Démêlés du Comte de Montaigu/Chapitre III

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III

COMMENT JEAN-JACQUES DÉCRIT L’ÉTAT DE L’AMBASSADE DE VENISE À SON ARRIVÉE


Je trouvai des tas de dépêches, tant de la cour que des autres ambassadeurs, dont il n’avait pu lire ce qui était chiffré, quoiqu’il eût tous les chiffres nécessaires pour cela.

En admettant que le nouvel ambassadeur n’eût voulu ni déchiffrer ni faire déchiffrer sa correspondance, il est facile de constater l’exagération de Rousseau par les archives de Venise ou celles des affaires étrangères. Les dates seules (11 juillet – 4 septembre) suffisent déjà à nous indiquer qu’il ne pouvait y avoir beaucoup de dépêches.

Car, outre que l’ambassade est toujours oisive.

Cette note des Confessions veut-elle dire que la sérénissime république de Venise n’avait pas un rôle actif à jouer dans les grandes guerres du dix-huitième siècle, et en particulier dans la question de la succession d’Autriche ? Que la France se désintéressait de la diplomatie du Sénat et que le poste d’ambassadeur à Venise était plutôt une sinécure honorifique. La remarque tombe bien à faux de 1743 à 1747, c’est-à-dire en un temps où le marquis d’Argenson dirigeait la politique extérieure de la France. Chacun sait la place que les affaires d’Italie tenaient dans les projets du marquis. Il demandait à ses agents dans la péninsule une active propagande, pour ramener ou amener à l’alliance française tous les gouvernements italiens. Nulle part la tâche n’était plus difficile qu’à Venise, République voisine des États autrichiens, rattachée à la maison d’Autriche par les liens d’une amitié séculaire. L’active correspondance du marquis et de son ambassadeur (1re partie de l’Inventaire) suffirait à montrer que le dédain de J.-J. Rousseau pour la diplomatie de la République n’est pas justifié. Il faut signaler encore l’extrême importance de ce poste comme agence générale de renseignements pour l’Orient, la Turquie, la mer Noire et l’Égypte. Par suite de ses relations maritimes, Venise était devenue le rendez-vous des courriers que les gouvernements européens expédiaient à Constantinople ou au delà, et le passage le plus facile qu’il y eût pour en recevoir des nouvelles. Aussi, l’ambassade de France à Venise, en dehors de son œuvre diplomatique proprement dite, avait-elle pour tâche de centraliser les renseignements qui lui parvenaient de Constantinople, d’Alexandrie, de Perse, etc.

Informations militaires sur les armées engagées en Italie, informations diplomatiques très suivies sur les dispositions des gouvernements italiens à l’égard de la France, informations générales sur les affaires d’Orient, suffisaient à ne pas faire une sinécure du poste d’ambassadeur de Venise.

Ce qui donne une apparence de raison à Rousseau, c’est le texte même des instructions données à l’ambassadeur au moment de son départ : texte vraiment insignifiant.

Ce qui lui donne tort, c’est l’inventaire de la correspondance militaire et diplomatique de l’ambassadeur, du marquis d’Argenson, et de son successeur Puyzieulx. Enfin Rousseau aurait dû constater que la longue maladie du comte de Froullay, prédécesseur du comte de Montaigu, ne lui avait pas permis de soutenir comme il convenait les intérêts de la France.

Ne sachant ni dicter, ni écrire lisiblement

L’ambassadeur ne dictait pas couramment ; il avoue lui-même la difficulté qu’il éprouvait à trouver l’expression exacte de sa pensée, ce qui excitait la moquerie de son secrétaire[1]. Quant à l’écriture, les autographes, que nous avons de l’ambassadeur prouvent le contraire.

M. de Montaigu, jaloux qu’un autre fit son métier, prit en guignon le consul ; et sitôt que je fus arrivé, il lui ôta les fonctions de secrétaire d’ambassade pour me les donner.

Cette assertion de Rousseau est démentie par une lettre du comte de Montaigu à son frère, du 27 juillet 1743, et par la réponse de ce dernier du 17 août 1743 : « J’ai reçu, dit le chevalier, ta lettre du 27, mon cher frère, et… je te trouve bien heureux d’avoir la ressource de la maison de M. Le Blond et je ne suis point frappé à ce que j’en ai ouï dire de tout le bien que tu m’en mandes[2]. » Bien plus, M. de Montaigu avait une si grande confiance à l’égard de Le Blond qu’il accepta ses bons offices pour la location de son palais, l’installation de sa maison, le choix de ses gens ; qu’il fut longtemps son hôte, et qu’il paya, sans compter, les grandes dépenses engagées par Le Blond, ce dont son frère s’effraya et ne manqua pas de lui faire reproche. (Versailles, 2 décembre 1743.) Ils se brouillèrent quand l’ambassadeur s’aperçut qu’il avait été joué. Ce fut lorsqu’il dut payer les dépenses considérables dont Le Blond avait eu seul l’initiative, lorsqu’il dut chasser de sa maison la canaille dont Le Blond l’avait remplie, lorsqu’il vit la contrebande érigée en système par le consul, qu’il renonça à s’entendre avec lui. Jean-Jacques va nous signaler bientôt ce luxe de frais exorbitants, ce gaspillage, cette foule de coquins qui faillirent compromettre l’ambassadeur. Que n’ajoute-t-il que telle était l’œuvre de son bon ami Le Blond ! Ces faits contredisent singulièrement le portrait flatteur tracé par les historiens. À vrai dire, Le Blond était d’une intelligence peu commune, mais « plus que pratique », et il comptait exercer sur le comte de Montaigu l’influence subie de bon ou de mauvais gré par M. de Froullay. En cela, il se trompait et ses agissements excitèrent très promptement la défiance du nouvel ambassadeur[3].

  1. Lettre d’août 1744, du comte de Montaigu à l’abbé Alary : « Comptant que je ne pouvois me passer de luy (Rousseau) quand il écrivoit sous la dictée que je luy faisois, cherchant quelquefois le mot qui ne venoit pas, il prenoit ordinairement un livre et me regardoit en pitié. »
  2. Lettre du chevalier de Montaigu à son frère, 17 août 1743.
  3. Lettre du chevalier de Montaigu, Versailles, 2 décembre 1743.