Journal Le Soleil (p. 28-45).

Le Homestead


« Les parents de la famille A… nous avaient donné une lettre de recommandation pour des amis habitant à cinq milles d’ici un petit groupement de colonisation qui s’est appelé depuis Crystal Springs, lesquels devaient nous piloter sur notre « homestead » prudemment retenu au bureau de Duck Lake, et nous aider à en trouver les bornes. Or, un soir, le voiturier de l’endroit vint me dire que le conducteur de la malle, ce jour-là, en traversant la rivière Saskatchewan (à 6 milles de la ville) avait trouvé de l’eau sur la glace, indice d’une débâcle prochaine, et que si nous voulions aller sur notre terre, il s’agissait de ne pas tarder davantage.

« Le conseil était bon, aussi le lendemain quittions-nous Duck Lake dans un « democrat » (voiture légère à quatre places) que son garçon d’écurie conduisait, un jeune Canadien de 20 ans, aventureux et décidé comme tous ses compatriotes. On nous avait donné une voiture, car vu la fonte des neiges, les traîneaux n’étaient plus d’emploi. Mais les malheureux chevaux n’allaient guère vite pataugeant dans la boue, et nous mîmes deux heures pour arriver au fleuve.

« Mais là, pas moyen de passer, la glace du bord étant déjà partie. Il nous fallut remonter plusieurs milles en amont pour aborder le champ de glace et traverser, ce qui s’opéra sans encombre ; malheureusement peu de temps après un des chevaux fut pris de coliques, et avant de lui avoir trouvé un remplaçant, la journée était fort avancée.

— Nous en serons quittes pour coucher à la réserve indienne, dit philosophiquement notre conducteur qui, heureusement, parlait français, nous allons y arriver dans une couple d’heures ; le surveillant nous fera bien une petite place chez lui, je suppose.

La perspective d’aller camper parmi ces coupeurs de scalps qui, 15 ans auparavant, durant la « Rébellion », avaient massacré à plaisir, ne nous souriait guère. Cependant nous ne dîmes rien jusqu’au moment où nous atteignîmes les bois de la dite réserve lesquels, vu la brunante, nous parurent sinistres, alors je me hasardai à demander si le surveillant avait beaucoup de soldats avec lui.

Aucun, fut la réponse, il n’a d’autre compagnie que celle de sa vieille (sa femme). Les soldats, eux, sont à Duck Lake : quatre, en tout, de la Police Montée, y compris le sergent ; vous les connaissez d’ailleurs

— Mince nous voilà propres, fit ma femme à mi-voix.

« À ce moment, je remarquai à l’horizon quatre ou cinq feux de prairie qui couraient : soucieux, je les signalai à l’automédon lequel, sans même les regarder, me dit tranquillement :

— C’est un signe de printemps, comme l’arrivée des étourneaux, j’aime à « vouère » ça le soir !

« Ce garçon-là, décidément ne s’émouvait de rien !

« Cependant, arrivés à une sorte de marais dans lequel passait la route, il parut cette fois inquiet (enfin !) et arrêta la voiture : probablement qu’il y avait là des sables mouvants extrêmement dangereux : aussi, de notre côté, n’en menions-nous pas large ; la pensée de rester enlisés dans cette eau sale… Brrrou !…

— Eh bien ! qu’y a-t-il, m’informai-je, un peu épaté de voir notre homme se fouiller partout et regarder derrière lui.

— Ce qui ya ? Ce qui ya ? Ya, que j’ai perdu ma boîte d’allumettes. Batèche pu moyen de fumer une pipe à c’t’heure !

« Comme je lui en passais vivement quelques-unes, voilà qu’une clameur intense autant qu’étrange retentit dans la prairie assez proche de nous. Lucile en sursauta médusée :

— Allons ! bon ! Qu’est-ce encore que cette « diablerie » !

— Ça, c’est les coyotes, dit l’autre en allumant sa bouffarde, et il reprit les guides.

