Texte établi par Fides (p. 75-80).

Le charisme

Et d’abord, agit-elle sous l’influence d’un charisme aussi rare que précieux ? Disons d’abord que l’existence du reclus et de la recluse présente plus de difficultés que celle de l’ermite. Le premier vit entre quatre murs rapprochés, toujours les mêmes ; le second, dans ses forêts, ses montagnes, existe parmi les mille jeux continuels des saisons, de la nature végétale, du vent, de l’eau, des nuages, de la pluie, de la neige. La création, même les animaux apportent leurs spectacles. C’est pourquoi le reclusage ne convient qu’à un bien petit nombre d’âmes qu’il faut surveiller avec soin, qu’il faut pouvoir ramener dans la communauté ou dans le monde si l’expérience tourne mal ; il semble que la possibilité de la mitigation ne doive jamais être retranchée.

Jeanne Le Ber manifeste très jeune des dons que l’on pourrait croire naturels pour la prière et pour l’oraison. Ils semblent s’amplifier encore quand elle est adolescente, de quinze à dix-huit ans ; ils s’épanouissent quand elle entre en réclusion. Dans une vocation aussi dure, on suppose qu’une rencontre avec Dieu, qu’une expérience préalable avec Dieu se sont produites à un certain moment. Dans ses curieux livres, Monica Baldwin, qui avait passé vingt-huit ans dans une communauté de contemplatives ordinaires, affirme qu’une bonne partie de ses compagnes les avaient éprouvées. À plus forte raison, se dit-on, une recluse du type de Jeanne Le Ber. Elle court certainement toute sa vie sur les traces du parfum du Sauveur. On cherche et on cherche pour trouver des indices plus probants.

Heureusement, elle a fourni elle-même, sans s’en douter, la preuve désirée. Son premier historien, M. Vachon de Belmont, nous l’apporte en racontant une simple anecdote, mais d’allure classique, dans son style d’autrefois, et qui nous ressuscite la recluse toute vivante.

C’est en 1698, Monseigneur de Saint-Vallier est à Montréal. Il règle le cas de la Congrégation de Notre-Dame, approuve une constitution, fait prêter les vœux devant lui ; les religieuses ont choisi leurs noms. Il profite de l’occasion pour visiter Jeanne Le Ber, car les Sulpiciens lui ont réservé ce droit. Mais ce n’est pas tout et voici l’anecdote savoureuse :

« Deux Anglois ayant témoigné à Monseigneur de s/t valier Le désir qu’ils avoient dela voir dans sa solitude, il voulut luy meme Les y conduire ; ils furent Extraordinairement surpris dela voir dans un si petit appartement. Lun deux qui étoit ministre luy demandat pour quoy elle se gênait tant puisquelle auroit pu vivre dans le monde avec toutes ses aises et commodité, car il connaissoit sa famille. Elle luy répondit que cétoit une pierre d’aiman qui lavoit ainsy atirée et séparée de toutes choses. Il voulut sçavoir quelle étoit cette pierre d’aiman qui lavoit ainsi séparée de toutes choses. Elle ouvrit sa fenestre par où elle recevoit la s/te communion et se prosternant et regardant lautel : voilà lui dit-elle ma pierre d’aiman, cest notre seigneur qui est véritablement et réellement dans le très s/t sacrement, luy parlant de cet auguste mistère avec tant de zèle et de ferveur quil en parut surpris. Et lon a sceu quétant retourné dans son pays, il en parlait souvent comme dune chose qui luy avoit fait grande impression, nayant disoit-il, rien vu dans le pays de plus extraordinaire ».

Cette fois, dans sa loquacité, sa fougue et son habileté à s’exprimer, Jeanne Le Ber avait trahi le secret de son âme. Par une expression, juste deux mots, que l’on n’invente pas, et qui révèlent le charisme : « pierre d’aiman ». Tous les historiens les ont détachés pour en goûter la signification. La recluse subissait une attraction. Elle était comme traînée dans les voies de la perfection la plus haute. Naturellement, parce qu’elle y consentait de toute son âme ; on n’a pas souvent d’expression plus heureuse pour exprimer le Dieu qui se dévoile et qui se cache pour exercer une traction sur certaines personnes ; pour que soient évoqués quelques-uns des plus beaux versets du Cantique des Cantiques. On ne peut fournir aucune date précise pour le phénomène. Fut-il subit, fut-il graduel, fut-il persistant ? On ne sait pas.

On en trouverait une preuve indirecte dans le fait que Jeanne Le Ber ait passé par une longue période de réclusion sans rien perdre de sa lucidité. Une telle vocation de solitaire, si elle n’est pas authentique, peut entraîner des déséquilibres graves. Thomas Merton donne des indications sur ce point : « Car la solitude de la Chartreuse, dit-il, aura toujours un effet destructeur sur l’orgueilleux qui cherche à se séparer des autres : dans le silence ininterrompu de sa cellule, il sombrera dans la schizophrénie. Il est en tout cas reconnu que la grande tentation de tous les solitaires est quelque chose de bien pire que l’orgueil : c’est la folie qui se tient au-delà de l’orgueil, et le solitaire doit apprendre à demeurer en paix en face de cette menace ; or, l’humilité seule peut lui donner cette paix. Fort de la force de l’humilité du Christ, qui est en même temps Sa vérité, le moine peut affronter la solitude sans s’appuyer sur des habitudes d’esprit inconsciemment magiques ou illuminées. En d’autres termes, il peut supporter la purification de la solitude qui, lentement et inexorablement, sépare la foi de l’illusion. Il peut endurer ce terrible examen qui dépouille son âme de ses vanités et de ses erreurs, et accepter paisiblement le fait qu’après la disparition de ses illusions, il ne lui reste à peu près plus rien. Il est alors prêt à rencontrer la réalité : la Vérité et la Sainteté de Dieu qu’il doit apprendre à trouver au fond de son propre néant. » Il dira encore : « La solitude de l’âme enfermée en elle-même est mortelle ». Il lui faut Dieu pour mener le dialogue.

Le témoignage est d’autant plus probant, dramatique même, qu’il vient d’un contemplatif, mais non enfermé dans une solitude aussi complète que Jeanne Le Ber. Il nous fournit la clef de la prudence de M. Séguenot. Celui-là, il sera continuellement en observation pour vérifier, au fur et à mesure, si cette âme se développe selon l’axe voulu ; s’il ne naît pas des singularités qui seraient des symptômes de déséquilibre. Il est la personne du dehors qui surveille soigneusement l’expérience.

Monica Baldwin, en parlant d’elle-même, a des paroles dans le même sens. Encore aujourd’hui, les Camaldules n’ont qu’un très petit nombre d’ermites. Ils n’ont pu prendre pied en Amérique, si ce n’est par leur sœur d’autrefois, Jeanne Le Ber. De nouveau, Thomas Merton fournit une conclusion : « La vocation, parce qu’elle est un don de Dieu, confère la force qu’elle exige. Dieu est sage : si vraiment il appelle un chrétien à la vie solitaire, il lui donne la santé et les aptitudes qu’il faut ». Et encore : « Il faut que le Seigneur nous parle avec autorité, surmonte notre impuissance, nos résistances et celles du monde, et nous force à la suivre ».