Journal Le Soleil (p. 21-28).

EN SASKATCHEWAN


« Cette traversée, qui fut pour nous de quatre jours sans interruption ou presque, ne présenta pas plus d’incidents intéressants que celle en bateau, je me rappelle seulement qu’il nous fallut par trois fois retarder nos montres de 60 minutes — puisque nous devancions le soleil — et que proche de notre destination, des voyageurs tirèrent à coups de revolver sur les premiers « gophers » (rats des champs) que le printemps hâtif faisait sortir. Aussi imaginatifs que nous, ces émigrants les voyant assis sur leur train de derrière au sommet de buttes singulières avaient pris ces prosaïques rongeurs pour les fameux « chiens de prairies » dont il est parlé dans Fenimore Copper (preuve que nous n’étions pas les seuls fous du train).

« Mais ce que je regretterais de passer sous silence, c’est l’intelligent aménagement du Canadian Pacific Railway, supérieur certainement à toutes les autres lignes et qui avait alors comme président l’illustre Lord Shaughnessy son grand homme. Malgré que nous ne fussions que des émigrants, les employés nous traitaient avec une politesse où ne perçait pas l’orgueilleux dédain saxon. Nous avions toutes les commodités : cuisine avec réchauds, eau filtrée, cabinet de toilette, water-closets à chasse d’eau ; de plus chaque voyageur, par un ingénieux dispositif, pouvait transformer son siège en couchette et dormir allongé ; avantage précieux inconnu ailleurs (surtout sur l’Intercolonial).

« À Duck Lake, nous ne voulûmes pas accepter la cordiale hospitalité que les cousins de la famille A… nous offraient par convenance (Ils avaient bien assez de loger les leurs). D’ailleurs, en ce temps-là, les hôtels n’étaient pas chers et pour un dollar par tête nous eûmes le logement et trois repas complets dans le meilleur hôtel.

« Nous y restâmes 10 jours en villégiature, nous figurant être dans une ville d’eau d’un lointain pays (toujours les illusions). Avant d’aborder les réelles misères de la vie de « settler », nous avions convenu de nous détendre l’esprit avec plénitude, sans regard à la dépense. Cette fois la mesure était sage, nous n’eûmes pas à la regretter.

« Elle me permit tout d’abord de prendre une idée assez adéquate de la mentalité du Nord-Ouest, très disparate vu la diversité de sa population. Il y a dans cette région de la Saskatchewan centrale une douzaine de races : Anglais, Allemands, Hongrois, Galiciens, Doukhobors, Ruthènes, Bukoviniens, Scandinaves, Canadiens-français, Canadiens-anglais, Métis et quelques Français. Sans doute, depuis ce temps, leurs caractéristiques se sont-elles fondues dans la masse, mais alors elles se présentaient distinctes. On voyait parfois des choses bien curieuses, ainsi certains Doukhobors par scrupule religieux, ne voulant pas employer d’animaux, s’attelaient eux-mêmes ou plutôt leurs femmes et jeunes gens sur la charrue par bandes d’une quinzaine ; d’autres, de cette secte russe connue pour sa bizarrerie d’imagination, se réunissaient une fois l’an, en costume extra-sommaire — celui de l’innocence — et partaient dans les champs à la recherche du Messie ; et mettant sur les dents la Police montée, laquelle un beau jour finit par les coffrer tous sous inculpation d’attentat à la pudeur, ce qui parut les guérir radicalement. (En Russie, sous l’ancien régime, les « Doukhobortsi » (lutteurs pour l’esprit) étaient considérés comme suspects et persécutés ; il est vrai qu’ils regardaient le tzar comme l’Antéchrist, ce qui leur valait l’anathème de l’église orthodoxe. Inutile de dire qu’en Saskatchewan, ils sont aujourd’hui pour la plupart absolument américanisés.)

« Quelques cowboys aussi apparaissaient de temps à autre, amenant des « broncos » (chevaux sauvages) des ranches de l’Alberta ; ils donnaient ces bêtes pour 20 dollars la tête et couraient ensuite au « bar ». Ah ! ces bars d’autrefois où l’eau de feu coulait à flots !… La première fois que j’entrai dans un de ces débits, les croyant pareils à nos tranquilles et décents estaminets de France, j’eus justement à enjamber le corps d’un cowboy ivre-mort pour aller au comptoir où ses compagnons achevaient de se « blinder » avec de pleins verres de whisky. À part cela, rien à dire car les habitués de l’endroit se tenaient ordinairement assez sages malgré le « vitriol » qu’ils ingurgitaient. Il y entrait souvent des fermiers de passage venant prendre un « petit coup » avant de retourner chez eux, où ils ne s’en vantaient pas naturellement…

« C’est l’inconvénient des pays ne produisant ni vin ni bière, de recourir d’instinct aux spiritueux, lesquels naturellement, par leur forte teneur en alcool (450) non neutralisée d’eau, sont redoutables pour l’organisme : des gens certainement bien intentionnés, mais à vue courte, ont pensé y remédier tant au Canada qu’aux États-Unis par une prohibition mal entendue, laquelle n’a fait que rendre incurable un mal qui n’était que transitoire en quelque sorte, puisque sa gravité dépendait surtout des occasions offertes. Alors qu’il suffisait de supprimer les débits publics, en laissant aux citoyens liberté de faire chez eux à leur guise, on a voulu tarir la consommation de l’alcool jusqu’à sa dernière goutte. Fanatisme stupide, tyrannie sectaire qui, par réaction, a rendu l’alcoolisme invétéré tout au moins dans cette province, comme je vais vous le démontrer.

