Journal Le Soleil (p. 45-79).

Le domaine rêvé !


« Sans doute, M. R… essaya de son mieux pour mon installation, malheureusement son engagé, avant trouvé meilleurs gages ailleurs, le quitta bientôt ; ensuite, quelques dissentiments entre femmes amenèrent du refroidissement dans les relations.

« Il en est des femmes dans un intérieur comme des reines d’abeilles dans une ruche ; une seule y peut régner à la fois. Depuis un mois que nous étions installés chez ces personnes, la chose n’était pas non plus sans inconvénients pour eux. Habituée à être maîtresse dans sa cuisine, Mme R…, un peu autoritaire de tempérament, était obligée d’en tolérer une autre dont les idées n’étaient pas toujours les siennes ; et puis, les enfants s’entremêlaient : ma femme avant un jour menacé un mioche d’une calotte, ce fut toute une affaire !

« Comme de notre côté nous étions gênés dans nos épanchements, nous résolûmes d’aller loger sur notre terre. Nous voilà donc partis un beau matin emmenant chevaux et animaux (car nous avions acheté deux vaches avec leurs veaux).

« En ce temps-là, vu les pluies d’été abondantes, la terre étant saturée d’humidité, l’herbe poussait très vite sitôt le dégel ; notre domaine nous fit l’effet d’une vaste pelouse. Nous y lâchâmes de suite nos vaches : après avoir précautionneusement attaché leur veaux dans l’étable pour forcer icelles à revenir se faire traire ; nous donnâmes du foin aux chevaux, puis nous voilà à déballer nos quelques meubles.

« Chez nous !… Enfin, nous avions un chez-nous ! Le fait de ne plus dépendre d’un « proprio » quel qu’il fût, nous semblait la chose la plus merveilleuse du monde, et nous nous regardions heureux.

« Pourtant, l’installation n’avait rien de rutilant : une cabane en « logs ronds », bousillée de terre grise, quelques meubles de bois blanc et un buffet formé de caisses, voilà tout le logis que rehaussait seul un assez bon poêle de cuisine orné de nickelures. Mais ces choses étaient… sur ma terre ! Désormais il y un coin du monde où je n’aurais à rendre de comptes à personne, (Patron, chef de bureau, propriétaire, concierge, voisins, etc…).

« Et ce coin, pour l’instant, semblait un vrai paradis. Bien qu’on fût seulement au 10 mai, les arbres avaient déjà toutes leurs feuilles ; l’air était doux, les oiseaux chantaient : des bandes de canards et d’oies sauvages passaient sur nos têtes ; à l’horizon, sur un ciel mauve, la montagne indienne Mahétinas se profilait, sa teinte grisâtre contrastant avec le vert tendre de la prairie et le bleu profond des lacs.

— Est-on heureux ici, dit ma femme, on se croirait à Versailles ou à Saint-Germain, tiens, regarde ces bois !

« Et elle me montrait le coin de forêt qui occupait le Nord de ma terre.

— Si nous y allions ? proposai-je

« Et nous voilà partis à faire le « tour du propriétaire », j’avais emporté mon fusil ; notre chienne nous suivait.

« En route, nous vîmes un jeune chevreuil sur une butte, mais au lieu de chercher à le « tirer » les chasseurs préférèrent admirer le gracieux animal, lequel d’ailleurs, voyant l’ennemi, se dépêcha de décamper en quelques bonds élégants.

« Lucile le déclara très chic et dit que notre domaine ressemblait aux « tirés » de Fontainebleau.

« Quand l’imagination prend le dessus, on se trouve heureux même dans l’indigence — le contraire est également vrai. — Sur notre propriété, comme Robinson sur son île, nous prétendions trouver, avec l’agrément, tout ce qui est nécessaire à la vie : n’avions-nous pas un logement, du bois pour le chauffage, du gibier pour la nourriture, des vaches pour le lait, et de la terre pour fournir le reste ?

« Nous oublions que le bois, il fallait l’abattre, le gibier, passer du temps à le chasser, les vaches à les traire, la terre à la récolter — ce qui est plus pénible que de la semer… or elle n’était même pas « cassée »… les animaux et chevaux, à les soigner, etc… Où trouver avec cela du loisir pour se promener et prendre de l’agrément ? D’ailleurs n’est-il pas écrit qu’en ce monde les pauvres auront toujours bien des jours de peine pour seulement une heure de plaisir ?

« Mais, enfants d’un siècle stupide qui a rejeté la sagesse du Passé, conscient de l’austérité réelle de l’existence, pour adopter une formule de liberté bonne seulement à coller sur les murs, à côté d’une égalité et d’une fraternité tout aussi menteuses, nous ne pensâmes même pas à nous préoccuper de ces choses. Le ciel est bleu, le soleil brillant, toute la campagne chantait la joie de vivre m’invitant à faire comme elle.

« Mais j’avais vu un vol de canards se diriger vers notre marais à foin : j’y allai, et d’un seul coup j’en étendis quatre que notre Mirza rapporta successivement. Je gardai mon affût, et, quand le soir nous rentrâmes, j’avais 20 de ces volatiles sur l’épaule : sarcelles, canards colverts, pilets ou siffleurs… une charge !

« Ma compagne était enchantée. Elle me suggérait de faire le métier de chasseur et de conduire à la ville mes prises dont le revenu nous serait plus profitable que le prosaïque métier de fermier ; cela tout en plumant ses canards dont les poitrines, frites dans la poêle, furent un véritable régal avec du lait comme boisson.

« Ce début était très agréable ; aussi, les jours suivants, continuâmes-nous la même existence ; on se levait quand on voulait, je soignais les « gris » et ma femme tirait les vaches ; puis, après le premier déjeuner, nous allions voir dans l’étable qui leur servait provisoirement de logis, les 12 poules, don de Mme R… On leur donnait un peu de grain avec les débris de nos repas, on ramassait les œufs — une demi-douzaine — et l’on revenait, se croyant millionnaires.

« L’après-midi j’attelais les chevaux et l’on partait en promenade. Une fois, nous allâmes prendre du poisson dans un petit cours d’eau qui sert de déversoir au Crooked Lake et qu’on nomme la rivière Carotte. C’était l’époque du frai pendant laquelle ces habitants des eaux sont comme étourdis, quoique obéissant à la force mystérieuse qui les pousse à sortir du lac pour aller essaimer ailleurs. Quand un de leur « passages » avait lieu, ils étaient si serrés dans l’étroite rivière qu’on aurait pu en prendre à la main : brochets et « dorés » (grosse perche) pesant en moyenne deux livres. Nous avions une fourche avec nous au moyen de laquelle nous en fîmes sauter une cinquantaine sur l’herbe.

« Il y avait là tout le ban et l’arrière-ban de la Galicie, gens au parler rude, aux faces camuses et aux mains avides. Il fallait entendre leurs cris sauvages lorsqu’un « passage » était arrêté ! Quelle aubaine pour eux et leurs cochons ! Ils remplissaient de leurs prises de pleins wagons.

