Journal Le Soleil (p. 79-87).

PREMIÈRES SEMAILLES


« Une nouvelle saison s’ouvrait : il me fallait songer aux semailles de mon cassage sur lequel je voulais 15 acres en blé et 5 en avoine.

« N’ayant pas de semoir, je devais encore recourir à un voisin ; mais cette fois la chose s’annonçait onéreuse, car le dit voisin commençait indubitablement par se semer d’abord, et mon pauvre blé risquait fort d’être mis en terre tardivement, d’autre part, puisque je ne disposais pas des 100 dollars nécessaires alors à l’achat d’un semoir (aujourd’hui le prix serait double) force était bien d’en passer par là : n’avais-je pas déjà assez payer une trentaine de piastres pour la semence !

« Je jetais mon dévolu sur un émigrant américain qui s’était installé dernièrement dans le voisinage, amenant des États-Unis ses vaches et tout son matériel ; celui-là, se consacrant à l’industrie beurrière, ne voulait pas semer beaucoup de blé ; il me demanda de lui labourer 10 acres en échange de quoi il viendrait faire mes semailles au temps voulus.

« Je fis donc ce travail, mais j’avoue que ce n’était pas sans inquiétudes, car la sorte de voyageur à laquelle appartenait mon Yankee ne passait pas pour très scrupuleux en matière de parole donnée. Il y a entre les deux pays une population flottante qui contient un certain pourcentage de Canadiens dégénérés lesquels, parce qu’ils ont voyagé aux États-Unis et se croyant ainsi « hommes pratiques » ont rejeté délibérément les vertus de leur race jugées par eux niaiseries, Ceux-là, quand ils repassent au Canada se donnent comme américains, affectant d’ignorer le français et regardant de haut leurs ex-compatriotes traités par eux de « pea-soups ». La plupart ont traduit leur nom en anglais (Boisvert devenant Greenwood et Boileau, Drinkwater) et même lâché le catholicisme ancestral pour une de ces cocasses sectes protestantes dont l’Amérique du Nord a la spécialité.

« Or, je flairais dans mon individu un émancipé de cette espèce, ce qui ne me laissait pas de m’inquiéter quelque peu au sujet de sa ponctualité à semer mon blé. Une période de pluie pouvait survenir, retardant les travaux et alors qui sait s’il ne s’en prévaudrait pas ? Cette fois, la question pendante pour moi était bien dans toute la rigueur du terme, celle du pain quotidien.

« Aussi, avec quelle anxiété observais-je chaque matin l’état du ciel et chaque soir comment se couchait le soleil (car dans la prairie on finit par acquérir des notions de météorologie). Je peux dire que ce printemps-là je compris pour la première fois de ma vie l’état d’âme de l’homme des champs toujours flottant entre l’espérance et la crainte.

« On s’est émerveillé souvent de la ténacité du spiritualisme chez le paysan : mais à l’inverse de l’ouvrier dont la vue est bornée par le mur de l’atelier (ce qui l’amène fatalement à voir dans le patron l’arbitre unique de son existence) le paysan a constamment devant lui l’espace infini et les idées qu’il suggère. Dans cette mer de nuages qui roulent sur sa tête, et où réside en somme l’énigme de son sort puisque de là proviennent les influences permettant au sol de lui fournir la subsistance (ainsi qu’au reste de l’humanité d’ailleurs, car ce sont les champs qui produisent le pain dont vit l’homme et non pas les usines) il est bien forcé de reconnaître une Puissance le subjuguant.

« Car il ne suffit pas de labourer et semer la terre pour qu’elle rapporte ; le concours des agents atmosphériques lui est encore nécessaire, et seule une juste distribution d’humidité et de chaleur peut permettre au blé de croître et mûrir, mais cela est le secret de la nue.

« Dans une bonne année elle déversera ces bienfaits avec une régularité, une sollicitude quasi-maternelle : puis, une autre saison, prise d’une sorte d’hostilité farouche, les mêmes éléments lui serviront de fléaux : ce seront la sécheresse, la grêle, la rouille (due à un excès d’humidité suivi d’un excès de chaleur) l’averse, etc. s’abattant implacablement sur le travail de l’homme lequel devra mettre toute son énergie et son ingéniosité à tirer parti du peu qui lui aura été laissé.

