Texte établi par Fides (p. 81-86).

L’adoration perpétuelle

Ici pour que l’on comprenne bien la recluse, il faudrait une poignée de citations de Thomas Merton ou d’autres théologiens afin d’expliciter la phrase suivante qui en résume beaucoup d’autres : « La solitude doit donc se définir en trois mots : vivre avec le Christ ». La réclusion se fonde sur la solidité d’une dévotion à l’Homme-Dieu, le Verbe qui s’est fait chair.

Naturellement, Jeanne Le Ber n’innove pas dans ce domaine. Elle suit une doctrine nette. Deux recluses poussèrent cette piété très loin. Un érudit parle de « la bienheureuse Ève qui fut, avec son amie Julienne de Mont-Cornillon, la principale promotrice de la dévotion publique au Saint-Sacrement et au zèle de qui on doit l’établissement de la Fête-Dieu ». Elle vivait au treizième siècle dans la recluserie de l’abbaye bénédictine de Saint-Martin, à Liège.

Jeanne Le Ber avait puisé cette ferveur dans une source jaillissante jusqu’au ciel : le monastère où venait de mourir Marie de l’Incarnation. N’en retrouve-t-elle pas l’intensité dans Marguerite Bourgeoys qui, en 1698, choisira le nom de sœur du Saint-Sacrement ? Jeanne Le Ber exprimera d’abord ses sentiments authentiques sous des formes archaïques : ses prosternations au moment de l’Élévation et de la Communion. Mais en 1695, elle les manifeste dans la réalisation d’un rêve qui mêle la grâce et la gravité. C’est sous les regards mêmes du Christ enfant, jeune homme, présent dans l’Hostie qu’elle veut vivre toutes ses minutes. Elle aspire à la proximité la plus parfaite. Pleine de hardiesse, elle se rapproche autant qu’elle le peut : la nuit, une mince cloison la sépare de Lui. Il est Celui qui l’a appelée par son nom. Il est pour elle une présence. Ses historiens nous décriront son comportement dans sa cellule. Elle n’oubliera pas qu’Il est là et ne mangera qu’à genoux, ou « à terre », toujours tournée vers Lui ; ne passant jamais devant Lui sans les actes appropriés, une génuflexion. Tout son travail manuel sera centré sur Lui. Elle ne lèvera même pas ses yeux sur sa fenêtre et les spectacles du dehors. Jamais elle ne paraît rassasiée d’une intimité qu’elle veut aussi totale que le permet une condition humaine. Les assistants parleront de la révérence avec laquelle elle communie.

Son adoration est dynamique. Aussitôt qu’elle a pourvu la chapelle d’un « très beau Tabernacle, un Ciboire, un Calice et un Soleil de Vermeil, des Burettes avec leur plateau, une Lampe, un Encensoir avec sa Navette, » tous objets d’argent et artistement travaillés, elle songe à enrôler les Filles de Notre-Dame dans ce culte primordial. Elle conçoit pour elles un plan qui porte sa marque. Celles-ci sont déjà surmenées. Elles enseignent, mais gratuitement ; elles doivent exécuter maints ouvrages pour gagner leur subsistance ; elles travaillent avec un tel zèle qu’elles ont reconstruit, de leurs deniers, presque uniquement, leur édifice incendié. Leur règle leur commande bien des devoirs religieux. Comment y ajouter sans les surcharger ? Jeanne Le Ber pèse ces difficultés. Des négociations ont lieu. Le tout se règle par un acte notarié en 1696, un an après son entrée à la Congrégation.

Alors comparaissent devant le notaire Adhémar « sœur Jeanne Le Ber » et son père « marchand Bourgeois », Marie Barbier, supérieure, Catherine Charly, son assistante, Marguerite Le Moyne, la propre cousine de Jeanne, maîtresse des novices, et sœur Louise de Saint-Bernard, dépositaire. M. Dollier de Casson est là pour représenter les autorités ecclésiastiques. Pour sa communauté, Marie Barbier « a promis, promet Et soblige, pour elle et ses successeurs à lavenir, qu’une des sœurs de la dite Congrégation qui sera relevée de temps à autre, de demeurer à perpétuite dans La ditte Église de La ditte Congrégation, depuis les prières du matin jusqau prières du soir devant le très St Sacrement pour y estre adoré pendant le dit temps, et commencer ce Jourdhuy », 10 octobre.