Ceux-là étaient positifs et connaissaient la formule : « Time is money », alors que nous perdions le nôtre (de temps) à nous balader sur les routes, au lieu de finir le nettoyage du terrain destiné à notre future culture, ce qui aurait stimulé M. R… à fournir l’aide promise. Il est vrai que celui-ci était déjà attaqué de la maladie qui devait l’emporter : d’autre part, les femmes ne s’entendaient pas entre elles : il y eut des bouderies ; bref, c’est tout juste si, cet été-là, je pus faire, grâce aux machines que j’avais été chercher à Duck Lake, le foin nécessaire pour hiverner nos 6 bêtes, et avec quelles difficultés, alors que cette sorte de travail est relativement facile.

« Et nous n’avions encore ni puits ni clôture. Pour l’eau, nous la recueillions en abondance, vu les pluies alors fréquentes, dans des tonneaux placés sous nos gouttières. Mais le paresseux que j’étais devenu ne fut même pas capable de couper et charrier les 400 piquets et les 1 200 perches nécessaires à l’enclos — soit un mois de travail au maximum — donnant comme prétexte l’arrivée des moustiques, très nombreux ces années-là (ils sont à peu près disparus depuis une quinzaine d’années) lesquels, cependant, ne sévissaient guère durant les heures de soleil, mais sa malheureuse femme, au lieu de le reprendre, avalait docilement toutes ses mauvaises raisons, en le plaignant volontiers même !

« Il en est toujours ainsi quand, dans son imagination, on se fait par avance un monstre du travail, lequel n’est rien cependant, car par un entrainement quotidien tout se domine aisément et l’on arrive à des résultats surprenants comme j’ai pu m’en convaincre dans la suite. D’ailleurs, qui donc m’aurait servi d’entraineur alors, puisque je n’avais plus les moyens de prendre un engagé : les rares dollars me restant devant être consacrés à l’achat de quelques sacs de farine et des effets d’hiver indispensables. Oh ! ces dernières piastres, comme elles semblaient parler !…

Vous verrez, nous avait dit Mme R… lors de notre arrivée, que le temps passe ici deux fois plus vite qu’en France ; et cette remarque était vraie, car nous nous trouvâmes bientôt à la fin de septembre sans trop savoir comment ; dans un mois ou deux ce serait l’hiver, il fallait aviser à l’hivernage.

Sur ces entrefaites, les R… devant battre leur grain mis d’avance en meules par un engagé de passage, avec l’aide de la femme, car le mari ne pouvait déjà plus faire grand’chose, nous firent demander pour les aider ; nous y allâmes tous deux le jour même.

« Le lendemain matin, le batteur arriva avec sa machine trainée par les deux paires de bœufs qui devaient alternativement l’actionner. Rien de plus comique que ces antiques « pataches » où les gerbes devaient être déliées puis étalées, le grain recueilli en sacs et la paille enlevée à la fourche ; tout cela à mains d’homme, alors qu’aujourd’hui ces diverses opérations ont lieu mécaniquement et à la vapeur. Mais leurs propriétaires n’en étaient pas moins fiers, et l’on devait les saluer chapeau bas ; surtout notre homme, sorte de matamore irlandais. Depuis, messieurs les batteurs ont dû en rabattre, car chaque fermier un peu à l’aise a maintenant sa machine : les rôles sont changés !

« À l’époque, les Fermes Expérimentales ne nous ayant pas encore créé des blés productifs comme le Huron ou le Marquis, on n’avait guère plus de 20 minots à l’acre. M. R… récolta donc environ 800 minots de blé, 400 d’avoine et 100 d’orge. Il se déclara cependant satisfait, car il avait pour maxime qu’un homme faisant annuellement 500 dollars de grain et autant de bétail, pouvait se dire à l’aise. De fait, le pouvoir d’achat d’un dollar alors était triple de l’actuel ; mais le blé se vendait seulement 55 sous le minot.

« Et ce blé, il fallait le conduire loin pour obtenir de le vendre par protection à des Anglais méprisants qui profitaient de notre ignorance pour nous duper tant sur le poids que sur le prix. Si, pendant de longues années j’ai refusé d’en semer, préférant faire n’importe quoi d’autre je peux dire que ce sont ces requins qui en furent cause.

« Sitôt le battage terminé (lequel m’avait valu 6 dollars pour trois journées courbaturantes à charrier sans répit de la paille avec une fourche) M. R… qui, comme tout fermier canadien, manquait d’argent en automne, envoya sa femme avec une petite charge de blé à Prince Albert. Désirant nous-mêmes faire ce voyage pour acheter nos nécessités d’hiver, nous lui offrîmes de prendre sur notre wagon une partie du chargement afin d’alléger ses chevaux, ce qui fut accepté avec reconnaissance. C’était d’ailleurs pour moi une occasion de connaître la route.

« Partis à 4 heures du matin, nous étions rendus vers les 7 heures du soir dans cette ville typique du Nord-Ouest qui gardait encore le cachet du vieux temps. Étalée sur les bords de la grande rivière Saskatchewan dans laquelle se couchait à ce moment-là le soleil, elle ne laissa pas de nous faire impression avec ses curieuses maisons de bois à toits plats et multicolorés. Dans les rues, on rencontrait à chaque instant sous le teint cuivré, aux yeux bridés ; je me rappelle notamment certain « gentleman » porteur d’un sombrero cowboy et d’un complet gris assez élégant, mais avec sur la joue droite une main peinte en rouge ; puis des squaws et enfin, au coin d’une rue, drapé dans une couverture bigarrée, une petite hachette à la main, un indien tatoué se donnant des airs farouches — probablement quelque « poseur », car il y en a même chez les sauvages !

« Le lendemain, à part les discussions inévitables pour la vente du blé, tout alla assez bien ; on fit ses emplettes, on chargea les wagons, et l’on se remit en route.

« Mme R… avait sur le devant de sa voiture une douzaine de sacs de farine au sommet desquels elle avait posé une planchette lui servant de siège : l’équilibre en était quelque peu instable, mais une gaillarde comme elle ne redoutait aucun risque, paraissait-il.

« Cependant, en ce temps-là, les routes effroyables, aucune pente n’ayant été encore beaucoup travaillée par les municipalités riveraines, il y avait danger à les descendre sans précaution ; c’est-à-dire sans tenir les chevaux bien en mains. Déjà, nous qui venions derrière avions-nous vu plusieurs fois notre amazone ballotter de droite et de gauche dans les descentes, mais la connaissant maîtresse-femme, nous n’y avions pas attaché d’importance.

« Il n’en fut pas de même dans la grande pente située à 5 milles du bac et dont la malheureuse, probablement, ne se méfia pas assez laissant ses chevaux prendre de suite le trot, lequel se transforma bien vite en galop sous l’impulsion de la charge ; alors, vu sa vitesse d’enfer, les cahots devinrent si violents qu’elle ne tarda pas à être projetée hors du wagon.