« Certes, devant ces injustices du sort, le paysan n’est pas sans éprouver de révoltes, mais cependant contre qui s’insurger ? Faire une révolution et s’emparer de l’or des riches, cela ne le nourrirait pas au fond — peut-on vivre de métal ? D’autre part, aller piller des confrères plus heureux comme on a fait en Russie, la famine en résulterait infailliblement, personne ne voulant plus travailler. Quant à espérer faire partie de la petite bande de démagogues exploiteurs qui, un peu partout, vivent des bouleversements sociaux, c’est un leurre auquel son esprit avisé ne se laissera pas prendre. Résigné, il empoigne donc une fois de plus la charrue, jetant un regard vers ce ciel mystérieux d’où il attend inlassablement la subsistance, malgré tout !…

« Mais revenons à mon « américain » : pour être juste, je dois dire qu’il sema mon blé dans le temps convenu : cependant, ce ne fut pas sans avoir été obligé de le relancer et d’essuyer sa maussaderie ; toutefois, comme il tenait à se faire de la réputation dans le pays, il se montra assez correct cette première fois.

« Mais combien ses manières étaient différentes de celles des autres voisins, si réservés et ne se mêlant pas des affaires d’autrui ! Avec une jactance bien… française, hélas ! cet ex-canadien (car il l’était) pas plus tôt arrivé sur ma terre, se mit à faire des critiques de toutes sortes. Pensez donc, lui qui avait « voyagé » savait mieux que les habitants de l’Ouest ce qu’il fallait semer dans ce pays-là, et il trouvait, par exemple, que les fermiers ne mettaient pas assez de patates. « Chaque habitant, Monsieur, pontifia-t-il, doit en avoir deux gros acres, vous entendez, et pas un pouce de moins ! »

« Il me disait ça en français, car fatigué de mon baragouin anglais et ne reconnaissant pas d’ailleurs ici un « pea-soup », il avait fini par employer cette langue ; ce à quoi je devinai son origine, car les anglo-saxons américains n’apprennent guère les langues étrangères, (du moins les fermiers).

« Le malheureux ignorait que dans l’Ouest où la saison est courte, les fermiers ont choses plus précieuses à faire que de gratter des patates : il le vit lui-même, l’automne suivant, où il fut forcé de laisser la moitié des siennes dans le sol à la risée de tous les voisins déjà indisposés par ses vantardises, ce qui le mit fort en colère, étant pétri de vanité.

« L’orgueil, voilà bien je pense le principe démoralisateur chez ces « déracinés », lesquels, à part ça, ne seraient pas plus méchants que d’autres : mais ils veulent paraître et là gît tout le mal. Sans être foncièrement malhonnêtes, la vanité les pousse souvent, cependant, à friser la malhonnêteté dans leurs transactions, histoire de se montrer « smart » ou « dégourdis » : certains, même, s’en vantent, les naïfs. Il est vrai que les « limites de la bêtise humaine sont inconnues », dit-on.

« Enfin, mon blé était semé. Oh ! ces premières semailles dont je me souviens encore. Tout l’orgueil du défricheur vainqueur de la terre vibrait en moi, lorsque je regardais la belle pièce de culture que ces 20 acres(8 hectares) présentaient à l’œil. Et pourtant qu’était-ce comparé à mes cultures actuelles qui atteignent 200 acres annuellement.

« Ce fut bien autre chose, lorsque huit jours après, le grain commença à lever : alors l’enthousiasme ne connut plus de bornes. On ne se lassait pas de regarder ces belles lignes vertes, droites et parallèles ; et si quelqu’un survenait, il lui fallait partager notre admiration, tant pis

« Tout cela, sans doute, n’était pas la fortune, mais il y avait derrière le charme de sortir du sol les trésors mystérieux qu’il recèle ; cette passion inavouée du paysan. Or, paysan, je commençais à le devenir, si point d’en éprouver déjà les convoitises, justifiant ainsi cette prédiction que m’avait faite un jour M. R… « Vous verrez que l’ambition vous viendra aussi. »

« De fait, j’avais déjà celle de vouloir rattraper ceux qui m’entouraient, lesquels, pendant que je piétinais sur place, avaient marché de l’avant, la plupart ayant déjà une soixantaine d’acres en cultures et petit paraissait mon champ comparé aux superficies environnantes, couvertes comme lui de la belle verdure du « blé qui lève »

« Mais j’étais pauvre et ne voulais pas faire de dettes, bien que je le pusse étant devenu légalement propriétaire de mon homestead, estim& alors à 1,500 dollars (on m’en a offert 6,000 depuis). Dans ce pays, où tout est aléatoire, malheur à celui qui emprunte : il se met aux pieds un boulet qu’il traînera longtemps : et pour un « chanceux » qu’on verra se libérer vite, combien d’autres resteront esclaves indéfiniment : or, comme vous le savez, je n’estimais pas appartenir à la classe des « veinards ».

