Dante n’avait rien vu/Les « Exclus »

Albin Michel (p. 195-206).

Les « Exclus »

Ce ne sont pas des joyeux.

Ce ne sont pas davantage d’ex-joyeux.

Ce ne sont pas non plus des pègres.

Ce sont des « Exclus ».

Être exclu n’est pas une peine, c’est la conséquence d’une peine.

L’« Exclu » a payé sa dette à la société. Il paye maintenant sa dette à la patrie.

Aux « Exclus », on rencontre l’homme qui, avant son service militaire, fut condamné par une cour d’assises.

Il fait son temps de réclusion et, quand on le libère : « Maintenant, à Collioure, lui dit-on ». De Collioure, on le mène à Port-Vendres et de Port-Vendres dans un bateau. Le bateau file sur Oran. De là, l’exclu gagne Mers-el-Kébir. Il lève les yeux et voit un fort. Il aura le temps d’apprendre que c’est un ancien fort espagnol. C’est là qu’il va.

Exclu signifie : exclu de l’armée, indigne de porter les armes. Il ne convenait pas que cette indignité lui conférât le privilège de couper au service militaire. Il ne portera pas d’armes, mais, en revanche, toutes sortes d’instruments à manche, allant du balai à la pioche, de la pioche à la pelle et de la pelle au porte-plume. Aujourd’hui, on sert dix-huit mois ; il servira dix-huit mois.

***


J’aurais mieux fait, ce matin, de rester au lit que de me présenter à la place d’Oran. Que Monsieur le général commandant la division n’aime pas les exclus, c’est une opinion honorable ; qu’il n’ait aucune tendresse pour le voyageur qui vient voir les exclus, c’est de la méchanceté.

— Vous n’avez donc rien à faire ?

— Rien du tout, mon général.

— Alors, vous êtes riche ?

— À milliard ! mon général.

Au lieu de prendre la mouche, je pris le tram électrique pour Mers-el-Kébir.

***


Mers-el-Kébir.

— Petit gars, où habite le maire ?

Quand le militaire ne « rend » pas, on se rabat sur le civil.

— Là, m’sieu, où est la dame qu’a un corsage rouge.

Le maire faisait la sieste. On le réveilla. Je pensai : « Qu’est-ce que je vais encore prendre ? » Il apparut, un œil ouvert, l’autre toujours clos. Je lui dis que j’avais besoin de lui, au sujet des exclus. « Mais avec plaisir », fit-il en ouvrant son second œil. Voilà un homme ! Je l’aurais embrassé…

— Comme maire, qu’en pensez-vous ? Dévastent-ils votre commune ?

— Ils sont dans le fort, ils ne me gênent pas.

— Ils n’en sortent jamais ?

— Tous les dimanches, comme des soldats ordinaires. Voilà peu de temps, ils vous auraient édifié. Aucun ne manquait la messe. On les voyait traverser sagement le village, entrer à l’église, prendre de l’eau bénite à la porte, chanter, s’agenouiller et communier.

— C’était pour gagner une indulgence ?

— Justement ! Mais pas celle du pape, celle de leur commandant, un dévot.

Nous partîmes pour le fort.

Les exclus ne sont guère plus de cent. Tous ne sont pas à Mers-el-Kébir, une soixantaine triment dans les mines, à Kenatza, au fin fond du Sud, et sans ménagement : ce sont les tout derniers chevaux de fiacre de l’armée. Ils tirent la langue, mais ils monteront la côte. Ils minent la terre, la terre les mine, la société est quitte !

Trois officiers, marchant de front, descendaient du fort. Ils dirent : « Bonjour, monsieur le maire ! »

— Je vais montrer les exclus à ce monsieur ! fit mon compagnon.

Alors, un capitaine à qui je ne demandais rien, j’en atteste la belle mer bleue que nous longions, me dit :

— On ne va pas vers ces gens-là. C’est le résidu de la crapule. Je loge dans le fort depuis un an et je ne les ai jamais regardés.

Je lui fis un beau sourire.

— Il ne faut pas s’occuper d’eux. Le mieux est de les laisser dans leur boue. N’est-ce pas votre avis, monsieur ?

