Démoniana ou Nouveau choix d’anecdotes/Le Revenant de la place de Grêve
LE REVENANT
DE LA PLACE DE GRÈVE.
L’infâme Desrues savait cacher la scélératesse de son âme, sous l’hypocrisie la plus étudiée. Il fut rompu et brûlé à Paris, en 1777, à l’âge de trente-deux ans, pour des empoisonnemens et d’autres crimes avérés, mais qu’il niait avec un front d’airain. Il affecta même une grandeur d’âme héroïque en allant à la mort ; et quelques personnes le regardaient déjà comme un saint martyr, quand le bruit se répandit tout-à-coup, environ quinze jours après son supplice, que Desrues revenait toutes les nuits sur la place de Grève.
Cette nouvelle fit faire bien des raisonnemens, les uns soutenant que c’était une preuve infaillible de son innocence, les autres présumant que sa famille apostait quelqu’un pour jouer cette comédie, et pour confirmer l’idée que les bonnes gens s’étaient faite de la vertu du défunt.
Quoi qu’il en soit, on voyait, vers minuit, Desrues en robe-de-chambre, tenant un crucifix à la main, se promenant avec lenteur autour de l’espace qu’avaient occupé son échafaud et son bûcher, et s’écriant d’une voix lugubre : je viens chercher ma chair et mes os. Il répétait fréquemment ces paroles, à des espaces mesurés.
Cet étrange spectacle dura, et cette voix se fit entendre plusieurs nuits de suite, sans que personne osât s’approcher d’assez près, pour savoir quel pouvait en être l’auteur. Plusieurs soldats de patrouille, et plusieurs gardes de l’Hôtel-de-Ville en furent même extrêmement effrayés. Enfin, l’un de ces derniers eut le courage de s’avancer sur la place ; il se jeta hardiment sur le spectre, le saisit au collet, et le conduisit au corps-de-garde. On reconnut, le lendemain, que ce revenant prétendu était le frère de Desrues, riche aubergiste de Senlis, qui était devenu fou de désespoir.