Des loups, maintenant, c’est le bouquet, s’exclama ma femme, et ils sont certainement en bande comme en Russie ! Charge vite ton fusil, Léon, (les deux coups), passe-moi le revolver… Et dire que ce fou-là, au lieu de se mettre en état de défense, nous emmène au milieu d’un marais, peut-être sans fond !…

« Je n’étais pas loin de penser comme elle, aussi pour en avoir le cœur net, demandai-je au cocher si cette clameur indiquait une attaque prochaine des fauves.

— Ça indique seulement… un changement de temps pour à demain, fit-il et c’est tout. D’ailleurs, ils ne sont guère nombreux malgré leur vacarme, trois ou quatre, pas davantage : seulement chacun d’eux peut faire entendre toutes sortes de cris à la fois, ce qui fait qu’on les appelle les bêtes du Diable ; mais c’est peureux ça, Monsieur, comme des souris !

— Allons tant mieux. Mais ce marais, n’y a-t-il pas quelque danger à…

Aucun : la terre est encore gelée et nous pourrions passer avec une couple de tonnes…

Rassuré sur ces points, je n’en demandai pas plus, mais ma compagne, qui avait lu le Dernier des Mohicans et que l’obscurité en de tels parages indisposait, voyait un peau-rouge derrière chaque arbre.

« Enfin, après de nombreux méandres à travers les bois, nous arrivâmes à cette maison du surveillant où nous devions trouver notre première « campe » en Amérique.

« C’était une habitation très ordinaire, blanchie à la chaux mais assez spacieuse ; la porte s’en ouvrit au bruit de nos chevaux et une jeune servante indienne en tablier à bavette, passa curieusement la tête : elle fut bientôt remplacée par une sorte de géant à voix sympathique qui cria gaiment dans le parler canadien d’une savoureuse intonation normande :

— Quiens ! des visites à c’t’heure. Bonté ! Qui que c’est t’y que ça peut ben être ?

— C’est moé, un tel de Duck Lake, Monsieur Marion, répondit non moins joyeusement notre conducteur, et je vous amène du monde à camper : des Français des vieux pays, qui vont du bord de Crystal Springs !

— Ah c’est toé, Joe ! Bon ! Dételle tes chevaux et mets-les à l’étable ! Puis, descendant les degrés de bois, le surveillant — c’était lui — vint courtoisement à nous et avec rondeur nous invita à descendre, semblant aussi heureux de nous voir que si nous avions été de sa famille. Du coup, ma femme en oublia ses Indiens et leurs scalps : ce fonctionnaire — très bien appointé d’ailleurs — n’avait rien de la morgue de certains des nôtres.

« À la maison, nous trouvâmes une bonne grosse femme aussi réjouie que le surveillant, lequel nous la présenta familièrement comme étant sa « vieille » — non sans rire nous du plaisant de l’expression. Et nous voilà installés chez ces braves gens, à causer comme si nous nous étions toujours connus.

« Rien de plus agréable pour des émigrants sans feu ni lieu que de se voir accueillis amicalement sous un bon toit : aussi, notre reconnaissance était-elle grande ! Quoique âgés tous deux, nos hôtes, en vrais métis de bonne souche, avaient gardé la gaieté de leur jeunesse, et nous passâmes chez eux une de ces joyeuses soirées canadiennes que notre jeune cocher pour sa part ne dépara pas, car malgré son mutisme apparent, il avait des saillies originales.

« Il y a lieu de dire ici que le terme « métis » ne comporte pas au Canada la même acception méprisante qu’aux États-Unis. Loin d’être, comme dans la Californie, le Texas, l’Arkansas, etc., descendants d’aventuriers sans foi ni loi et pleins de tares, les Métis de l’Ouest proviennent pour la plupart d’unions régulières contractées jadis sur les bords de la Rivières Rouge entre les employés de la « Baie d’Hudson » (français et anglais) et des fillettes indiennes par devant les autorités civiles ou religieuses. Leur moralité est dans sa moyenne égale à celle des blancs, sinon supérieure en ce qui concerne le sentiment de l’honneur qu’ils disent tenir de leurs ancêtres grand-maternels, les Sioux, réputés « nobles » parmi les Indiens

Pour coucher, on nous étendit sur le plancher, à la mode métisse, des peaux fourrées avec, comme couvertures, de ces chaudes courte-pointes appelées « catalognes » ; quant aux draps ils étaient absents. Nous n’en dormîmes pas moins bien, la cordialité de l’hospitalité nous faisant passer sur le manque de confort.

