DANS LES NUAGES !

Nous avons déjà parlé de l’ascension aérostatique que nous avons exécutée, mon frère et moi, en compagnie de quelques autres observateurs, le 16 février de cette année[1]. Quoique initiés, depuis longtemps, aux incomparables splendeurs des hautes régions atmosphériques, nous avions rarement assisté à des scènes aussi grandioses, à des effets de lumière aussi étranges. Non-seulement nous avons admiré les auréoles aux sept couleurs, qui ceignent l’ombre aérostatique, projetée sur des nuages aussi blancs que la neige des Alpes, mais nous avons eu la bonne fortune de rencontrer un nuage à glace, semblable à celui que MM. Barral et Bixio ont traversé jadis, au grand étonnement de l’illustre Arago, qui attacha une importance considérable à cette observation météorologique. L’existence de petits glaçons suspendus dans l’atmosphère, déjà entrevue par les théoriciens, dans l’explication qu’ils ont donnée des halos et des parhélies, rencontra des incrédules, malgré l’autorité des savants aéronautes de 1850. M. Barral a bien voulu nous féliciter récemment d’avoir vérifié son observation et de dissiper les doutes qui pouvaient encore exister à cet égard. Nous attendions l’occasion d’un nouveau voyage aérien pour donner quelques détails sur la nature de ces nuages singuliers, qui ne s’offrent que bien rarement aux regards du navigateur aérien. Avant de parler de notre récente ascension exécutée le 4 de ce mois, nous compléterons donc le récit de notre expédition du 16 février.

La nacelle du Jean-Bart plongée dans un nuage de glace.

Il était 2 heures 25 du soir, nous avions plané pendant trois heures consécutives, au-dessus d’un plateau de nuages, surmonté d’un dôme céleste, d’un bleu intense. À 1 200 mètres d’altitude, l’aérostat quitte ce pays de la lumière pour s’enfoncer dans le massif des vapeurs aériennes ; il nous fait passer subitement de la clarté resplendissante, au crépuscule sombre, de la chaleur de l’été (17°,5) au froid de l’hiver (-2°). Les vapeurs qui nous entourent ont un aspect particulier ; elles sont blanches, opalines et nous cachent entièrement la vue de l’aérostat ; nous mettons nos paletots à la hâte, car nous sommes subitement saisis par un abaissement de température aussi prompt. Quelle n’est pas notre surprise en apercevant des cristaux de givre qui se déposent sur nos vêtements et qui croissent subitement comme une végétation fantastique ! On voit grandir à vue d’œil ces arborescences singulières. Mais ce n’est pas seulement sur le drap que les cristaux glacés forment des houppes hérissées, ils se groupent sur nos cordages, sur notre panier d’osier et sur le fil de cuivre, long de 200 mètres que j’ai laissé pendre de la nacelle pour étudier l’électricité atmosphérique. Nous jetons les yeux autour de nous, et nous constatons que le nuage au sein duquel l’aérostat nous a plongés est entièrement formé de paillettes adamantines, réunies çà et là en masses allongées, comme l’indique la gravure qui accompagne notre récit[2]. Ce nuage détermine la condensation du gaz et nous fait descendre avec une rapidité vertigineuse. Un de nous a le temps d’approcher le doigt du fil de cuivre, et il reçoit une forte étincelle électrique, qui ne laisse pas que de nous causer une certaine inquiétude, car nous ne pouvons oublier que cette foudre en miniature jaillit sous une masse de gaz inflammable de 2 000 mèt. cubes ! Mais l’idée que nous obtenons pour la première fois, dans de telles circonstances, une manifestation électrique aussi énergique, aussi extraordinaire, apporte une compensation à nos craintes. Le baromètre, malgré le lest que nous jetons par dessus bord, indique que la descente est toujours rapide ; à 1 000 mètres nous entrevoyons la terre ; le nuage de glace avait, par conséquent, une épaisseur de 200 mètres environ. Il nous a semblé que les petits cristaux de glace dont il était formé existaient surtout au centre, et qu’ils étaient cachés en haut et en bas sous une couche de vapeur d’eau. Ce nuage, vu à quelques centaines de mètres plus bas, avait à peu près l’apparence d’un cumulus ordinaire.