Avez-vous remarqué au cinéma dans les représentations de batailles, l’impression que nous fait la chute successive des combattants : ces êtres qui luttaient si énergiquement font pitié immense lorsqu’ils croulent enfin accablés ? Eh bien ! nous eûmes sensation aussi poignante à voir de loin ce pauvre corps, secoué longtemps comme épave en tempête, tomber finalement le long de cette voiture lourdement chargée.

« Heureusement, y avait-il en ces temps de misère une providence pour les malheureux colons ! Mme R… dans sa chute, avait eu la présence d’esprit de se rejeter de côté, et la chance que ce mouvement put s’effectuer assez efficacement, puisqu’elle n’eut d’écrasé que le talon d’une de ses chaussures, mais elle était pâle comme la mort lorsqu’elle se releva, et nous n’étions pas beaucoup moins émus qu’elle.

« L’accident cependant fut sans suites. Après une courte halte pendant laquelle j’arrangeai la charge de notre compagne de route, lui établissant un siège plus commode et de toute sûreté, elle remonta au wagon avec ma femme comme compagnie. Le retour s’effectua assez vite et nous rentrâmes avant minuit. Quant aux événements du voyage, il n’en fut plus questions ; probablement furent-ils considérés par nos gens comme simples faits divers.

« De fait, on s’accoutume à tout en ce pays et, moi-même depuis, j’ai couru bien d’autres risques, forcé par nécessité de travailler avec de jeunes chevaux mal domptés qui s’emballait sur les machines agricoles. Mais le fermier de l’Ouest doit quelquefois — un peu comme le marin ou le mineur — risquer sa vie pour la gagner, et à la longue il se bronze : d’ailleurs, n’y a-t-il pas une destinée pour chacun ?

« Octobre était venu, et l’hiver ne paraissait pas, ce terrible hiver canadien dont nous avions par avance la terreur, ne l’ayant pas encore abordé, qu’allait-il être ?

Dans l’expectative, j’avais abattu et charrié une quinzaine de charges de bois sec, lequel ne manquait pas alors ; ceci fait, prenant mon courage à deux mains, je creusai un puits d’une huitaine de pieds qui, en vingt-quatre heures, se trouva plein aux deux tiers ; il ne restait plus qu’à le couvrir contre la gelée, travail qui me prit deux heures. Maintenant nous étions parés pour l’hivernage.

« Les choses qu’on a redoutées longtemps à l’avance ne font guère impression lorsqu’elle se produisent enfin. Notre premier hiver en Canada ne devait pas échapper à cette règle. Après une suite de tranquilles gelées nocturnes qui, vers la fin du mois avaient fini par solidifier la surface des lacs, forçant les innombrables canards qui les habitaient à émigrer au Sud, une mince couche de neige couvrit la terre en même temps que la température s’abaissait, mais cela n’affecta pas la transparence de l’air, et le soleil resta brillant presque tout novembre.

« C’était un heureux temps pour la chasse aux chevreuils dont les « pistes » se montraient multiples sur la neige, et aussi pour la « trappe » des bêtes à fourrures dont les traces ne manquaient pas non plus autour des lacs et marais : lynx, coyotes, renards, visons, hermines, rats musqués surtout ; mais il me fallait des pièges pour prendre ce nouveau gibier, et où en trouver sans argent ?

« Par bonheur, mes voisins les Anglais (car tout le nord de ce coin est peuplé de Canadiens-anglais venus de l’Ontario — à l’Est ce sont les Scandinaves) m’employèrent quelques jours à leurs infimes battages, je pus donc me faire venir une douzaine de « traps » avec la manière de s’en servir. Quelle chance pour des amateurs comme nous, d’aborder enfin cette chasse mystérieuse des fourrures.

« Il va sans dire que les premiers temps nous ne prîmes absolument rien — là aussi il y a la manière — mais un beau jour nous finîmes par trouver quelque chose au bord d’un trou qui m’avait paru habité : c’était un beau vison foncé valant 5 dollars : le charme était rompu.

« Des visons, il y en avait alors beaucoup au moment des passages d’automne : j’en pris une quinzaine cette saison-là.

« Mais il m’avait fallu perfectionner la pose des pièges dans les trous reconnus habités, les tendant très « sensibles » sur le passage calculé de la bête afin de ne pas la manquer du premier coup ; mettre au fond quelque appât sanguinolent et dissimuler discrètement le traquenard au moyen de feuilles sèches ; toutes notions qui ne s’acquittent parfaitement que par le temps et l’expérience.

« Fin novembre, il n’y avait plus de traces de visons nulle part ; j’enlevai mes pièges dont j’avais triplé le nombre et les plaçai dans la prairie à l’intention des belettes, ces hermines du Canada. Là, les prises étant moins grosses, le bénéfice devait être moindre : cependant, par un stratagème d’appâts suspendus de mon invention, il fut encore assez rémunérateur.

C’était bien agréable, lorsque je faisais ma tournée chaque matin, de trouver deux ou trois de ces jolies bêtes dans mes pièges, il est vrai que les lapins sauvages s’y prenaient aussi en quantité, ce qui m’encombrait, mais nous les utilisons à nourrir poules et chiens. Au retour, ma femme se mettait tout de suite à fureter dans mon carnier, se glorifiant devant chaque prise de valeur. Pour dire vrai, le succès de la chasse était un peu son œuvre, car tous les après-midi aux heures de soleil, elle courait la prairie et, avec un flair spécial, dénichait force endroits propices. Je m’installais alors à dépouiller mon butin, tendant avec soin les précieuses peaux sur des planchettes, pendant que le fricot mijotait sur le feu.

« On a beau dire que la vie au fond est grise et terne, mais je dois convenir qu’on y éprouve parfois de curieux agréments. Nous passâmes cet hiver-là dans la plus belle espérance, malgré une claustration relative ; notre imagination dorant l’avenir à plaisir.

« Décembre fut plutôt brumeux avec quelques légères chutes de neige. mais le froid, quoique vif — il descendait parfois à 20° Centigrade sous zéro — ne m’interdisait pas de sortir : je fis environ 80 prises.

« Avec janvier la chasse s’arrêta : les belettes ne sortaient décidément plus, vu le temps devenu plus froid et la neige tombant dru par intervalles : il fallut renoncer définitivement à trapper. On se renferma chez soi, se confiant au soin des animaux : c’était l’hivernage cette fois !

« Mais quand on est à l’abri, qu’importe le mauvais temps : on se contente de plaindre les malheureux forcés de courir les routes par nécessité. Nous eûmes vers le 15 une « poudrerie » terrible qui dura trois jours, nous amoncelant la neige de la prairie autour des bâtisses et faisant descendre la température à 40° sous zéro ; avec ça le ciel bleu ! L’inconvénient était de mener les animaux au puits pour boire : le vent les rendait fous. Il me fallut leur porter l’eau au seau dans l’étable tout ce temps-là.

« En février, les beaux jours étant revenus, je repris mes sorties travers la prairie, laquelle maintenant avait un pied de neige, mais plus de traces de fourrures, sauf parfois celle d’un coyote, ce qui me donna idée d’en prendre.