« Le matin, en bon citadin que j’étais, je demandai du cirage pour mes souliers, ce qui causa un certain brouhaha dans la maison, car on ne savait plus où il était (on ne s’en servait guère à l’époque). Enfin, on finit par m’en dénicher, mais ce souci de toilette avait tellement frappé nos gens (voiturier compris) que 10 ans après ils en parlaient encore. Aujourd’hui, tout l’Ouest porte des chaussures vernies, le dimanche, même les sauvages.

« Ce ne fut pas sans regret que nous quittâmes nos hôtes et reprîmes la route, mais notre voiturier était pressé ce jour-là. Avant de sortir de la réserve nous vîmes quelques Indiens autour de leurs maisonnettes ; mais habillés à l’européenne ces peaux-rouges (les Kris) ne nous parurent guère redoutables ; on les aurait même pris pour des blancs, sans les minces nattes de cheveux noirs, luisants et rudes, qui pendaient sous leurs casquettes.

« Nous n’eûmes guère d’aventures jusqu’à destination où nous arrivâmes au coucher du soleil, ayant fait la halte de midi chez un brave Canadien affamé de politique, lequel, satisfait des chances probables de son parti aux prochaines élections, me dit avec quelque naïveté :

« — Ah ! Monsieur, si vous saviez la belle réunion électorale que nous avons eue hier ! Il y avait bien 40 personnes, moi-même j’y étais, le parti va certainement remporter la victoire !

« Pour nous autres Parisiens habitués à voir de cinq à vingt mille individus dans une réunion électorale, je vous laisse à penser l’émerveillement !

« — Les personnes chez qui nous devions loger jusqu’à la construction d’un abri sur notre domaine, la famille R… amie des A… nous reçurent en compatriotes ; là encore nous devions connaître le charme d’une veillée à la canadienne malgré l’origine moderne des maîtres de la maison. Chacun y alla de sa chanson ; il est vrai qu’un certain vin doux fait avec… du blé n’était pas pour refréner l’entrain général ; on se coucha fort tard.

« Le lendemain, M. R… me conduisit à 5 milles de là sur l’emplacement présumé de notre homestead. Il nous fallut plusieurs heures pour en trouver les limites, car les feux de prairie ayant détruit presque entièrement la forêt qui le recouvrait auparavant, les lignes d’arpentage à travers bois ne se voyaient plus. Cependant, au jugé et à l’aide des souches laissées par les arpenteurs, nous pûmes reconstituer les lignes et retrouver les piquets de coins — en fer — qu’ils y avaient mis. Il fut constaté que j’avais un des meilleurs lots qui se pussent trouver, car on pouvait en mettre les trois-quarts en culture ; il s’y trouvait un marais à foin d’une vingtaine d’acres pour la nourriture hivernale des bêtes, et un bois de pareille étendue pouvant fournir le chauffage.

« Quant au pâturage, il était illimité, la loi donnant alors le droit de laisser courir les animaux à travers la prairie.

« On ne pouvait souhaiter mieux et, devant ce beau paysage éclairé d’un soleil dégagé de nuages — car, comme vous le savez, messieurs, les temps couverts sont peu fréquents dans l’Ouest — j’eus une pensée de bénédiction pour M. De M… dont les promesses de possibilités matérielles me semblaient si justifiées. (J’oubliais ses réserves au sujet des possibilités morales, hélas !)

« De retour chez M. R… il fut convenu qu’aussitôt la rivière Saskatchewan dégagée de ses glaces, nous passerions le bac à Batoche et irions ensemble à Duck Lake acheter chevaux, wagon, charrue, etc. Mais cela demanda une dizaine de jours pendant lesquels l’ennui nous prit, commençant à ronger notre bel enthousiasme.