Carte du voyage du ballon le Jean Bart, le 4 octobre 1873.

Mais nous n’avons pas le loisir de le contempler longtemps, car la brusque variation de température a singulièrement contracté notre gaz : le ballon a dû se charger, en outre, d’un poids considérable de glaçons ; il se précipite vers la terre, que nous voyons approcher avec une rapidité prodigieuse. Par malheur, le plateau de Montireau, où nous descendons malgré nous, est à 200 mètres au-dessus du niveau de la mer ; c’est en vain que nous lançons tout pleins les sacs de lest qui nous tombent sous la main ; la nacelle se heurte contre le sol avec un choc impitoyable. Un vent violent nous enlève ensuite et nous lance avec fureur au-dessus des arbres, jusqu’à ce que l’aérostat, éventré par la rafale, se dégonfle et nous laisse à terre …

S’il est vrai que les jours se suivent et ne se ressemblent pas, on peut affirmer qu’il en est bien de même pour les ascensions aérostatiques. Jamais nous n’avons opéré une descente, aussi tranquille, aussi douce, que le samedi 4 octobre, lors de notre dernier voyage aérien : notre nacelle, lentement ramenée à terre par un jeu de lest régulier, est pour ainsi tombée entre les bras des habitants de Crouy-sur-Ourcq, qui ont pu nous remorquer à l’état captif, jusqu’au milieu de leur ville. Les braves gens qui nous entourent mettent un empressement si louable à nous aider, ils nous accueillent d’une façon si obligeante, si hospitalière, qu’il est impossible de leur refuser le plaisir de s’asseoir sur les banquettes de la nacelle aérostatique : nous faisons monter à 200 mètres de hauteur, des aéronautes improvisés, enlevés par l’aérostat qui s’élève et descend, à l’état captif. Quels que soient le charme, l’imprévu, de ces épisodes, il nous faut ici les passer sous silence et arrêter l’élan de notre plume, qui, si nous n’y prenions garde, nous entraînerait loin du domaine de la science, jusque sur un terrain pittoresque, dont nous devons nous borner à effleurer la frontière.

La particularité la plus remarquable de cette ascension aérostatique est la route suivie par l’aérostat sous l’influence de deux courants aériens superposés. Au moment où nous nous sommes élevés de l’usine à gaz de la Villette, à midi trois minutes, le courant aérien inférieur nous a lancés dans la direction Est-Sud-Est, tandis que, vers l’altitude de 700 mètres, le courant supérieur Sud-Ouest nous a dirigés vers le Nord-Est. On nous a vus décrire dans l’espace une courbe très-prononcée, comme l’indique le tracé de notre voyage. Cette particularité se présente assez fréquemment au voyageur aérien. Il ne nous semble pas nécessaire d’insister sur l’importance considérable qu’elle offre au point de vue de la navigation aérienne, puisqu’elle permet à l’aéronaute de choisir à son gré deux directions différentes.

On se rappelle peut-être que des circonstances analogues nous ont sauvé d’un naufrage imminent, en 1868, lors de notre ascension de Calais, où entraînés jusqu’à sept lieues au large en pleine mer du Nord, il nous a été possible de revenir à terre, en rebroussant chemin, sous l’influence d’un courant de surface, complètement opposé au courant supérieur[3]. L’étude des couches atmosphériques superposées ne présente pas moins d’intérêt au point de vue météorologique ; elle ne peut être bien exécutée qu’à l’aide de l’aérostat. Dans l’ascension, en effet, l’observateur mesure avec exactitude la vitesse des courants supérieurs, dont l’action échappe aux anémomètres terrestres. Connaissant la durée de notre voyage et la longueur de la distance parcourue, nous avons constaté que le courant supérieur dans lequel nous étions plongés avait une vitesse de 35 kilomètres à l’heure. La vitesse du courant inférieur n’était que de 6 à 7 kilomètres à l’heure, ainsi que M. Paul Henry qui nous accompagnait a pu le constater.