Je lui fis un bien plus joli sourire que le premier. Il me prit pour un sourd-muet et continua son chemin.

L’HOMME QUI PERD SA FIANCÉE


En regardant le fort de Mers-el-Kébir, on doit être fier d’être Espagnol. Les Vénitiens, eux-mêmes, n’ont pas dressé œuvre plus orgueilleuse face à la Méditerranée. C’est un fort de cape et d’épée.

Mon compagnon parlait en arabe à la sentinelle. La conversation se prolongeait.

— Que lui dites-vous ?

— Je lui dis que je suis le maire.

La sentinelle répondait toujours d’un mot.

— Et que vous répond-il ?

— Il me répond qu’il s’en f..t.

On arriva chez le capitaine.

C’était un monsieur bien aimable. Depuis ce matin, les gens qui ne me traitaient pas de vampire me paraissaient délicieux. Il y avait justement Lestiboudois chez le capitaine. Lestiboudois portait au col deux lettres en laine et de couleur jonquille : D. E. (dépôt d’exclus).

— Mais mon capitaine, disait Lestiboudois, tous mes arrangements sont faits.

— Vous avez un an de rabiot, je n’y puis rien.

— Je devais me marier dans un mois. J’escomptais avec amour les douceurs de la vie conjugale et la tranquillité d’une existence rurale, et voilà ce que vous me dites ?

— Je ne vous apprends rien, Lestiboudois. Avez-vous, oui ou non, trois cent cinquante jours de rabiot ?

— Ce rabiot ruine à jamais mon avenir.

— Après treize ans de tribulations…

— Justement, mon capitaine, et voici ma confidence. Ma fiancée très pure qui m’a attendu treize ans, ne me paraît plus dans la disposition d’esprit d’attendre encore trois cent cinquante jours.

— Si vous vous conduisez bien, vous ne ferez pas votre année.

— C’est un choc terrible !

Lestiboudois feuilleta son dossier.

Il arrêta son doigt sur le motif d’une punition : « A refusé de se laver les pieds ».

Il sortit dans la cour en disant : « Pour n’avoir pas voulu me laver les pieds, je perds ma fiancée ! »

***


Complices de faux monnayeurs, receleurs, escrocs, bref, la clientèle des maisons centrales fournit le lot de Mers-el-Kébir. On y trouve aussi des citoyens qui ne viennent pas des cours d’assises. Ces citoyens-là ne sauront jamais pourquoi ils sont allés aux Exclus. Et je ne le saurai pas davantage qu’eux-mêmes. Mais tous sont des individus pleins de variété, encore qu’ils ne soient guère que de l’espèce des gens de ville. Deux d’entre eux, le dimanche, après avoir assisté à la sainte messe, gagnaient ces mois derniers la route en corniche. Ils arrêtaient les autos, pillaient les maris et bécotaient les femmes. Par contre, un autre exclu passe depuis un an, chaque matin, à la caisse du dépôt. On lui donne cent francs, deux cents francs, il prend le tram, va à Oran, fait les achats et, à dix heures tapant, son sac au dos, réintègre le fort espagnol. Ils sont de tous les âges, de vingt-cinq à quarante-cinq ans.

LE DOYEN


— …Vous pouvez même dire à quarante-sept ans.

C’est le doyen.

— Doyen, mais pas désabusé. La vie va reprendre.

L’homme s’occupe déjà de sa libération prochaine.

— Il me semble, lui dit un officier, que vos idées, en religion, ne sont pas bien arrêtées.

— Ma religion c’est la vie…

— Vous avez écrit en même temps au pasteur, au rabbin et à une dame patronesse d’une œuvre catholique.

— J’assure mes derrières.

— J’ai deux réponses à votre sujet. Un avocat d’Alger vous a trouvé une place dans les ponts et chaussées, et l’on vous offre un emploi aux Galeries de France, à Oran.

— Dans la nouveauté ! Non ! mon capitaine, vous ne voyez pas Schibert dans la nouveauté ?

C’était Schibert. Schibert est un vieux coq qui se redresse sur des pieds fatigués. Schibert aime la vie !

