que je faisais. Ah ! là là ! Et combien de morts pour les Français ?

» — Un million et quatre cent mille !

» — Alors, mon père, mon frère, mon oncle y sont peut-être bien morts ?

» — Oh ! ça, sûrement ! qui me répond.

J’emmenai l’homme boire un café chez l’Arabe.

— Et toutes ces aventures vous sont arrivées parce qu’un jour vous aviez pris le train sans payer de Lyon à Grenoble ?

Mon compagnon fit un effort pour se tirer de son formidable souvenir :

— Et aussi parce qu’on nous frappait comme des bêtes.