Le contrat mentionne les exceptions : l’Octave du Saint-Sacrement ; les Quarante Heures dans l’église paroissiale et celles qui sont ordonnées « pour les nécessités du pays » ; les trois jours qui précèdent le Mercredi des Cendres, car les Filles de Marguerite Bourgeoys se mêlent intimement à la vie paroissiale avec leurs élèves. Une lampe de sanctuaire se consumera sans fin devant l’autel. Si une épidémie survient dans la communauté, l’obligation cessera mais pour reprendre aussitôt après sans que personne puisse inquiéter les religieuses. Le sieur Le Ber donne lui-même la somme de trois mille livres pour sa fille, mais « en déduction de ses biens et droits ». Il présente à cet effet une lettre de change acceptée.

C’est l’Adoration perpétuelle devant le Saint-Sacrement que la recluse implante dans une Communauté qui est petite, mais deviendra immense. Arbrisseau frêle mais qui prendra, avec le temps, une prodigieuse taille. Son ombre s’étendra sur la colonie et sur le pays.

Les Filles de Marguerite Bourgeoys sont alors comme un embryon qui se développe péniblement parmi les difficultés terrestres. De leur côté, les Sulpiciens se partagent entre bien des tâches dans un pays qui s’accroît rapidement. Il en résulte que les messes dites dans la chapelle sont irrégulières ; elles manquent parfois. Jeanne Le Ber et les sœurs en conçoivent de la peine. C’est la première qui règlera le problème et de nouveau, devant le notaire convoqué dans le reclusoir. Toutes les parties intéressées sont présentes.

Et d’abord Jeanne elle-même, « … Demeurant ala Congrégation des Sœurs Notre-Dame », d’une part ; et d’autre part :

« Messire françois Vachon de Belmont, Prestre du Séminaire de St-Sulpice de paris, supérieur des messieurs les Ecclésiastiques du Séminaire de cette ville », et « ay nom de Monsieur François le Chassier », qui est le supérieur général des Sulpiciens, seigneur de l’île de Montréal, assisté de Monsieur Antoine de Valence. D’autre part encore la Congrégation représentée par Catherine Charly, supérieure, Marie Barbier, assistante, et Marguerite Trottier, dépositaire. Le document récite alors que Jeanne Le Ber « désirant contribuer à Lestablissement solide des Sœurs de Lad/te Congrégation notre Dame de cette ville », fonde par les présentes une messe basse, tous les jours, à perpétuité, dans la chapelle, messe que dira un Sulpicien. Certaines d’entre elles « seront pour le Repos et Lame de Monsieur Jacques Le Ber suivant son testament ». La solitaire se réserve aussi le droit d’appliquer à qui elle voudra, l’une des messes « par chacun mois », durant sa vie. Les religieuses en fixeront l’heure. En considération de quoi Jeanne donne aux Sulpiciens la somme de six mille livres du pays que Monsieur de Belmont déclare avoir reçues « par les mains de Monsieur de Longueuil, son procureur, dont Il est Constant et satisfait et en a acquitté et quitte Lad/te Damoi/lle Leber ». Le Supérieur promet que les Sulpiciens s’acquitteront de cette obligation et il hypothèque à cet effet les biens actuels et à venir du Séminaire. De même, les sœurs s’obligent « de faire tinter aperpétuité lesd/es messes » ; à fournir le vin tandis que le Séminaire apportera les ornements et autres choses convenables. La Congrégation se voit avantagée de la somme de deux mille livres. Si les Sulpiciens veulent un jour se dégager, ils remettront à Jeanne la somme qu’ils ont reçue et elle pourra négocier des arrangements nouveaux avec d’autres prêtres. Enfin, on énumère les sources d’où proviendra le numéraire.
Ici intervient le baron de Longueuil, Charles, fils ainé de Charles Le Moyne, un autre cousin de Jeanne mais qui a quelques années de plus qu’elle. Il remplace maintenant Jacques Le Ber, décédé, et c’est lui qui s’occupe de la gestion des biens de la recluse.

Sa dévotion à l’Homme-Dieu assume ainsi des formes dynamiques ; elle entraîne et entraînera une partie de l’Église dans une adoration qui se voudra pleine de continuité, d’assiduité et de persistance. Elle sait aussi se faire intime. Comme tout ermite du grand air ou de la réclusion, elle lit sans fin le Nouveau Testament qui rapporte les paroles et les actes de Jésus-Christ. Elle le sait bientôt presque par cœur. Elle s’imprègne des faits de cette existence. Son amour veut reposer sur une fondation de connaissances. On a noté la lueur surnaturelle qui, à un moment donné, emplit la chambre de Mère Cabrini ou de saint Antoine de Padoue. De même un feu intérieur mais invisible luit dans le reclusoir de Jeanne ; cette piété enfiévrée se manifeste jour et nuit et embrase toutes ses heures.