Voici la sienne :

— Je fus « exclu » une première fois. C’était en 1889. J’étais jeune, j’étais beau, j’aimais le soleil et les demoiselles. Ce mot d’exclu décida de ma destinée. Je me remis tout seul dans le mouvement, je m’évadai.

» J’aimais les demoiselles et les voyages et je partis en Indo-Chine. Engagé volontaire ― j’aimais aussi l’armée, j’aimais et j’aime tout ― engagé volontaire au 9e d’infanterie coloniale à Hanoï, Tonkin, voilà que je fais le chevalier, c’est-à-dire que je me bats avec un sergent en l’honneur et pour l’amour d’une Européenne au beau corsage. Dix ans de travaux publics pour le chevalier et adieu la mignonne !

» Le 16 août 1901 ― j’aime la précision, j’aime tout ― on embarque à Haïphong le pauvre Schibert sur le Sinaï. On me transportait du pays de Bouddha, au pays de Mahomet, je veux dire en Algérie.

» On arrive à Colombo, je brise ma chaîne, culbute la sentinelle, je me jette à l’eau, gagne la terre, me voilà Cinghalais. « Pourquoi Cinghalais ? » me dis-je. Je pars pour Singapour et je remonte à Pénang.

» Pénang ! Monsieur ! Pénang ! l’île de mon mariage ! Vingt-six novembre 1901, à cinq heures de l’après-midi, quel beau cortège ! le consul de France, le Père des Missions ― ah ! le bon père ― et toute la famille du principal marchand de jonc mâle de Malaisie ! Là-dessus, je dis à ma petite femme : « Allons aux Philippines. » Elle bat des mains et dit : « Allons aux Philippines ! » Je débarque à Manille avec ma rose de Pénang (sa femme) ― 17 décembre 1901.

» Manille ! Là, il faut s’arrêter. Il faut s’arrêter treize ans et deux mois. Monsieur, j’apprends l’espagnol, j’apprends l’anglais. J’ai deux enfants. Ma femme est belle. Je reçois un diplôme d’honneur. Je suis cocu. Malheureux jour, monsieur, que ce jour de février 1914 où m’arriva cette surprenante révélation. Adieu ! dis-je ! Adieu une fois de plus. Je revins à Singapour comme ingénieur civil et administrateur des ponts et chaussées. Mars 1914.

» Le malheur était dans mes poches. Condamné par la cour d’assises de Singapour à six ans de travaux forcés pour viol ― si l’on peut dire ― je suis incarcéré le 27 avril.

» Il faut encore s’arrêter six ans, monsieur.

» Le 19 janvier 1920, à Singapour toujours, l’Angleterre m’embarque sur le Dongola et me débarque à Devonport, 73.000 habitants.

» J’étais malade. L’Angleterre me soigne à l’île de Wight dans une maison de santé. Je guéris. L’Angleterre veut me renvoyer en France. Je saute à Southampton, je vois mon consul. Je proteste. Je dis : « L’Angleterre me rejette en France parce que je suis déserteur. Elle dit que je suis déserteur et c’est elle qui, de 1914 à 1920, m’a gardé dans ses prisons. » Le consul dit : « Faut obéir à l’Angleterre. » J’obéis. Je débarque au Havre. Je me présente au commisaire spécial. Il m’arrête. Mauvais jours ! Et de tout cela, que ressort-il à la lumière de la justice de mon beau pays ? Que j’ai vingt mois à faire aux exclus ! Combien de problèmes fallut-il aligner pour arriver à cette solution ? Des milliers, monsieur, en se servant de la règle à calcul, foi d’un ingénieur des ponts et chaussées ! Vingt mois, me dis-je, ce n’est pas le Pérou. Va pour vingt mois d’exclus. Je ne connaissais pas les mines de Kenatza, il est vrai.

» Maintenant, c’est fini. Les beaux matins reviennent. Déchirez les lettres, mon capitaine, les lettres pour la place d’Alger et la maison de nouveautés d’Oran. C’est aux Antilles que je veux aller… »

Ce n’est pas un fou, c’est un « exclu », mais un sur cent…