Démoniana ou Nouveau choix d’anecdotes/Le Diable sans cornes


LE DIABLE SANS CORNES,

OU
UNE SCÈNE DE BAL MASQUÉ
NOUVELLE.[1]

Un marchand breton s’embarqua pour le commerce des Indes, et laissa à sa femme le soin de sa maison. Cette femme était aussi sage que belle ; et le mari, qui pouvait se reposer sur sa vertu, ne craignit pas de prolonger le cours de son voyage et d’être absent plusieurs années. Or, un jour de carnaval, cette dame voulant un peu s’égayer, donna à ses parens et à ses amis, un bal qui devait être suivi d’une magnifique collation.

Lorsqu’on se mit au jeu, un masque habillé en procureur, ayant des sacs de procès à la main, entra brusquement, et proposa à la dame de jouer quelques pistoles avec lui ; elle accepta le défi et gagna. Le masque présenta encore plusieurs pièces d’or qu’il perdit sans dire un mot. Quelques personnes ayant voulu jouer contre lui perdirent ; et le masque gagna successivement tout l’argent qu’on mit sur le jeu. Il ne se laissait gagner que lorsque la dame jouait.

On ne douta bientôt plus que l’amour ne fût la cause qui l’engageait à perdre. On le disait tout bas ; et selon le sort de ces sortes de secrets, on vint à le dire tout haut. — « Je suis le dieu des richesses, dit alors le masque, en sortant de ses poches plusieurs bourses pleines de louis. » Ensuite s’adressant à la dame, il lui dit : — « Je joue tout cela contre tout ce que vous avez… » Elle trembla à cette proposition, et refusa le défi en femme prudente. Le masque lui offrit cet or sans le jouer ; mais elle ne voulut point l’accepter.

Cette aventure commençait à devenir extraordinaire. Une femme âgée qui se trouvait présente, vint à s’imaginer que ce masque pouvait bien être le diable. Son déguisement de procureur fortifia cette idée. Elle communiqua à d’autres ce soupçon, qui se convertit en certitude dans l’esprit de plusieurs femmes. Comme elles disaient à demi-voix ce qu’elles en pensaient ; le masque les entendit. Il voulut les confirmer dans cette idée, et se mit aussitôt à parler plusieurs langues. Enfin il s’écria tout-à-coup qu’il était sorti de l’enfer pour venir prendre une dame qui s’était donnée à lui ; et qu’il ne quitterait point la place qu’il ne se fût emparé d’elle, quelqu’obstacle qu’on voulût y apporter…

Tous les yeux se fixèrent sur la dame du logis. Les gens crédules étaient saisis de la plus grande frayeur. D’autres, qui ne savaient que croire, n’étaient qu’à demi-épouvantés. Les gens sensés attendaient tranquillement le dénouement de l’aventure, et se divertissaient de la frayeur des autres. La maîtresse du logis était de ce nombre ; elle se mit à rire aux éclats, en entendant quelques personnes demander qu’on allât chercher un prêtre pour exorciser le diable… Cette dernière proposition divertit beaucoup les incrédules, et fut pour eux la meilleure scène de cette comédie.

Enfin, le faux diable, après avoir laissé quelque temps les esprits agités de divers sentimens, leva tout-à-coup son masque, et se fit connaître pour le mari de la dame, qui jeta un cri de joie en le reconnaissant. — « Je viens te revoir avec empressement, lui dit-il, et j’apporte avec moi l’opulence, que j’ai su acquérir par le commerce et l’industrie. » Puis se tournant vers les joueurs : — « Vous êtes des dupes, leur dit-il, apprenez à jouer ; je ne veux point de votre argent. » Il le leur rendit malgré eux, et railla les dames crédules, qui ne pouvaient encore revenir de leur effroi. Le bal continua ; et on abandonna au diable la dame qu’il était venu chercher.

  1. Tirée d’un recueil publié en 1774.