« Idée saugrenue, car le loup des prairies est à peu près imprenable, soit au piège, soit à la balle, mais je n’en savais rien et je perdis un long mois à disposer mes « traps » en tous sens et avec toutes sortes de camouflages, trainant constamment sur mon dos un fusil inutile. Je ne fus désabusé qu’en mars, lorsqu’ayant été, un dimanche de beau temps, à l’office de la mission de Domrémy, un vieux métis trappeur, rencontré dans la maison qui nous hébergeait me dit :

Tu sais, Monsieur, (les Métis tutoient souvent) tu pourrais y passer toute l’année avec ton « gréement » sans en prendre davantage. La « bête du diable » a un tel flair qu’elle sent la poudre dans un fusil qui n’a pas été nettoyé à 400 mètres de distance : ce n’est guère qu’avec des carabines neuves ou presque, qu’on peut les approcher à portée. Quant à tes piges, crois-tu qu’ils ne flairent pas de suite qu’un homme y a touché ? Tu as dû voir par leurs traces avec quel soin ils s’en détournaient régulièrement !

— C’est vrai, père Champagne : mais alors personne ne peut donc prendre ces diaboliques animaux ?

— Oh ! oui, il y a même bien des manières de la « gaffer » sans compter le poison (lequel d’ailleurs est dangereux). Tiens ! même avec tes « traps » tu aurais chance d’en « poigner » si tu savais y faire !

— Mais comment, bon sang ?

— Ben, écoute, je vais te dire. Les coyotes ont l’habitude, lorsqu’ils rencontrent un ancien foyer de campement, de fouiller dans les cendres pour y prendre les os et débris de viande que les chasseurs y ont jetés. Tu vas ramasser tous les os de lapins ou de volailles que tu pourras, puis tu iras les porter à un endroit de passage ; là, tu les étaleras avec une demi-douzaine de ces plus gros pièges, et tu recouvriras le tout de foin sec auquel tu mettras le feu, ce qui enlèvera l’odeur humaine et fera de la cendre pour masquer. Tu as compris ?

« Si j’avais compris ? Le lendemain, connaissant un passage assez battu dans mon marais à foin, j’y fis un petit brasier pour servir de lit et, une fois éteint, j’installai au milieu mes « traps » avec des déchets de cuisine ; je brûlai là-dessus de l’herbe de marais par petites brassées, afin de ne pas bloquer avec un trop gros tassement de cendres, puis je m’en revins.

« J’allais régulièrement tous les jours à cheval visiter mon traquenard, mais sans succès, revenant chaque fois bredouille. Cela dura ainsi une semaine et plus et je commençais à perdre espoir quand, un beau matin, il me sembla voir de loin quelque chose remuer à l’endroit. Ô émotion !

« D’un coup de galop je me rapprochai et distinguai un superbe coyote gris-argenté, pris par les deux pattes de devant et qui me regardait fixement les oreilles pointées.

« Pour ne pas l’effaroucher, je descendis de cheval et me dirigeai lentement vers lui, armant mon fusil, ce qui ne laissa pas de l’inquiéter toutefois, car il fit quelques mouvements désespérés à droite et à gauche pour s’échapper. Mais reconnaissant l’inanité de tout effort, il me regarda venir résigné, hochant la tête de haut en bas, exactement comme s’il me saluait.

« Cependant, à courte distance, cet animal ultra-sauvage changea d’attitude ; il se mit à faire claquer ses mâchoires avec bruit, me montrant sa gueule ouverte.

« Je m’arrêtai pour le bien viser, et d’une balle dans la tête l’étendis raide.

« C’était une belle prise, car avec sa longue queue panachée, il mesurait près de cinq pieds ; mais ces bêtes ne pèsent pas, étant tout en poil, et je n’eus pas de mal à le hisser sur mon cheval, lequel naturellement s’ébroua fort.

« On peut se figurer le retour triomphal du chasseur et si la fameuse « bête du diable » fut retournée dans tous les sens ! Malheureusement, il ne fallait plus songer à en continuer la chasse, leur fourrure perdant valeur au printemps comme beaucoup d’autres.

« N’importe, mes prises m’avaient rapporté environ 150 dollars (moins dix piastres pour les pièges) cela nous faisait un petit pécule pour l’année qui s’ouvrait ; d’ailleurs nous avions appris à vivre d’économies — la vie primitive, quoi !

« La neige partit au commencement d’avril, et le sol se dégela lentement, mettant en joie les fermiers d’alentours qui préparaient déjà leurs charrues ; mais je ne pouvais les imiter, n’ayant pas de terre « cassée », et d’ailleurs avec les difficultés pour la vente du blé, celà ne me semblait pas en valoir la chandelle ; j’eus l’idée de faire du jardinage.

« Un Norvégien, qui manquait d’argent, consentit pour 10 piastres à me casser deux acres, avec ses deux chevaux auxquels je joignis les deux miens — naturellement, je devais nourrir homme et bêtes — puis pour trois piastres de supplément, il me tritura le tout d’un quadruple disquage.

« Il ne me restait plus qu’à herser et planter ça en « patates », ce que je fis selon les données des Fermes Expérimentales, c’est-à-dire chaque pied très espacé, afin d’aérer le champ et empêcher par là la brume nocturne de séjourner, cause efficiente des gelées précoces. Je mis en terre 15 minots de pommes de terre, soit 10 dollars de dépenses.

« Pour mon malheur, j’ignorais que le jardinage exige un terrain bien propre ; or le mien, cassé trop tôt (fin avril), ne pouvait l’être. Les herbes sauvages que la charrue avait retournées, gardant cependant quelque vigueur par l’influence irrésistible du printemps, (en juillet, au contraire elles se seraient fanées), se mirent à reprendre racine pour un bon nombre, si bien qu’à peine fini mes plantations, me voilà déjà débordé par les binages.

« Labeur infernal, fruit de l’inexpérience comme toujours. Pour un novice, je laisse à penser la fatigue de ce binage sans fin que la rapide végétation imposait irrémissiblement. J’aurais pu employer mon temps plus avantageusement à autre chose, mais j’étais entêté et ne voulais pas de contrainte dans les idées. Bref, ce fut encore un été perdu pour une exploitation bien conduite, laquelle doit prévoir la culture du grain qui, par ses sous-produits : paille et criblures, aide à nourrir chevaux, bétail, porcs et volailles.

« Il est vrai qu’il nous était né une pouliche et deux veaux auxquels, sur l’avis de la femme, j’ajoutai une génisse d’un an et demi (15 piastres) cela nous faisait déjà 10 têtes ; mais n’ayant pas de paille comme partie de la ration hivernale, la consommation devait se calculer plus grande de là un surcroît notable de travail et de perte de temps dans la coupe et le charroi à ajouter au reste.

« L’automne venu, notre bourse étant à sec, je décidai de conduire en ville une charge de ces fameuses patates dont je m’étais promis monts et merveilles — elles avaient d’ailleurs très bien rendu.