L’observateur de la nouvelle comète, habitué aux mesures astronomiques, est facilement arrivé à un résultat exact en observant la différence des temps du passage des bords du ballon sur une ligne terrestre. C’est avec une légitime surprise que nous avons ainsi constaté l’existence d’un courant atmosphérique, entraîné par un mouvement relativement très-rapide au-dessus d’une couche d’air terrestre d’une si faible vitesse.

À la hauteur maximum de l’ascension, c’est-à-dire à 2 600 mètres, l’aérostat s’est trouvé plongé dans un banc de cumulus très-espacés. Ces nuages étaient dominés par une couche épaisse de cumulo-nimbus, dont nous avons évalué l’altitude à 3 600 mètres environ ; quelques éclaircies s’ouvraient çà et là, dans ce massif de vapeurs, et nous laissaient entrevoir le bleu du ciel. À ce moment, M. Paul Henry a constaté que la polarisation de l’atmosphère était beaucoup plus faible qu’à la surface du sol. Pendant le voyage on a relevé à l’aide d’un psychromètre l’état hygrométrique de l’air et les températures[4]. L’air à l’altitude de 2 000 mètres était particulièrement sec, et la quantité d’humidité était plus considérable en se rapprochant de terre.

Nous n’avons pas cessé d’apercevoir l’ombre du ballon, non pas cette fois sur les nuages, mais sur la terre. À 1 h. 35, à l’altitude de 700 mètres, cette ombre projetée sur une prairie est apparue, entourée d’une auréole de diffraction, très-lumineuse et de couleur jaune. Le dessin ci-contre qui a été exécuté dans la nacelle par M. Albert Tissandier, représente fidèlement ce curieux phénomène. — Malheureusement, quelque intéressant qu’ait été notre voyage, nul effet de lumière, aussi grandiose que le 16 février dernier, aussi imposant que dans le cours de quelques-unes de nos ascensions précédentes, ne s’est offert à nos yeux. C’est pour nous un regret réel, car nous avions offert une place dans notre nacelle à un artiste éminent, M. Bonnat, dont le pinceau serait digne de créer la nouvelle école de la peinture aérostatique.

Ombre du ballon projetée sur une prairie et entourée d’une auréole de diffraction.

Mais le ciel, une autre fois, sera plus favorable ; pour notre part, nous serons toujours heureux de fraterniser au-dessus des nuages, avec de véritables amis de la nature, artistes ou savants ; car il ne faut pas oublier que l’art véritable et la science bien entendue doivent être considérés comme deux alliés inséparables. L’artiste et le savant ne gravissent-ils pas avec la même ardeur, des chemins également difficiles, qui, quoique différents, conduisent l’un et l’autre au sublime sommet de la vérité[5] ?

Gaston Tissandier.

  1. Voy. p. 54.
  2. Cette gravure a été faite d’après un croquis de M. Albert Tissandier, et publiée déjà dans le charmant Journal de la Jeunesse. Le directeur de cette publication a bien voulu mettre un cliché à notre disposition avec le plus aimable empressement.
  3. Voy. Voyages aériens. — L. Hachette et Cie, 1870.
  4. Voy. Comptes rendus de l’Académie des sciences. — Séance du 13 octobre 1873.
  5. Nous espérons, à la saison prochaine, ouvrir une nouvelle campagne d’observations aérostatiques. L’Administration des postes nous a confié un magnifique aérostat de 2 000 mètres cubes ; l’Académie des sciences nous a fait l’insigne honneur de mettre à notre disposition la somme nécessaire à l’acquisition d’instruments de précision, dont nous venons de nous pourvoir ; la Compagnie parisienne nous prête le plus utile concours, en nous autorisant à gonfler notre ballon à l’usine de la Villette, où le directeur ne néglige rien pour faciliter nos études. Il y aurait ingratitude à ne pas répondre, par la reconnaissance et par le dévouement à la science, à de tels encouragements.
    G. T.