« Pour y échapper, je sortais quelquefois me promener dans la campagne à la chasse des poules de prairie, laissant ma femme aider Mme R… dans son ménage. Un dimanche, que l’engagé de la ferme — un Breton d’une vingtaine d’années, au pays depuis 6 mois — m’accompagnait, histoire de se distraire, il nous arriva à tous deux une petite aventure assez piquante. Nous parlions des bêtes à fourrures du pays : vison, hermines, lynx, etc., dont je n’avais encore vu d’échantillons vivants — il est vrai que la saison se passait — et des lucratifs revenus que leur chasse pouvait donner quand à 200 mètres devant nous, sortant d’un buisson, nous voyons apparaître une bête un peu plus grosse qu’un chat, d’un pelage noir lustré magnifique, ornée d’une queue en panache, et barrée sur le dos d’une large bande d’un blanc de neige allant de sa tête à sa queue.

— Il y a de l’hermine là-dedans, dis-je, tâchons de la prendre, nous partagerons !

— Ah ! je veux bien, répondit le gars, car c’est sûrement une bête de prix !

« Et nous voilà à cerner l’animal — lequel d’ailleurs ne courait pas très vite — l’acculant à un petit buisson au pied duquel il s’accroupit d’une manière étrange, sa queue par-dessus sa tête, mais nous faisant face néanmoins.

« Mais comment le tuer sans abîmer la peau ? les cartouches à plomb ne pouvaient servir ici ! Heureusement, avais-je sur moi un revolver — cadeau de mes collègues de bureau — d’un modelé nouveau, tirant des balles blindés avec de la poudre sans fumée : une merveille !

« J’allais droit à la bête et, à 3 mètres de distance, lui tirai une balle.

« Naturellement, je le manquai, car quoi de plus décevant que le tir au revolver ?

« Je m’approchai davantage et lui cassai une patte d’un second coup.

« Elle y répondit par les jets répétés d’un liquide provenant de dessous sa queue et qui était envoyé sous forme de pluie fine comme par un vaporisateur.

« Mais cela ne me fit pas peur et, à un mètre d’elle, je lui lâchai deux autres balles qui l’achevèrent non sans m’étonner toutefois, ainsi que mon compagnon, de l’odeur fétide et tenace que ma fameuse poudre sans fumée avait répandue. Décidément, ces nouvelles poudres de guerre ne sortaient certainement pas de chez Pivert !

« N’importe, nous tenions notre proie, le garçon s’en empara triomphalement et pour être le premier à tirer gloire prit sa course vers la maison ; je le suivis plus tranquillement.

« Arrivé à la cuisine, il poussa la porte d’un coup de poing et entra, brandissant son trophée, criant, rouge de plaisir : « Regardez-moi ça ! »

« Mme R… qui était en train de tourner une béchamelle, leva le nez, posa sa casserole, et courant droit à l’arrivant, dit :

— Sortez-moi tout de suite ça d’ici, espèce d’imbécile ! Voila bien une idée de cet étourneau d’amener une bête puante dans ma cuisine !… Et surtout — cria-t-elle au malheureux en pleine déroute — que je ne la revoie plus ; allez la conduire quelque part sur la route, là-bas, bien loin !

« Il va sans dire qu’en rentrant je me gardai bien de réclamer aussi ma part de gloire ; mais il fallut me changer complètement, et mes habits, pendant un mois, gardèrent le parfum de la « poudre sans fumée ». Je passe sous silence les quolibets…

« Et cependant notre « Skunk » avait sa valeur puisqu’un vieux trappeur, qui la trouva quelques jours après, tira un dollar de sa peau : mais en toutes choses il y a la « manière » comme on dit !