« Fare da se » comme disent les Italiens, le mieux était de marcher avec mes ressources effectives ; mais au fait, en quoi consistaient-elles ?

« Dans le courant de cette quatrième année nous attendions un poulain et 5 veaux ; nous espérions donc vendre tout au moins le beurre de 4 vaches, ainsi que deux bœufs bons pour la boucherie, plus les produits de la récolte (si celle-ci donnait). Quant au poulain, comme j’en avais déjà deux autres pour ma remonte, peut-être pourrais-je en tirer parti pour un supplément de cassage, qui sait ! Tant de gens aiment à « bargainer »… On ne doit rien négliger.

« Durant le reste de mai, je consacrai tous mes instants disponibles à nettoyer une autre pièce de 20 acres, pour le cassage que j’avais en vue. Il y avait bien, de ci de là, des arbres encore debout malgré les feux de prairie antérieurs, mais comme ils n’étaient pas très gros généralement, il me suffisait d’en couper « grosso modo » les racines à la hache, puis de les faire tirer ensuite par les deux « gris » au moyen d’une chaîne accrochée dans les branches. À la fin du mois, j’avais déjà un assez beau morceau de clairé », et contigu au terrain semé, ce qui me permettait de l’enclore avec.

« J’abordai alors la fameuse clôture de mon homestead, après laquelle j’avais tant soupiré au sujet de mes coquins de chevaux. N’ayant plus de foin, il me fallait laisser ceux-ci dehors avec les vaches, mais ils ne revenaient pas sagement comme elles tous les soirs, se tenant au contraire à 5 milles de la maison. Ah ! qu’il me tardait de les avoir sous ma coupe !

« Juin est la meilleure époque pour faire de la clôture : la terre venant seulement de se dégeler a encore toute son humidité, et les piquets s’y plantent assez aisément. J’enfonçais les miens à deux pieds de profondeur, sans trop de difficulté : plus tard il n’en eût pas été de même ; encore une preuve qu’ici chaque chose doit être faite en son temps.

« Mais deux milles de clôture toutefois (3 k 200) ne se font pas rien qu’en soufflant dessus. L’ensemble comprenait 1 600 piquets et 3 200 perches, dont la pose me prit tout le mois, et encore un voisin me donna-t-il une couple de journées.

« Enfin, un matin, je me réveillai avec mon parc terminé : il va sans dire qu’un de mes premiers soins fut d’aller chercher les chevaux pour les boucler au plus tôt.

«  Naturellement, comme toujours, je mis longtemps à les trouver, mais je ne maugréai pas cette fois, d’autant plus que leur effectif s’était augmenté d’une unité : une jolie pouliche que ma jument avait eue pendant ces derniers jours où je l’avais perdue de vue. Pourtant, les occasions d’irritation ne manquaient pas ; on eût dit que les rossards flairaient mon intention et plusieurs fois ils partirent au galop dans des directions opposées. Cela prit bien du temps pour leur faire enfiler la piste conduisant chez moi, où j’avais par précaution laissé la barrière ouverte.

« Mais arrivés là, voilà les deux « gris » à faire la grimace ; n’ayant jamais vu de clôture dans ces parages, ils s’ébrouaient avec méfiance et semblaient vouloir reprendre le large ; heureusement la pouliche était-elle entrée innocemment, ce qui força la mère à la suivre ; les autres emboitèrent.

« Il y a dans la rude vie du « settler » des moments de satisfaction qui l’égaient heureusement ; nous en connûmes un de ce genre, lorsqu’ayant refermé la barrière sur nos fugitifs, nous les vîmes longer la clôture pensant trouver une issue plus loin ; puis, une heure après, revenir à la porte, espérant ressortir là où ils étaient entrés. Sans compter que nous nous sentions un peu mieux chez nous avec cette installation nouvelle (ou du moins nous nous le figurions !)