Démoniana ou Nouveau choix d’anecdotes/La Cruche qui parle


LA CRUCHE QUI PARLE.

HISTORIETTE.

Un riche bourgeois de Caen, dont la maison était voisine d’un couvent, vint à tomber dangereusement malade. Comme il était fort âgé, et qu’il pressentait que sa fin était proche, il fit appeler un moine en qui il avait confiance, et qu’il avait choisi depuis long-temps pour son confesseur.

Le bon père, qui s’était emparé de l’esprit du vieillard, voulut en tirer parti avant de perdre son pénitent. Il l’engagea à donner tous ses biens au couvent voisin, où l’on dirait à perpétuité cinquante messes par an pour le repos de son âme. Le vieillard avait une fille qu’il se disposait à marier. Son sort l’inquiéta. — Si je vous donne tous mes biens, dit-il au moine, il faut que je déshérite ma fille. Elle vivra dans l’indigence… Le moine rassura la tendresse paternelle, en promettant au bon vieillard que sa fille entrerait dans un couvent ; qu’elle mènerait, sous le voile, une vie toute sainte ; qu’elle passerait ses jours à prier pour son père ; et qu’il lui serait bien plus facile de se sauver elle-même dans le cloître que dans le monde.

Le vieillard se rendit à ses raisons. Il allait faire le testament qu’on exigeait de lui, enrichir le couvent, dépouiller sa fille. La mort ne lui laissa pas le temps de commettre ces iniquités. Il expira sans avoir testé ; et sa fille resta, comme de droit, son héritière. Mais le moine désappointé ne perdit pas toute espérance.

Quelques mois après l’enterrement, la demoiselle, qu’on avait voulu déshériter, songea enfin à se marier, pour se donner au moins un état dans le monde, et sur-tout pour satisfaire son cœur. Elle avait passé dans le deuil tout le temps que la décence exigeait. Elle était recherchée par un jeune avocat, à qui elle avait inspiré la plus vive tendresse, et qu’elle aimait éperduement. Toutes les démarches étaient faites ; le mariage allait se contracter, lorsqu’un prodige épouvantable vint troubler le bonheur qu’elle trouvait dans son amour.

Un soir que cette jeune fille se préparait à se mettre au lit, elle entendit, sans voir personne, une voix sourde qui l’appelait par son nom. Quoique sa frayeur fût grande, elle parvint pourtant à la réprimer assez pour demander à la voix ce qu’on exigeait d’elle. — Je suis l’ombre de ton père, répondit-on ; écoute, obéis, ou tremble…

La jeune fille remarqua que la voix sortait d’une grande cruche antique, que son père avait toujours gardée comme une curiosité. Ce vase avait servi, disait-on, à renfermer les cendres d’un mort. La pauvre demoiselle était consternée. La voix reprit bientôt la parole : « — J’ai promis tous mes biens au couvent voisin. Tu dois exécuter un testament que je n’ai pas eu le temps de faire, et t’enfermer ensuite dans un couvent. Si tu hésites, je suis damné, et tu mourras dans un mois… »

On se figure aisément l’effet que produisirent ces paroles. La fille du vieillard sortit précipitamment de sa chambre. Elle envoya chercher un prêtre, ses parens, les amis de son père ; elle leur raconta ce qu’elle venait d’entendre. La consternation fut générale. C’était au commencement du 17e. siècle. Le jeune homme qu’elle devait épouser arriva bientôt aussi. Il tâcha de rassurer son amante ; mais comme il la vit profondément frappée ; comme le prêtre et plusieurs des assistans l’engageaient à obéir au fantôme, il lui proposa d’abandonner ses biens au couvent, mais de conserver sa liberté. — Je suis assez riche pour vous et pour moi, ajouta-t-il ; seulement, ne différez point notre mariage…

Ce noble désintéressement attendrit la jeune fille. Mais quoique son amour fût grand, elle tremblait tellement de désobéir au spectre, qu’elle se fût enfermée dans un monastère pour y passer les jours les plus malheureux, si le jeune homme ne se fût avisé d’un expédient qui raccommoda les affaires.

Il fit consentir secrètement sa jeune amie à le recevoir dans sa chambre, la nuit suivante. Il s’enferma seul avec elle ; et la voix ayant recommencé son discours de la veille, le jeune homme, au lieu de s’effrayer, courut lever la cruche. Elle se trouva percée… On fit des perquisitions dans les caveaux du couvent voisin ; et on reconnut que, par un tuyau habilement pratiqué de la voûte d’une cave au fond de la cruche, la voix qui avait épouvanté la jeune fille était produite par le moine qui avait confessé le père, et qui regrettait la succession…

L’imposture étant ainsi découverte, la craintive demoiselle calma ses frayeurs. Elle fit prier pour son père ; mais elle n’abandonna pas ses biens au couvent ; et au lieu d’aller languir dans un cloître, elle donna sa main au jeune amant qui l’avait sauvée, et qui, dit-on, fit longtemps son bonheur.