« Ce dimanche-là, un passant nous ayant informés que le Bac de Batoche était à l’eau, M. R… décida que nous partirions ensemble le lendemain matin à 4 heures pour Duck Lake, faire nos achats. Il importait pour lui de ne pas tarder davantage, car, la terre étant presque dégelée, il voulait commencer ses labours au plus tôt. À l’époque, vu les pluies d’été abondantes, tout blé semé après le 5 mai risquait de n’être pas mûr avant les premières gelées. Il n’en est plus de même depuis 15 ans que les années sèches durent : certains en sèment jusqu’au 20 mai.

« C’était mon premier voyage en « wagon » et je m’attendais à être moulu, mais il n’en fut rien. En ce temps-là, comme on roulait uniquement sur les « pistes indiennes » tracées sur le gazon de la prairie, les secousses étaient anodines. Maintenant qu’on s’évertue à remplacer sur nos routes légales la terre noire élastique par une glaise dure et rugueuse — même quand le niveau du terrain n’exige pas une surélévation — cinq milles de trajet vous fatiguent autant que les quarante que nous fîmes ce jour-là. Mais le progrès lui-même a sa routine !

« À Duck Lake j’eus la chance de trouver pour 250 dollars un team de chevaux d’une bonté exceptionnelle, âgés de 10 ans, mais qui, néanmoins, devaient nous rendre service pendant une douzaine d’années encore. Véritables « chevaux du pays » provenant d’un croisement de ponies avec percherons, nos deux « gris » — un cheval et une jument — tiraient comme des bœufs et n’étaient jamais malades. J’eus, de plus, de la jument et de ses filles, une vingtaine de poulains.

« Le lendemain matin, j’achetai des harnais (30 dollars) un « wagon » (75) une charrue (30) des herses (15) ainsi que divers objets comme haches, pioches, pelle, bêche, faulx, râteau, binette fourches, marteau, scies, clous, tenailles, rabot, tarière, pinces, plane, vilebrequin, ciseaux, clés anglaises, etc, etc… Ce qui fit déjà une inquiétante saignée dans mon modeste pécule, bien que j’eusse remis à un prochain voyage l’achat d’une faucheuse et d’un râteau mécanique pour le foin. Tous ces objets nouveaux dont un citadin européen ignore généralement l’emploi (pas le citadin canadien) m’inspiraient quelque gêne et je les empoignais gauchement en aidant M. R… à les arrimer sur les deux voitures. Je fus embarrassé avec les harnais — ayant servi dans les tringlots — et lorsque nous quittâmes Duck Lake vers 10 heures, juché sur mon propre « wagon », je tenais assez bien en mains les harnais.

« Le retour, malgré les charges, s’effectua assez rapidement, et à 8 heures du soir nous étions rentrés.

« Le lendemain, je partis avec l’engagé sur mon homestead, afin de me bâtir une cabane en bois rond, première résidence de tout colon canadien.

« M. R… avait eu l’obligeance de me prêter pour quelques jours son Breton, mais le malheureux, aussi ignorant que moi dans la construction, n’était pas pour nous faire un château. Cependant, courageux au travail, il abattait assez rapidement les « logs » que, de mon côté, je charriais avec les deux gris sans regarder à la fatigue. On mangeait sur le pouce, et la nuit nous logions sous une tente appartenant à mon hôte. Quant aux chevaux, ils couchaient à la belle étoile, attachés au « wagon » qui leur servait de crèche, mais ils n’en paraissaient pas plus mal ; descendant des « caoyouses » sauvages, ils avaient quelque rusticité.

« Le temps n’était pas trop froid et la pluie rare, les choses auraient assez bien marché sans notre inexpérience à tous deux, laquelle nous faisait passer des heures là où n’importe quel « habitant » n’aurait mis qu’un instant. À défaut d’un de ces bons Canadiens, bons en toutes sortes de choses, il nous aurait fallu, au moins, quelqu’un pour nous conduire ; mais M. R… occupé à ses labours, et d’ailleurs de santé chancelante, n’était guère en mesure de courir les routes. Bientôt même, pris d’une attaque de rhumatismes, il dut rappeler son engagé et me voilà tout seul. Belle perspective pour votre serviteur déjà enclin à se décourager !