« Malheureusement, plusieurs autres avant moi — des Galiciens surtout — avaient eu la même idée, et les quelques magasins de Prince Albert. lorsque j’arrivai, étaient déjà approvisionnés : j’eus toutes les peines du monde à placer ma petite charge dans un « store » qui consentit à me les prendre pour 30 sous le minot (il les revendait 60 aux habitants de la ville) mais payables en marchandises : sucre, savon, thé café, etc. en tout (9 dollars).

« Lorsque je rentrai avec ces quelques provisions dans le fond de mon wagon, et pas un sou en poche, ma pauvre femme se mit à pleurer, déclarant qu’il n’y aurait pas moyen pour nous de vivre dans ce pays.

« Cela me fit mal au cœur et me mit en colère. Serrant les poings, je lui déclarai à mon tour que, sitôt les chevaux reposés, j’allais reprendre la route et vendre cette fois directement aux consommateurs, lui rapportant en place d’épiceries frelatées des piastres sonnantes et trébuchantes.

« En effet, quelques jours après je retournais avec non seulement des patates, mais des oignons, des carottes, des betteraves et même du beurre.

« Sitôt arrivé à Prince Albert je ne perdis pas mon temps à hésiter, à tergiverser sur la décision à prendre : le « struggle for life » me talonnait trop fort : j’allai droit à la première maison qui s’offrit à ma vue — un riche bungalow — et je demandai là si on ne désirait pas des patates pour l’hiver.

« La maîtresse du logis, une grande anglaise sèche, roide, hautaine — sorte de Lady Macbeth — me fixa de ses yeux durs gris-acier, puis articula du bout des lèvres :

— Sont-elle belles vos « potatoes » ?

— De premier choix, répondis-je, décidé, dans mon anglo-charabia (c’était d’ailleurs la vérité).

— Et combien les vendez-vous ?

35 sous le minot, plein poids !

Sur échantillon, elle m’en prit six sacs avec du beurre que je lui garantis très fin et proprement fait (ceci aussi était exact). Les apparences, décidément, plaidaient en ma faveur, car en me payant elle me dit avec une amabilité plutôt inattendue, de ne pas manquer de repasser à mon prochain voyage et de lui amener si possible des poulets et des œufs.

« Très encouragé par ce début, j’allai visiter les maisons voisines, où en général je fus accueilli avec la même faveur, si bien que ma charge fut vivement placée, et j’avais au-dessus de 20 dollars en poche.

« La facilité de vente m’avait surpris ; à la réflexion j’en trouvai l’explication dans le fait que le « stores » à l’époque étaient très mal fournis, et leurs denrées pas toujours très fraîches : leurs viandes également mal débitées. Le consommateur avait donc intérêt à acheter directement aux producteurs ; mais ceux-ci par timidité n’allaient guère frapper à sa porte. Dans ce premier essai je pus me convaincre qu’il y avait non seulement du débouché pour les légumes, mais encore pour du beurre des œufs, des volailles, du lait, de la crème ; et en hiver les viandes par quartiers : bœuf, porc, mouton, etc. toute une entreprise à tenter.

« Mais je n’avais pas tant d’ambition : il me suffisait pour l’instant de placer mes patates, ce que je fis voyageant deux fois par semaine mû par cette énergie que donne la nécessité. Je ne m’arrêtai que lorsque le bac qui traversait à Saint Louis fut immobilisé par les premières glaces, c’est-à-dire au commencement de novembre, mais j’avais réalisé les deux tiers, soit 300 minots de ma récolte.

« En ces temps primitifs, il n’y avait pas de ponts sur la rivière Saskatchewan, et l’hiver il fallait traverser sur la glace, avec l’inconvénient en cas de dégel inopiné, de ne plus pouvoir repasser durant une semaine ou plus, ce qui arrivait en novembre tout aussi bien qu’en mars.

« L’hiver, cette année-là, fut plus rude que le précédent — il est vrai que les colons trouvent toujours le second hiver plus dur que le premier — la chasse aux fourrures s’en ressentit en ce qui concernait les visons et belettes ; cependant, comme je pris, d’autre part, plusieurs chats sauvages (lynx) et une centaine de rats musqués, dont je n’avais pas encore daigné m’occuper, vu leur bas prix, mais ils étaient montés à 5 sous ; (aujourd’hui ils valent un dollar et demi), cela fit compensation.

« Au printemps, je me promis cette fois de manœuvrer mon affaire de façon à ne pas laisser passer une occasion de réussite : l’expérience de deux années de misère me suffisait. D’ailleurs, une autre raison de gravité l’exigeait : il nous était né un enfant et cette existence nouvelle imposait responsabilités.

« Je décidai qu’il me fallait 20 acres à mettre en grains l’année suivante. et pour cela je pris immédiatement les mesures nécessaires.

« J’allai trouver un honnête Canadien-anglais de voisinage qui commençait à avoir des cultures assez étendues, mais manquait de main-d’œuvre : je lui offris de me mettre à sa disposition avec mes chevaux pendant le temps précieux des semailles, à charge pour lui de me rendre un nombre de jours égal en juillet pour aider à mon « cassage » ; il accepta.

« Je travaillai chez lui pendant près de deux semaines, ne revenant au logis que le dimanche ou les jours de pluie, au grand ennui de ma femme seule pendant ce temps-là. avec la charge de traire les vaches et le reste, mais la nécessité le lait ainsi.

« Sitôt revenu, je m’occupai du jardin dont la terre était assez propre et en semai une bonne partie encore une fois en patates ; ce travail se fit assez rapidement étant, cette fois, opéré au moyen de la charrue : puis dans le reste je mis des oignons (d’une vente plus rémunératrice $ 1.60 le minot) choisissant sur les indications des Fermes Expérimentales la variété australienne, laquelle dans l’Ouest mûrit assez sûrement.

« Cette année-là, je me trouvais en telle forme que dans l’intervalle des binages, je pus bâtir un poulailler et abattre quantité de perches et piquets.

« Vers le 10 juillet, mon loyal Canadien vint, avec sa charrue et deux chevaux, tenir ponctuellement la promesse qu’il m’avait faite. En homme d’aises, il avait amené aussi un petit poney destiné à le reconduire chaque soir à son « home »

« Bien plaisant à observer l’esprit de méthode qui réside en tout anglo-saxon (et bien admirable aussi). Chaque matin à 7 heures précises notre homme, comme un automate, se dirigeait mécaniquement vers le champ ; on accouplait les quatre chevaux que je devais guider pendant le travail, et lui empoignait les mancherons de la charrue, puis, à son signal, on partait tranquillement sans bruit. Ordinairement, dans un travail pareil, plein de heurts et d’à-coups, bêtes et gens s’affolent et s’énervent ; ce ne sont que cris, jurements, coups de fouet et bruits de chaînes. Mais on eût dit ici que le sang-froid du conducteur se communiquait même aux chevaux. Rien de précipité, la traction s’opérait tranquille quoique sûre, et si parfois une vieille souche arrêtait brutalement l’attelage, un « ho » paisible calmait le commencement d’excitation que le choc lui avait causé ; on faisait tranquillement sauter l’obstacle d’un coup de hache et la marche continuait.

