Démêlés du Comte de Montaigu/Chapitre IV

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IV

COMMENT JEAN-JACQUES AURAIT ÉTÉ SECRÉTAIRE D’AMBASSADE


Et sitôt que je fus arrivé il lui ôta les fonctions de secrétaire pour me les donner.

On se tromperait en donnant à ce titre de secrétaire d’ambassade la signification qu’il a aujourd’hui et l’importance que semble lui attribuer Jean-Jacques. Il n’y avait alors que des secrétaires particuliers, choisis et payés par l’ambassadeur et n’ayant rien d’officiel.

Dans une lettre du 5 janvier 1743, Le Blond, consul à Venise, très économe de ses services, demande « s’il ne méritait pas un cadeau de la république pour avoir rempli en plusieurs occasions les délicates fonctions de secrétaire d’ambassade[1] ». Amelot répondit que « ce présent appartient uniquement à celui de ses secrétaires (de l’ambassadeur) qui a auprès de lui la principale représentation et qui, comme tel, tient lieu de ce que vous nommez secrétaire d’ambassade ; c’est ainsi que cela s’observe dans toutes les cours[2] ».

N’aurions-nous pas cette observation ministérielle que le recrutement des secrétaires, leur situation, leurs contrats de gré à gré, le sort de Rousseau lui-même suffiraient amplement à nous démontrer que les secrétaires des ambassadeurs n’avaient en aucune façon la situation officielle de secrétaire d’ambassade, expression inconnue à Versailles dans le langage de la chancellerie.

Cela me rendit ma position assez agréable.

Sur ce point, tous les témoignages concordent : il paraît que Jean-Jacques fut heureux pendant ces quelques mois de sa vie. Le cas vaut la peine d’être signalé. Ainsi le 7 octobre 1743, l’abbé Alary écrivait : « Il me paroist par la lettre que j’ai reçue de luy (Rousseau) qu’il fera de son mieux pour répondre à la bonne idée que vous en avez déjà conçue[3]. »

D’autre part, on lit dans un billet du chevalier de Montaigu, du 25 octobre : « J’ai reçu une lettre du sieur Rousseau ; il me paroist content[4] ». Quelques mois après, le 22 février 1744, Rousseau s’exprimait ainsi dans un brouillon de lettre qu’il a laissé à Venise et qui a été conservé dans les papiers de l’ambassadeur. « L’air de Venise est si contraire à ma santé que, malgré toutes les bontés de M. l’ambassadeur, je ne suis que trop autorisé à regretter Paris[5]. » Le séjour de Venise faillit devenir fatal non pas à sa santé, mais à sa vertu.

Il prit sa bonne part des réjouissances du carnaval. « J’ai un peu dérangé ma philosophie pour me mettre comme les autres, de sorte que je cours la place et les spectacles en masque et en bahute tout aussi fièrement que si j’avais passé toute ma vie dans cet équipage…[6] », et il prit goût au jeu[7] ; il écrivit beaucoup de galanteries en vers et en prose. Sa place de secrétaire lui laissait de nombreux loisirs, qu’il aurait pu employer plus utilement. Un des brouillons qu’il abandonna nous permettra de publier une lettre inédite. L’écrivain a su y présenter une flatterie banale sous une forme agréable. Ce billet n’est pas daté et ne porte pas de suscription : il est probable qu’il était adressé à M. de Chavigny : « Aiant l’honneur d’écrire à Votre Excellence, au nom de M. le comte de Montaigu, voulez-vous bien agréer, Monsieur, que je vous donne aussi cette liberté au mien propre, ou du moins en celui d’une dame qui n’oubliera jamais les marques d’estime qu’elle a reçues de Votre Excellence à son passage à Saint-Jean de Morienne et à Chambéry ? Je veux parler de Mme  la baronne de Warens, qui m’avait ordonné, pendant mon séjour à Paris, d’aller vous assurer, Monsieur, du souvenir respectueux qu’elle en conservera toute sa vie. Comme elle m’avait fait l’honneur de me proposer à Votre Excellence pour être son secrétaire, je me flattois aussi que sur cette ancienne recommandation vous voudrez bien recevoir favorablement mes respects, mais j’appris votre départ pour Francfort avant que d’avoir pu m’acquitter de ce devoir. Permettez, Monsieur, que j’y supplée aujourd’hui en ce qui dépend de moi, et qu’en remerciant Votre Excellence au nom d’une bienfaitrice et d’une mère (car elle me permet de lui donner ce nom), des bontés que vous avez eues particulière sur la paix dont jouit ma patrie par les soins bienfaisans de Votre Excellence. »

À cette lettre nous joindrons deux pièces de poésie composées à Venise par l’auteur des Confessions, et écrites de sa main. Rousseau semble avoir été plus heureux dans sa prose que dans ses vers.