« Il y a quatre choses indispensables à la réussite d’un émigrant et dont il doit s’assurer la possession immédiate en engageant dès son arrivée la main-d’œuvre nécessaire, (pas moins de deux ou plusieurs ouvriers). Ce sont : un puits, une étable, une maisonnette, et un enclos pour les chevaux. Soit une dépense de 200 dollars au minimum.

« Pour ne pas avoir voulu jouer carte sur table, en risquant dès le début cette somme importante (mais le pouvais-je bien ?) pour avoir voulu lésiner sur les moyens, je peux dire que j’ai passé mes premières années dans une misère noire. Cela pourra paraître peu croyable mais la vie d’un homme non « installé » dans ce pays est un véritable enfer, été comme hiver. En été, poussé par les travaux agricoles que la saison courte ne permet pas de retarder, il ne peut songer à finir son installation dont l’insuffisance cependant le ruine — exemple : j’ai dû quelques fois passer 3 ou 4 jours à chercher pour les avoir laissés, étant à court de foin, pâturer l’herbe verte devant ma porte durant une heure ; ils avaient subitement pris le galop et disparus — inconvénients et inquiétudes qu’un enclos m’eût évités. En hiver, la température ne lui permet pas toujours de travailler au dehors, les mains nues ; et il ne peut ni faire de la clôture, ni creuser des puits, vu la terre gelée, Enfin il faut compter avec la déperdition de force morale que l’énervement quotidien d’une telle situation amène, et qui se traduit chez les uns par une tendance à l’alcoolisme, chez les autres par une inertie et un laisser-aller anéantissants.

« J’en ai connu un bon nombre ainsi, lesquels après avoir passé quelques années sur leur homestead, le vendaient à une Compagnie de Mortgages et couraient chercher fortune ailleurs. Et il est probable que j’aurais finalement suivi leur exemple, si je n’avais entendu dire intentionnellement à un certain couple auvergnat de ma connaissance — des rapiats avides et canailles qui escomptaient mon départ, espérant s’approprier à bas prix mes bêtes — que les gens non cultivateurs de métier ne pouvaient réussir en ce pays. Cela me piqua et je jurai de tenir mordicus, dussai-je y laisser ma peau.

« D’ailleurs, ces auvergnats n’étaient pas si remarquables comme fermiers, gardant routinièrement des méthodes de culture surannées dans un pays comme l’Amérique où il faut être progressif ; d’autre part, leurs bêtes à cornes hivernées à la paille faisaient pitié, tandis que mon minuscule troupeau, auquel je donnais prudemment du foin, était luisant de graisse et de santé. J’avais donc déjà une corde à mon arc, l’élevage, comme d’ailleurs me le faisait remarquer la pauvre Lucile devenue sérieuse avec la misère.

« Je devais en trouver d’autres dans les précieux « conseils aux fermiers », distribués régulièrement par les Fermes Expérimentales du Gouvernement aux « habitants » amis du progrès, afin de leur éviter de coûteuses « écoles » : les instruisant gratis de leurs propres expériences. Mais revenons à mon installation.

« J’étais donc resté tout seul à bricoler j’essayai bien de tenir quelque temps, mais la pluie étant survenue, je pliai bagage et rentrai ; d’ailleurs l’ennui me gagnait.

« De retour, je me mis obligeamment à la disposition de M. R… pour l’aider si je pouvais, ce qui me procura l’occasion d’apprendre le maniement de certains outils agricoles. Je commençai par le hersage qui, quoique le plus simple des travaux, est cependant détesté pour sa monotonie et sa fatigue. Mais mes chevaux avaient le pas vif, et comme moi-même bon marcheur, je fus assez utile, ce qui me rendit quelque enthousiasme.

« Ensuite, j’abordai le labour simple, aidé des indications de M. R… lequel, impotent, stationnait assis au bout du sillon. Là, la difficulté était plus grande car une charrue doit se régler non seulement en direction et en profondeur, mais encore selon la façon de tirer des chevaux. Pendant les premières heures, vu mon inexpérience, je fis ce qu’on appelle « un labour de cochon » ; mais comme j’ai le coup d’œil assez droit et que les chevaux obéissaient parfaitement au commandement, je finis par m’en tirer. Si bien que dès le troisième jour j’abattais mes deux acres régulièrement.