«  Mais le soir, à six heures sonnantes, mon Anglais mettait autant de ponctualité à quitter le travail qu’il en avait mis à l’aborder le matin, et je crois que pour rien au monde il eût consenti à le continuer : c’était à prendre ou à laisser.

«  À part ça, d’une urbanité parfaite, car sans être aussi expansif que nos Canadiens-français, les Anglo-canadiens ont néanmoins beaucoup de sociabilité et d’altruisme — leur voisinage serait exquis, étant donné l’esprit de justice qui les distingue, si chez un vieux fond de sectarisme orangiste ne leur faisait pas suspecter en tout Français un atavique partisan de la tyrannie papiste. Par un curieux anachronisme, ces braves gens en sont encore au « no popery » de Cromwell et de Guillaume d’Orange, et leur méfiance pour nous à l’avenant, comme on peut s’en apercevoir en temps d’élections par exemple.

«  Mais je n’allais pas agiter des questions litigieuses, trop heureux de l’obligeance que ce voisin mettait à me payer en « cassage » un temps que j’avais eu moins de mal à passer chez lui en labours faciles, surtout que, grâce à sa célérité relative, les 20 acres se trouvèrent cassés en 12 jours. Il est vrai que le terrain s’y prêtait, étant assez propre et suffisamment humide.

« Le « cassage » fini, je lui offris un bœuf de 2 ans s’il voulait me faire un bon disquage du terrain ; c’était un assez gros prix, mais je tenais à remercier ce brave homme à ma façon ; il accepta bien volontiers.

« Après cela je n’eus plus qu’à donner un coup de herse pour niveler son travail et la terre fut prête pour les prochaines semailles.

« Le jardinage avait encore bien poussé ; certains choux pesaient jusqu’à 25 livres, et nous vîmes un pied de tomates donner un grand seau de ces fruits ; les plants d’asperges de leur côté promettaient une cueillette sûre pour le printemps suivant. Mais le soleil est si ardent en été dans cette contrée, qu’on y est un peu comme dans les pays chauds : n’y voit-on pas quelquefois des oiseaux-mouches comme sous les tropiques ?

« Et puis, d’autre part, quelle richesse dans le sol, vu la couche d’humus que les siècles y ont déposée : feuilles mortes, cendres de feux de prairie, bouses de bisons, végétaux en décomposition. On peut dire que depuis la création du monde, ou tout au moins depuis le déluge (s’il est vrai que ce cataclysme aurait coïncidé avec un déplacement des Pôles, changeant les climats et habitants) jamais la charrue n’est entrée là.

« Je repris mes voyages d’automne, accueilli à bras ouverts par une clientèle satisfaite de mon honnêteté dans les livraisons précédentes. Grâce aux oignons dont le prix était triple de celui des patates, chacune de mes charges me rapporta cette fois une trentaine de dollars.

« Je dois mentionner, en passant, un accident dont je fus témoin au retour de la première :

Je revenais allègrement au grand trot des deux « gris », lorsque près d’arriver à la descente qui aboutit au bac de Saint-Louis, je vis devant moi un wagon avec un fort chargement de planches, sur lequel s’étageaient encore quantité de paquets de bardeaux et par-dessus ça une chaise où trônait le conducteur — un Anglais d’une trentaine d’années — à l’air imperturbable.

« Voilà, me dis-je, un malheureux qui risque gros, juché de la sorte, avec une pente comme celle qui l’attend : (elle avait en ce temps-là 45 degrés) la charge va certainement entraîner ses chevaux si bons qu’ils puissent être, à moins qu’il ne bloque une de ses roues ! Voyons ce qu’il va faire !

« Mon gars ne semblait pas du tout soupçonner qu’il y avait une côte dangereuse à dévaler dans ces parages : il ne parut s’en apercevoir qu’au tournant, où elle lui apparut dans toute son horreur : du coup il arrêta ses chevaux et descendit de voiture.

« Le bac venait justement d’arriver et nous attendait dans le bas. Notre Anglais, après avoir considéré le chemin en se grattant la tête, vint vers moi et dit avec un demi-sourire :

— Une mauvaise place, hein !

— Oui, répondis-je, ici il faut « chaîner » les roues !

«  Et je lui montrais ma chaîne.

« Mais soit qu’il ne comprit pas, soit par paresse d’être obligé de me la rapporter, il ne la prit point, et remonta sur son siège, risquant le coup.

« Si encore il avait eu de vieux chevaux habitués à retenir une charge ; mais c’étaient au contraire deux jeunes bêtes à peine exercées ; elles n’avaient pas fait 20 pas que le chargement les emportait, les faisant s’emballer au triple galop sur cette pente dangereuse — véritable course à l’abîme — dans un vacarme infernal.

« Je regardais effaré, certain d’une catastrophe inévitable, m’attendant à voir la voiture verser sur une pierre ou tout au moins l’homme dégringoler de son échafaudage aventuré ; il n’en fut rien cependant jusqu’au bas de la pente où ils arrivèrent sains et saufs,

« Mais là, au lieu de continuer droit devant lui afin d’amortir l’élan de ses chevaux dans le sable de la grève, ne voilà-t-il pas que notre Anglais les tourne brusquement à gauche pour entrer dans le bac, jugeant probablement selon le formalisme de sa race têtue que, puisqu’il avait descendu cette pente dans le but d’embarquer, il devait embarquer.

« Je laisse à penser si deux jeunes chevaux emportés comme ceux-là allaient s’arrêter sur un simple « à-gauche », sous prétexte qu’ils étaient à destination : eux ignoraient tout formalisme. Sans rien ralentir de leur allure, ils enfilèrent le bac dans toute sa longueur, avec un fracas de tonnerre, brisèrent la frêle barrière qui le fermait au bout, et se précipitèrent dans le fleuve.

« Il faut dire à la louange de leur conducteur qu’il montra dans la circonstance un sang-froid et une habileté rares ; réalisant finalement qu’une catastrophe était imminente, il avait vivement sauté sur le pont du bac, comme un acrobate, tout en gardant en mains les guides avec lesquelles il put continuer de diriger ses chevaux dans l’eau, les ramenant vers le bord au lieu de les laisser aller se perdre au large.

« Justement, par une heureuse occurrence, la charge de planches en touchant l’eau avait quitté le train du wagon et s’était mise à flotter comme un radeau, les chevaux, allégés d’autant, ne risquaient plus de se noyer ; ils eurent bientôt repris pied et regagnèrent la rive comme des chats.

« Pendant ce temps-là, le passeur du bac avait sauté dans un canot et couru après la charge partie à la dérive, il parvint à la rattraper et à l’amarrer intacte.

« Mais en revenant, le digne homme n’y voyait plus clair d’indignation et de colère. Malgré que ce vieux brave, qui avait fait autrefois la guerre aux Indiens en compagnie des Métis ses frères, ne tremblait pas facilement, il avait eu cependant la frousse durant la dégringolade, ayant failli être écrasé contre le bordage du bac. Il me dit tout ému lorsque j’eus embarqué :

— Avez-vous jamais vu un imbécile pareil, qui vient me démolir le bac quand il pouvait continuer sa route sur la berge ! Faut-il qu’il soit bête tout de même cet Anglais !… Il peut se vanter aussi d’avoir eu une fière chance, car enfin il n’a pas perdu pour un centin de son chargement !

