Démoniana ou Nouveau choix d’anecdotes/Le Danger d’invoquer le Diable, ou le Sorcier de village
LE DANGER D’INVOQUER LE DIABLE,
ou
LE SORCIER DE VILLAGE.
Unpaysan bourguignon avait tant de fois entendu parler du diable, qu’il aurait donné tout au monde pour le voir, mais pour le voir de loin ; car il savait que le trop grand voisinage des démons est dangereux.
Un jour qu’il se sentait un peu plus courageux qu’à l’ordinaire, il va trouver le sorcier de son village, et le prie de lui montrer la face de Satan.
— Vous demandez une chose difficile, dit le sorcier ; Satan ne se montre pas volontiers aux profanes ; et moi, qui suis de ses amis, je l’ai vu a peine dix fois, depuis dix ans. Mais n’importe, si vous voulez payer les frais des évocations, je vous mènerai dans un champ où vous contenterez votre fantaisie.
Le paysan, qui était décidé, paya ce que le sorcier lui demandait, et il fut convenu qu’ils iraient ensemble, à mi-nuit, au pied d’un sycomore, où les diables se rassemblaient, disait-on, pour faire leur sabbat.
En attendant, le paysan et le sorcier entrèrent dans un cabaret, où ils se mirent à boire, pour prendre du courage et des forces. Il y a apparence qu’ils étaient bien faibles et bien poltrons ; car ils burent ce qui aurait suffi pour encourager dix hommes à jeun.
À onze heures et demie, ils se levèrent, et se mirent en marche vers le sycomore ; mais, à mesure qu’ils en approchaient, ils tremblaient tous deux d’une telle force, qu’ils furent obligés de s’asseoir sur le chemin, à quelque pas du champ du sabbat.
— Eh ! que diable ! dit le paysan, je crois que vous tremblez. — Pas tout-à-fait, répondit le sorcier. J’ai bien un peu d’agitation, parce qu’il y a longtemps que je n’ai vu celui que nous venons voir. Mais ce qui me trouble davantage, c’est que vous me semblez à demi-mort de peur. Avec moi, cependant, vous ne devez rien craindre…
— Oh ! je… je ne crains rien, reprit le paysan ; et si je tremble, c’est plutôt de froid qu’autrement, quoique nous soyons au mois d’août. Laissez-moi encore quelques minutes pour me réconforter ; et puis, faites-moi voir tranquillement votre ami… Mais, ne serait-il pas possible qu’il se montrât à une certaine distance ?…
En ce moment, l’horloge de la paroisse sonna minuit. Le paysan eut le hoquet de frayeur ; et le sorcier eut à peine la force de se rappeler l’oraison qu’on doit dire pour obliger le diable à paraître.
Enfin, après s’être battu les flancs pendant quelques minutes, il se remit un peu, traça autour de lui un cercle magique, fit dans l’air une foule de signes et de figures, avec un bâton de sureau qu’il tenait à la main, et prononça assez bravement les invocations.
Lorsqu’il eut fini sa prière, il appela le diable à grands cris. La nuit n’était point obscure : aussitôt que le sorcier eut crié un instant, les deux champions virent les branches du sycomore s’agiter ; ils entendirent quelques murmures sourds et effrayans ; le diable tomba au pied de l’arbre, sans qu’on sût d’où il venait…
Il était petit, bossu, monté sur des pattes de coq-d’inde ; il avait le corps noir et presque rond, une petite tête rouge, et deux grandes ailes qui ressemblaient à des ailes de chauve-souris.
Le sorcier tomba à la renverse, en apercevant si près de lui celui qu’il avait appelé ; mais en tombant, il osa bien dire encore à son voisin : — Faites comme moi ; n’ayez pas peur, car le diable vous emportera…
Le paysan, quoique bien pris de vin, ne put contenir plus long-temps ses terreurs ; il prit ses jambes à son cou, et se sauva au village, en courant de toutes ses forces. Le sorcier ne put se décider à rester seul en face du diable ; aussitôt qu’il entendit la fuite de son compagnon, il se leva et se mit à fuir comme lui, en lui criant de s’arrêter.
Le paysan, qui perdait la tête, ne songea plus au sorcier ; il s’imagina qu’il avait tous les diables à ses trousses ; et à mesure que son compère lui criait de l’attendre, il s’efforçait de courir plus fort… Enfin il aperçut une porte entr’ouverte, il se jeta dans cet asile, et y tomba évanoui.
Le sorcier, qui avait cessé de voir et d’entendre son curieux compagnon, presqu’en même temps qu’il avait commencé de le suivre, se persuada que le diable l’avait pris, et se jeta également, en faisant des signes de croix, dans une maison du village, dont la porte mal fermée s’ouvrit sans peine, lorsqu’il la poussa.
Quand le paysan eut repris connaissance, il se trouva dans un lieu obscur, puant, et qu’il ne put définir. Il entendait de tous côtés des gémissemens sourds, de grandes mâchoires ou plutôt des meules, qui semblaient broyer quelque chose. On marchait de temps en temps autour de lui : il étendit les mains et sentit une tête monstrueuse, chargée de deux oreilles énormes et de cornes recourbées. Il poussa un cri : le monstre se retira. Mais peu après, il sentit une figure velue qui le flairait : une barbe épaisse, humide, et qui lui parut chaude comme un brasier, se promenait sur son visage. Il leva encore une fois la main, et trouva deux longues cornes effilées… Il fit le signe de la croix : la bête ne se retira point… Dès-lors, il se persuada qu’il était en enfer, et il se mit à pleurer amèrement, quoiqu’on ne lui fît aucun mal.
De son côté, le sorcier qui s’était caché dans un gîte voisin, demeura deux heures étendu sur la terre, sans connaissance et presque sans vie. Mais, vers les trois heures du matin, il se réveilla, à un certain bruit qui se faisait à peu de distance. Une porte s’ouvrit ; et à la lueur de l’aurore, qui jetait déjà quelque clarté par une fenêtre, il crut apercevoir deux grands diables noirs qui portaient des cornes, et qui venaient le mettre à la torture.
L’un de ces diables demandait à l’autre ce qu’il fallait en faire ? — Coupe-le en deux, répondit celui-ci ; allume les fourneaux, et mets-le au feu. Après cela, nous le battrons un bon quart-d’heure, — Hélas ! mon dieu, s’écria alors de toutes ses forces le pauvre sorcier, je suis donc en enfer !…
À ce cri, les deux diables épouvantés détalèrent… Le voisinage arriva ; le jour qui commençait de poindre éclaira toutes ces aventures effroyables…
Le sorcier s’était blotti dans la boutique d’un maréchal-ferrant, qui avait quelques fers à forger. Les deux diables étaient le maître de la forge et son garçon…
Le paysan était entré dans une étable ; il avait pris les bœufs et les boucs pour des habitans du sombre royaume… Ils apprirent, en outre, que le diable qui les avaient tant effrayés au pied du sycomore était un dindon…, qui avait l’habitude de passer la nuit sur cet arbre, et qui s’était éveillé aux cris du sorcier invoquant le diable !…
Voilà le dénouement ordinaire de ces histoires épouvantables, qu’on redoute si fort dans les campagnes.