Démoniana ou Nouveau choix d’anecdotes/Saint-Pierre et Saint-Paul


SAINT PIERRE ET SAINT PAUL.

ANECDOTE.[1]

Une bonne dévote de profession, d’environ cinquante ans, très-crédule, mais fort riche, entendant la messe à Saint-Paul, sa paroisse, voulut suivre l’usage qu’elle s’était prescrit de communier au moins deux fois chaque semaine ; et après le dernier évangile, elle quitta son prié-dieu pour s’approcher de la Sainte-Table.

Quelle fut sa surprise, à son retour, lorsqu’en ouvrant ses heures pour faire son action de grâces, elle vint à jeter les yeux sur un billet bordé d’un cordon de fleurs en miniature, et qui contenait, en caractères dorés, ce qui suit :

« La bonne odeur de vos prières est montée jusqu’à Dieu ; et le saint patron de cette église a été pour vous un si puissant intercesseur dans le ciel, qu’il vient d’obtenir, comme une grâce inouïe, de pouvoir encore descendre sur la terre, et venir demain souper avec vous. Mais afin de jouir d’une prérogative si distinguée, il est nécessaire que vous éloigniez les profanes, et que vous soyez seule avec lui. C’est alors que vous entendrez des choses qui n’ont encore été dites à aucun mortel, et dont il a plu au Tout-Puissant de rendre dépositaire une âme aussi pure et aussi exaltée que la vôtre.

 » PAUL, apôtre. »

On juge aisément de l’impression que devait faire cette étrange lettre sur un cerveau renversé par la bigoterie. La vieille dame appela sa domestique, fille aussi simple qu’elle, et comme elle très-propre à être dupe. Les voilà toutes deux à lire et relire le saint billet, et à répandre l’une et l’autre des larmes de joie. Mais comment recevoir un saint ? Quels mets assez succulens seront de son goût ? Quel traiteur assez habile pourra se flatter de préparer un souper digne de l’apôtre des nations ?

Elles eussent bien voulu mettre dans leur confidence quelques voisines du quartier ; mais il fallait éloigner les profanes, cela était bien exprès ; on devait être seul à seul ; et Saint-Paul eût trouvé mauvais que tout autre que la servante fut admis dans une assemblée où devait se faire la manifestation de si grandes choses.

Cependant il fallait prendre un parti ; et celui de la servante fut d’aller commander un repas de deux couverts, chez un traiteur qui demeurait au bout de la même rue. Pour qui, demanda cet homme ? Autre embarras. La servante ne sut que répondre ; elle fut obligée de confier au traiteur la mystique entrevue de sa dame avec un apôtre, et le supplia, sur toutes choses, de bien garder le secret.

Il ne coûte rien de promettre : le traiteur jura que personne n’apprendrait ce mystère. Mais aussitôt que cette fille l’eut quitté, réfléchissant sur ce qu’il venait d’apprendre, il crut deviner qu’on en voulait plus à la bourse de cette illuminée qu’à la sublimation de son âme, et que c’était un stratagème de fripon.

Frappé de cette idée, il court chez un célèbre orfèvre de Paris qu’il savait être le beau-frère de la dévote, et cela dans le dessein de l’engager à parer aux conséquences de cette affaire. Cet homme était sorti depuis neuf heures ; et, en son absence, un ouvrier n’avait pas fait difficulté de prêter à la dévote un assortiment de vaisselle plate, qu’elle venait tout fraîchement d’enlever. Surcroît de soupçon pour le traiteur, qui ne voulut point se retirer avant le retour du maître.

Ce dernier arriva sur les trois heures, et apprit toute l’histoire. Comme il connaissait l’extrême simplicité de sa belle-sœur, il n’en devint que plus ardent à la tirer d’un danger qui lui paraissait très-pressant. Il commença par prévenir une brigade du guet ; il imagina de se déguiser lui-même en Saint-Pierre ; et il se rendit avec son escorte aux environs de la maison où Saint-Paul était attendu.

Tout réussit selon ses désirs ; et après une demi-heure d’attente, il aperçut le saint apôtre s’avançant vers le logis de la dévote. Il était habillé à l’israélite, le menton garni d’une barbe postiche, un livre sous le bras et le bâton à la main. Il frappe : la dame et la servante viennent lui ouvrir, et se prosternent à ses pieds ; elles l’introduisent dans une chambre proprement meublée, et s’enferment avec lui.

Un quart-d’heure après paraît le traiteur, chargé d’un garde-manger portatif, dans lequel tous les mets sont rangés par ordre. Il frappe à son tour ; et aussitôt la servante, venant ouvrir, s’empare de la corbeille, lui dit deux mots et le renvoie.

Comme on n’attendait plus personne, les verroux sont mis. Cependant, à peine eut-on porté la main au premier plat, que Saint-Pierre, placé devant la maison de sa sœur, d’où il avait observé toute cette affaire, s’avance et frappe avec violence.

La domestique veut ouvrir ; Saint-Paul s’y oppose. On redouble, on menace d’enfoncer ; il faut bien, quoiqu’en dise l’apôtre, apprendre la cause d’un pareil vacarme, et y apporter remède. Qui frappe, dit la servante ? On répond : c’est Saint-Pierre… Surprise agréable pour la dame, qui compte avoir cette nuit tout le collége apostolique ; et sur-le-champ elle ordonne d’ouvrir ; mais Saint-Paul n’en paraît que plus obstiné à rester seul. Enfin, les coups deviennent si furieux et si multipliés, que les ferremens de la porte sont sur le point de céder à l’effort.

Dans ce moment, la servante n’écoute plus aucun ordre : la maison est ouverte ; et Saint-Pierre, sous un habillement judaïque, la tête chauve, des sandales aux pieds, et aux mains une paire de clefs, aborde Saint-Paul, et lui adresse ces paroles avec emphâse : « Apôtre des nations, que le Seigneur suscita pour ramener les brebis égarées, qui vous engage à passer aujourd’hui les bornes de votre ministère, et à diriger les ouailles prédestinées du troupeau, sans une mission expresse ? Envoyé moi-même pour vous en faire des reproches, j’ose vous signifier le décret d’en haut, qui vous ordonne de suspendre vos travaux, et de me suivre dans ces demeures paisibles, dont vous vous êtes échappé, au grand étonnement de toute la cour céleste : et en cas qu’il vous arrive de ne point obéir, voici, poursuivit-il, en faisant entrer la brigade du guet, voici quelque chose de plus qu’une grâce victorieuse pour vous y contraindre. »

En proférant ces mots, Saint-Pierre enjoint aux archers de faire leur devoir. Saint-Paul est donc débarbé, dépouillé ; et sous le déguisement d’un apôtre, on trouve les instrumens propres à un scélérat ! des pistolets, des rossignols, des limes, des poignards…

On se figure l’étonnement des deux femmes… Le beau-frère se fit connaître ; et la bonne dame apprit que les saints ont autre chose à faire que de venir souper chez les dévotes.

  1. Tirée des Ruses dévoilées et rapportée dans les Charlatans célèbres de M. Gouriet. Tom. II. — La même historiette se trouve aussi, différemment arrangée, dans les contes Noirs de M. Saint-Albin.