Que ce penser est doux, et que j’ai de plaisir
Lorsque je m’entretiens des charmes de la belle :
Je maudis tout emploi qui m’ôte le loisir

De passer tout le jour à ne parler que d’elle :
Peut-on assez louer cet abord gracieux,
Cette taille, ce teint, cette bouche, ces yeux,
Cet esprit sans pareil, cette douceur extrême ?
Ah ! ma raison s’y perd et j’en suis tout charmé :
Dieux ! si tant de plaisirs suivent celui qui l’aime,
Que serait-ce d’en être aimé !

Voyez, adorable Aspasie,
Quels sont vos triomphes divers !
Vous soumettez tout l’univers :
France, Espagne, Suisse, Italie,
Tout s’empresse à porter vos fers.
Moi seul prétendois m’en défendre.
Mais hélas ! je sens trop qu’un même sort m’attend :
Qui peut rendre un Français constant
Pourra bien rendre un Suisse tendre.

Elle osa même la (sa part) réclamer sur les droits du secrétariat, qu’on appelait la chancellerie.

Aucune pièce ne prouve le contraire. Tous les détails qui suivent peuvent être exacts. Il faudrait en ce cas attribuer les tracasseries dont Jean-Jacques eut à se plaindre à la détresse financière de l’ambassadeur, non à son avarice. Jamais diplomate ne fut en effet aussi mal rémunéré que le comte de Montaigu à Venise pendant la guerre de succession d’Autriche. Il ne pouvait toucher un semestre de son traitement, même la première année de son ambassade[8]. On devait en tout temps au comte de Montaigu neuf à dix mois d’appointements, un semestre de ports de lettres, sans compter les dépenses secrètes, tant qu’elles lui furent permises : le total variait en moyenne entre quarante et cinquante mille livres.

La parcimonie de l’ambassadeur aurait donc pour cause essentielle l’extrême difficulté d’équilibrer son budget. Ajoutez que les procédés mesquins dont parle Rousseau cadrent peu avec le caractère du comte, qui était prodigue, dépensier, insouciant à effrayer sa famille[9].

Cela ne m’empêcha pas de faire une petite part du produit des passeports à l’abbé de Binis, bon garçon et bien éloigné de prétendre à rien de semblable. S’il était complaisant envers moi, je n’étais pas moins honnête envers lui, et nous avons toujours bien vécu ensemble.

Il est tout naturel que Jean-Jacques ait partagé avec ce jeune ecclésiastique, son auxiliaire, les bénéfices de sa charge, sauf évidemment les profits frauduleux dont il ne saurait être question dans les Confessions, mais dont il sera bientôt fait mention.

    tu n’en viendras jamais à bout, quand tu ne voudras pas couper dans le vif, et dans l’état du fond de tes affaires, etc… »

  1. Lettre de Le Blond à Amelot, le 5 janvier 1743.
  2. Lettre d’Amelot à Le Blond, le 29 janvier 1743. (Archives du ministère des Affaires étrangères, correspondance de Venise, vol. 204)
  3. Lettre de l’abbé Alary au comte de Montaigu, le 7 octobre 1743.
  4. Lettre du chevalier de Montaigu au comte de Montaigu, le 25 octobre 1743.
  5. Brouillon de lettre écrit par J.-J. Rousseau, le 22 février 1744, et conservé dans les papiers de l’ambassadeur.
  6. Lettre publiée par Musset-Pathay (ouvr. cité, II, 476).
  7. Cf. la lettre déjà citée du comte de Montaigu à l’abbé Alary, août 1744.
  8. Voyez les lettres au chevalier son frère (30 novembre et 13 décembre 1743, 9 mai 1744, 25 septembre 1745, 3 septembre 1746, 22 avril 1747, etc., qui sont confirmées par d’autres documents. Barjac, valet de chambre du défunt cardinal de Fleury, écrivant, le 9 avril 1754, au comte de Montaigu, avoue que les dépenses de l’État sont excessives en ce moment ; la banqueroute de deux fameux notaires de Paris rend l’argent rare dans la capitale. À l’étranger l’impression était la même : le correspondant à Ratisbonne d’une gazette vénitienne rapporte que « li tesori reali si trovino intieramente esausti, impoveriti li sudditi, rovinati il commercio, et falliti percio li principali négocianti e banquierii di Parigi e Lione… » (Avvisi o Gazette di affari politici, 1744.) (Bibliothèque de Saint-Marc, à Venise. Mss. cl. VI, cod. {{sc[cccvi}}.) Le 27 septembre 1744, un agent anglais à Paris envoyant à lord Carteret une relation diplomatique dit que la guerre cause une perte de cent millions èi Marseille, Nantes et Bordeaux ; mais que les fonds seront prêts, grâce à l’habileté des financiers. (British Muséum. 22541. — Carteret papers, fol. 342.)
  9. Lettre du chevalier son frère, du 8 décembre 1746 : « Tu espères de ne pas te ruiner en demeurant où tu es : il y a longtemps que tu me promets la même chose, mais sans exécution, et