« En 1916 notre Gouvernement provincial avait eu l’idée excellente de supprimer les bars et de prendre en mains la vente des boissons pour en surveiller la consommation. On pouvait obtenir qu’une certaine quantité à la fois et sur production d’identité, dans des récipients scellés qu’il était interdit d’ouvrir publiquement. Au reste, les prix étaient extrêmement modérés, et si j’avais eu les moyens d’aujourd’hui, j’aurais pu rétablir chez nous la salutaire et fortifiante coutume du boire du vin aux repas.

« C’était trop beau, cela ne pouvait durer aussi, quelques mois après, un simulacre de referendum auquel la population ne prit guère part — sauf les sectaires — imposait à la Province de Saskatchewan une prohibition aussi imbécilement « sèche » que celle qui règne aujourd’hui au delà du 45e degré !

« Tant qu’on avait eu la faculté de se procurer des spiritueux, la classe des fermiers ne s’en était guère souciée, et je pense qu’en portant sa consommation à une moyenne de six bouteilles de whisky ou de gin par maison et par an, je ne suis pas loin de la vérité (l’éloignement des magasins du Gouvernement était aussi chose dans cette modération.) Mais sitôt que l’alcool fut sévèrement interdit de par la loi, ne voilà-t-il pas que tout le monde se mit à le désirer et à chercher les moyens d’en faire secrètement !

« Ce furent les Galiciens du Sud de chez nous qui, les premiers, résolurent la difficulté en employant au lieu d’alambics (impossibles à se procurer) une simple marmite avec combinaison de couvercles garnie d’eau froide pour la condensation de la vapeur alcoolique. En un rien de temps leur secret s’était répandu partout, et bien rares les fermes dans un rayon de 30 milles où ne bouillait pas le « homebrew », à base de sucre et de pommes de terre. De là à prendre l’habitude d’en boire, il n’y avait qu’un pas : il fut franchi, et depuis l’alcoolisme est devenu chronique dans toutes les colonies galiciennes, ruthènes, hongroises et slaves de la province où il était à peu près inconnu auparavant. Tout cela est de l’histoire… ignorée !

« Depuis, le gouvernement a bien rétabli son ancienne régie, mais il est trop tard, et les campagnards ont leur alcoolisme comme du temps des bars les citadins avaient le leur. D’ailleurs, comme dans un but prohibitif, il a doublé ses prix, on ne va guère à lui : une nouvelle industrie — clandestine —, s’est créée, celle du « homebrew », laquelle, dit-on, rapporte bien mieux que la culture du blé.

« Écoutez cette anecdote pour finir :

« Un inspecteur du gouvernement était passé, il y a quelques années, pour faire enquête là-dessus : avisant un fermier sur la route il lui dit confidentiellement :

— Il y a 25 dollars à gagner pour vous si vous m’indiquez quelqu’un faisant du homebrew dans les environs !

Vingt-cinq dollars ? répondit l’autre d’un air drôle, mais moi je vous en offre cent si vous m’en citez seulement un qui n’en fasse pas !

« L’inspecteur estomaqué partit droit devant lui ; jamais oncques ne le revit…

À ce point de son récit, M. Déry s’arrêta pour bourrer sa pipe et, s’adressant aux siens qui, comme nous, l’écoutaient avec intérêt, bien que ce ne fut pas là pour eux probablement choses nouvelles, il leur dit avec cette sorte d’enjouement qui lui venait quelquefois et contrastait avec son air ordinairement amer :

— Dites donc, mes chats, il ne faudrait pourtant pas, sous prétexte de prohibition, nous laisser mourir de soif ici ; montez-nous donc de la bière, ensuite vous pourrez aller vous coucher, il est dix heures ! Toi, Louise, n’oublie pas de préparer la chambre de ces messieurs qui ont probablement aussi besoin de dormir !

Nous nous empressâmes d’affirmer à notre hôte qu’il n’en était rien et qu’au contraire, par cette belle nuit d’août, éclairée de la lumière boréale dont nous pouvions admirer la splendeur à travers sa grande bay-window treillissée — laquelle laissait entrer l’air mais non les insectes nocturnes — le charme était grand d’entendre un conteur de sa verve. Il sourit, et après avoir rempli nos hanaps de verre doré et mis devant nous un paquet de ces petits cigares « Empire », dont l’arôme égale presque celui du londrès, il reprit complaisamment la suite de son histoire.