— En effet, répondis-je, d’autres y auraient laissé de leurs plumes : mais dites-moi, père MacDougal, avec une telle descente, je m’étonne que vous n’ayez pas plus souvent d’accidents ici !

— Des accidents, Monsieur, tranquillisez-vous, il y en a ; mais c’est curieux, fit-il rêveur, il n’arrive jamais rien ! Ainsi, le mois dernier, mon voisin F… qui avait aussi une forte charge de planches, a perdu par accident le contrôle de son attelage (une guide lui avait échappé) et il a roulé la pente comme notre Anglais ; seulement ses chevaux ont continué tout droit, eux ; il en a été quitte pour un trait cassé. D’autre part, pas plus tard que dimanche, dans la nuit vers 2 heures, un couple qui voyageait en boghey a eu son « neck-yoke » défait pendant sa descente, et voilà la voiture roulant sur les chevaux et les affolant, au risque d’une chute de côté dans la rivière : nos gens ont pourtant fini par atteindre l’embarcadère sans accident ; mais à ce moment le bac y arrivait aussi à toute vitesse risquant de les broyer dans l’obscurité cependant, rien encore cette fois n’est arrivé. Voyez-vous, Monsieur, le bon Dieu estime que le pauvre monde a assez de misère à vivre sa vie dans ce pays, et alors il l’épargne !

Cela était dit simplement, sans penser plus et selon cette religiosité particulière aux êtres en contact permanent avec la Nature. Ignorant le déterminisme moderne qui défie la Divinité, cet humble Métis, enfant de la Prairie, proclamait à sa manière les droits de Dieu.

« Et moi, pendant que le bac glissait sur les flots, devant le spectacle grandiose que présentait le fleuve majestueux avec ses îles verdoyantes, dans la lumière de cette belle après-midi d’automne, j’eus un instant d’élévation et je pensai.

Ainsi, alors que la vieille Europe déshéritée de la foi, va chercher dans Ia poursuite de l’or un bonheur qui le fuit de plus en plus, ici tout un peuple continue de vivre paisiblement à l’abri des antiques croyances !

« Et malgré son obscurité relative, ce peuple se sent fort, parce qu’il a su, dans le bouleversement général des idées, garder précieusement la Loi Naturelle !

« Ce n’est pas en vain qu’il croit voir sur lui une égide protectrice ; le phénomène apparaît manifeste aux yeux des nations qui envient sa paix !

« Chez lui, pas de paupérisme, pas de luttes de classes, pas de revendications sociales !

« Chacun y a son lopin, et le salarié marche de pair avec le patron.

« Seulement, ce peuple, à la différence des autres, rend hommage !

« Et je me rappelle ce mot d’une Anglaise, dans la maison de laquelle j’avais dû m’arrêter lors d’un incident de voyage.

« Ayant remarqué au moment du repas qu’un de ses garçons prononcé un petit « speech » dans le silence général, je n’avais pu m’empêcher de lui demander après — m’excusant de l’indiscrétion — ne s’était pas agi là d’une prière. Et cette femme de me répondre sur un ton pénétré :

— Oui, Monsieur, c’était bien une prière : nous ne nous mettons jamais à table sans remercier le Dieu qui nous donne le pain !

« Mais le Gouvernement canadien lui-même n’a-t-il pas institué un « jour de prières et actions de grâces » annuel ? (Thanksgiving).

« J’en étais là de mes réflexions, lorsque le passeur, qui avait fini la manœuvre des cabestans réglant la prise de courant du bac, revint vers moi, histoire de jaser un peu et me dit :

« Savez-vous que le Gouvernement vient de décider subitement la construction de nouvelles lignes de chemin de fer ? J’ai embarqué dans la matinée plusieurs équipes d’arpenteurs qui allaient justement dans la direction de chez vous !

« Un chemin de fer ! Sait-on ce qu’avait de magique alors le terme pour des colons éloignés de tout débouché, et surtout vu le primitif des voies de communications. C’était, avec une plus-value sur les terrains, la perspective pour les fermiers d’un écoulement facile de leurs produits et, partant, d’agrandir leurs cultures. Bref, une transformation radicale de la contrée dans un avenir proche.

« La nouvelle était d’importance ; le brave homme compléta ses informations en m’apprenant que la ligne de Melfort, déjà en construction, allait être finie bien vite à ce qu’on lui avait dit, et qu’ainsi je pourrai déjà écouler mon blé par cette voie, n’ayant plus que 18 milles à faire pour atteindre les éleveurs au lieu de 38.


« L’Ouest est le pays de l’imagination ; la vue de quelques arpenteurs avait suffi pour mettre toutes les cervelles en ébullition, et durant mon retour, je fus abordé plusieurs fois par des riverains de la route qui les avaient vus passer. Il ne fut question que de ça tout l’hiver. Cependant, le tracé fait par eux à travers champs et bois ne devait pas servir de sitôt, et 10 ans s’écoulèrent avant l’établissement d’une ligne dans ces parages.

« Notre troisième hiver allait commencer ; il me fallait songer à construire tout au moins une étable, car mon troupeau avait augmenté et je me trouvais avoir 4 chevaux (dont 2 poulains) et 12 bêtes à cornes à loger.

Il faut rendre cette justice à l’Ouest Canadien que son climat sec est absolument idéal pour l’élevage, et si ce n’était la rigueur des hivers qui empêche le bétail de trouver sa vie tout au long de l’année dehors, (les chevaux eux, savent gratter la neige pour se procurer à manger) je pense que cette immense portion du Canada serait couverte d’animaux, car, pratiquement il n’y a pas d’épizooties. Mais la Nature qui règle les conditions de la vie, selon une mystérieuse loi d’équilibre, prévient les envahissements.

« On pourrait trouver de curieuses preuves de ce que j’avance là dans l’étude du bétail sauvage : bisons, bœufs musqués, mouflons, bouquetins, etc. Certes, ces animaux supportent bien l’hiver, sans soins, mais leur croissance est lente et ils ne se reproduisent pas aussi rapidement que le bétail domestique. Ainsi, alors que certaines de nos génisses donnent veau à 2 ans, les génisses bisonnes attendent la quatrième année. Même les bêtes de croisement entre les deux races, comme par exemple le cattale (métis de bison et de vache domestique) prennent 4 ans pour avoir toute leur taille, laissée à la prairie, alors que nos bœufs sont adultes à deux ans et demi.

« Les philosophes ont beau dire, toutes leurs théories n’empêcheront pas que l’homme demeure tributaire de la loi de l’effort dans sa lutte pour la vie. Les profits de l’élevage malgré les apparences — tout comme ceux de la culture — sont proportionnels aux soins donnés.