« Aussi, les 40 acres que notre hôte se proposait de mettre en blé furent-ils en terre dès le ler mai — en ce temps-là les cultures étaient restreintes — la semaine suivante on sema les 10 acres d’avoine, et ensuite quelques acres d’orge.

« C’eût été un très bon début pour moi si M. R… avait été en santé car satisfait de la réelle bonne volonté que j’avais montrée, il parlait non seulement de m’aider à finir maison et étable — ce qu’il tâcha de faire — mais encore de fournir un homme et les chevaux nécessaires pour me « casser » 15 acres à cultiver l’année suivante — ce qui n’eut pas lieu. — « Ne vous laissez pas abattre par le manque de réussite durant les premiers temps, me dit ce pauvre homme, je connais ça pour y avoir passé on a comme une fatalité après soi. Il en est ainsi pendant 2 ou 3, ensuite on prend pied. Il y a longtemps que je l’ai dit : dans ce pays-ci, le premier « Cinq piastres » est plus difficile à réaliser que le premier « Cent piastres » !

« Ces paroles, certes, étaient aussi judicieuses que celles de M. De M…, elles pêchaient cependant, selon moi, par la méconnaissance d’un principe contesté il est vrai des trois quarts de l’humanité, mais que le quatrième quart, la classe des malheureux connaît très bien la « Chance »… facteur réel dans ce grand drame qu’est la vie humaine.

« Je vous vois sourire, Messieurs, et je vous excuse car, encore jeunes tous deux et ayant de plus probablement ce nerf de la lutte pour la vie : l’argent, vous dites en vos cœurs avec assurance : « Sa chance on la fait soi-même ! Je connais le refrain »…

« Mais croyez-vous donc qu’à l’âge où vous me voyez arrivé j’en sois encore comme au temps de la jeunesse à formuler des opinions « à vue de nez » sans jamais vérifier. Voilà 40 ans que je suis penché sur le problème des destinées humaines, et cette étude constante m’a donné à rejeter le déterminisme borné du siècle où je suis né le — XIXe — ainsi que sa croyance au seul Hasard ! Il y a des malheureux marqués d’un destin mystérieux, véritables parias de la vie, qu’aucun de leurs efforts n’amènera jamais au niveau d’une prospérité moyenne.

« Que j’en ai connu dans l’Ouest depuis 28 ans que j’y suis ! Ils travaillaient, labouraient, semaient comme les autres et dans des terrains aussi bien abrités ; cependant, une gelée adventice survenait-elle, leurs cultures étaient rasées, de préférence à celle de leurs voisins ; ou bien ils perdaient un de leurs chevaux de travail, ou la maladie les prenait eux-mêmes ; et tout cela s’égrenant en chapelet d’années en années. Le malchanceux… Tenez ! le voilà le vrai pauvre ! Je parle en connaissance de cause, étant pauvre moi-même au sens ésotérique du terme !

À ce moment, nous voulûmes interrompre notre narrateur pour lui remontrer que sa situation matérielle était loin d’être misérable, et que si tout le monde en avait autant que lui, la question sociale serait réglée, mais cela ne parut pas le convaincre ; il nous répliqua ainsi :

« Eh ! qu’importe, Messieurs, que la subsistance me soit désormais assurée ! « L’homme ne vit pas seulement de pain ». (Le bonheur lui importe encore plus, comme le prouvent certains suicides.) Oui, le pain de la réussite a fini par me venir, mais trop tard, quand je n’avais plus de dents pour le manger, et que ma compagne de misère était partie ! Mais je ne veux pas vous importuner davantage de dissertations philosophiques, ni avoir l’air de dénigrer notre cher Ouest Canadien dont les possibilités sont réellement exceptionnelles ! » Je reprends mon histoire…