« Il me fallait donc une étable : je décidai de la faire pour une dizaine de têtes, soit 24 pieds sur 20, en bois rond. J’avais déjà quelques logs par terre, j’abattis le reste et me mis en quête d’un aide.

« Ce pays est celui de la solidarité ; elle est sans doute une nécessité pour la réussite d’un chacun. Mais elle semble aussi jaillir spontanément des cœurs. Sans citer à ce sujet les canadiens-français absolument hors de pairs là-dessus, ni même leurs frères en colonisation les Anglo-canadiens, on dirait que les autres peuples tiennent aussi à la faire proclamer une vertu canadienne. Je ne me rappelle pas avoir jamais essuyé un refus toutes les fois que j’ai frappé à la porte d’un voisin pour demander appui, et ceci je dois le dire hautement.

« Le Norvégien, qui habitait alors la terre située au Nord de mon « homestead », était comme tous ceux de son pays, habile dans la charpenterie ; j’allai le trouver et lui proposai de venir me donner un coup de main, lui offrant en paiement mon aide soit pour son battage, soit pour charrier son grain (car déjà j’avais pris comme règle de ne jamais payer en argent mais en travail, aux dépens de ma paresse native). Cela lui agréa et il vint le lendemain.

« Deux jours suffirent pour monter le « chantier » en question, et un troisième pour en bloquer les intervalles, jeter une charge de vieille paille comme toiture et mettre la porte. On va vite à travailler de compagnie, et je trouve très juste cette remarque d’un vieux « settler écossais » : « Deux hommes travaillant ensemble sur la même ferme feront autant d’ouvrage et moins de peines que trois fermiers isolés ! » Il ne me restait plus qu’à bousiller les interstices des murs au premier jour de loisir, et mes bêtes auraient un abri.

« Le début de l’hiver fut très rigoureux ; je n’en sortis pas moins tous les jours, car j’avais quantité de piquets et de perches à abattre pour finir enfin la clôture de ma terre, stimulé d’autre part par la joie anticipée que l’idée de voir un jour cette chose rare me donnait.

« J’avais jeté mon dévolu sur une terre vacante du gouvernement située au Sud de la mienne, laquelle n’était qu’une forêt de trembles bien droits ; il y avait là quantité de jeunes arbres de la juste grosseur pour des perches ; de plus, dans les marais avoisinants je pouvais couper un bon millier de piquets de saule.

« Il importait de régler mon travail afin de ne plus tomber comme auparavant dans le découragement et l’inertie. Au reste, je commençais à avoir de l’expérience, ayant vu faire les autres autour de moi, surtout les Anglo-canadiens ; (les Scandinaves — Norvégiens et Suédois — eux, sont moins pratiques et plus lents.) Voici donc la règle que votre serviteur (qui n’en avait jamais eu, ayant en aversion toute contrainte,) s’imposa et suivit fidèlement.

« Levé à 7 heures, je courais aux étables donner du foin aux chevaux et vaches et je revenais prendre mon déjeuner.

« À 8 heures, enlèvement des fumiers à la brouette, nettoyage de l’écurie.

« À 9 heures, je sortais toutes les bêtes dehors, je leur tirais à boire et les laissais libres. En hiver, les chevaux ne s’éloignent guère lorsqu’ils sont habitués à être nourris de nuit à l’étable : quant aux bêtes à cornes, loin d’aller courir dans la neige, elles restaient autour des bâtiments à se chauffer au soleil.

« Vers 9 heures et demie je partais enfin au bois, heureux de me remettre à bûcher.

« Oui, heureux, car voyant mon travail se faire régulièrement par la méthode adoptée, j’avais fini par y prendre goût. Il m’était très agréable, en arrivant, chaque matin, de voir tout autour de moi les nombreux tas de perches que j’avais déjà accumulés, et bien allégrement je me remettais à la tâche ; il faut dire que pour lui enlever de sa monotonie, j’avais imaginé un système de « records », comme j’appelais ça, qui ne me stimulait pas peu.

« Ce système que j’ai continué à appliquer plus tard dans les champs, une fois mes cultures devenues importantes, consistait à régler mon travail sur le temps. Estimant que je pouvais couper, ébrancher et mettre en tas, tant de perches à l’heure, je prenais ma montre comme moniteur, et lorsqu’elle m’indiquait un déficit probable par suite d’un ralentissement d’activité, je mettais les « bouchées doubles » afin d’atteindre le « quorum » en temps voulu. Par ce moyen j’ai toujours, depuis, abattu beaucoup de besogne particulièrement dans les labeurs sans jamais beaucoup ressentir cette lassitude que donne la monotonie d’un travail mécanique.

«  À midi et demi j’allais dîner, et revenais une heure plus tard, pour quitter vers 4 heures ; à ce moment il fallait faire boire et rentrer chevaux et vaches ; en somme le train-train du fermier pendant l’hivernage ; ensuite, je sciais du bois.

«  Il va sans dire que cette saison-là je ne trappai guère les fourrures : (leur nombre avait d’ailleurs beaucoup diminué) je me contentai de quelques pièges placés sur ma route du bois, afin de ne pas perdre de temps. Un fermier qui veut s’installer ne peut guère chasser.

«  Les jours de mauvais temps, repos absolu, ce qui n’était pas pour nuire ; ces jours-là on ne voyait personne venir à la veillée — car souvent des « bachelors » installés dans les bois du Sud poussaient jusqu’à chez nous pour faire une partie de cartes.

« Nous allions nous-mêmes parfois, les soirs de beau temps, faire aussi visite chez d’autres compatriotes du côté de Domrémy, territoire sur lequel s’était installée une colonie de Bretons qui, tous, devaient réussir brillamment par la suite. Mais alors le pays n’avait rien de cossu ; l’église, comme mon étable, était bâtie en logs, et le curé pour vivre élevait des animaux. Le digne homme ne faisait pas plus de façons que ses paroissiens, et on pouvait souvent le voir en sabots, soignant ses chevaux.

« Mais il ne se plaignait de rien, satisfait de voir affluer chaque dimanche les fidèles dans sa pauvre église dont il sonnait lui-même la cloche, car c’était la seule ambition de cet apôtre qui avait pour cela quitté la France et l’aisance du domaine familial, de contribuer à répandre la Bonne Parole. Au reste, personne ne manquait à son office, on y venait mis comme on pouvait, l’été en wagon, l’hiver en grosse sleigh, très peu ayant les moyens de se payer une voiture légère. Aujourd’hui, lequel n’a pas une auto de luxe là-bas ?

« Ces veillés et parties de cartes étaient la distraction de l’hiver, comme les pique-niques sur l’herbe celle de l’été : maintenant, grâce aux autos, on va d’une localité à l’autre ce qui permet de voir successivement toutes les fêtes d’un district.

« La régularité et la méthode donneront toujours des résultats à ceux qui en feront la base de leur activité. Au mois d’avril, toutes les perches abattues étaient alignées sur le pourtour de ma terre, et les piquets aiguisés, mais ceux-ci, vu le sol gelé, ne pouvaient être plantés qu’au commencement de juin.