Démétrius (Delrieu)/Acte IV
ACTE IV.
Scène PREMIÈRE.
Nicanor ! que ton cœur renaisse à l’espérance !
Sois satisfait ; voici l’instant de la vengeance !
De tes maux et des miens le terme est arrivé.
Mon triomphe s’apprête, et l’empire est sauvé.
Résolus de punir une reine coupable,
Les dieux arment mon bras du glaive redoutable.
C’est ta fille, c’est toi qu’ici je viens chercher.
De ce palais sanglant je vais vous arracher !
Anténor ne vit plus ; je crains un nouveau crime.
Laodice au conseil cherche une autre victime.
Va ! je la préviendrai.
Que dites-vous ? grands dieux !
Armé contre la reine, un peuple furieux
S’avançait. Je parais, et la foule pressée,
À mon aspect recule et s’enfuit dispersée.
J’entre au camp. De leur roi croyant voir l’assassin,
Les soldats indignés menacent Pharasmin.
À leur noble courroux me dérobant à peine,
Je feins de leur porter un ordre de la reine.
Autour de moi s’élève un murmure confus.
Je distingue ces mots : « Rends-nous Démétrius ! »
J’allais me découvrir ; mais ici Stratonice
Restait abandonnée aux mains de Laodice !
Je pars ; et, pour calmer la fureur des soldats,
J’accuse hautement Rome de mon trépas.
Aux cris tumultueux succède un long silence.
Par ce calme trompeur j’assure ma vengeance.
La reine satisfaite a désiré me voir ;
Elle a vanté mon zèle à remplir mon devoir.
Elle voit dans la paix le fruit de mon courage.
Profitons du moment précurseur de l’orage !
Au camp, dans ce palais, partout je n’entends plus
Que ces mots répétés : « Rends-nous Démétrius ! »
Ô mon père ! il est temps que cette erreur finisse.
Viens : je vais me nommer en sauvant Stratonice !
Vous nommer en ces lieux teints du sang de mon roi ?
Le vôtre y va couler ! cédez à mon effroi !
Du fidèle Anténor craignez le sort funeste !
La garde nous observe. Ah ! l’espoir qui me reste
C’est de vous voir ici de la reine ignoré,
Poursuivre son trépas sous un nom abhorré.
Cachez surtout, cachez la victime à sa rage.
Moi, de ma liberté faisant un noble usage,
Dans le camp je pénètre ; et soudain ces guerriers,
Qui jadis sur mes pas ont cueilli des lauriers,
Instruits qu’au milieu d’eux Démétrius respire,
Empressés de revoir l’héritier de l’empire,
Guidés par mon courage, accourent à ma voix,
Du glaive des bourreaux sauvent le fils des rois,
Et, l’arrachant des mains d’une reine cruelle,
Le portent en triomphe au trône qui l’appelle !
Au temple cependant mon frère est attendu.
Partout de mon trépas le bruit est répandu.
De mon peuple indigné redoutant la vengeance,
Pour le calmer, la reine, abdiquant sa puissance,
Satisfaite de voir ses forfaits impunis,
Pense les expier en couronnant son fils.
Je verrais mon sujet et sa coupable mère
Se disputer le prix du pur sang de mon père !
Tranquille, je verrais mon rival à l’autel
Jurer à ce que j’aime un amour immortel !
Non !… Je cours, écoutant le transport qui m’anime,
À ses lâches bourreaux arracher la victime !
Ah ! demeurez !
Ta fille, cette nuit, va subir son arrêt ?
Ma fille ?
Puis-je pour la sauver délibérer encore ?
Viens ! Tandis qu’en ces murs Laodice, à mes yeux,
Sur le trône d’un père insultant à nos dieux,
Par un nouveau forfait croit fuir sa destinée,
Je vais, en me montrant à l’Asie étonnée,
Le diadème au front et le glaive à la main,
Rendre aux guerriers un chef, au peuple un souverain.
Seigneur, où courez-vous ?
Viens, mon père !
Voulez-vous la sauver ? gardez votre secret.
Réprimez les transports d’un amour indiscret.
Ma fille, en ce palais, captive, solitaire,
N’a pu même obtenir un regard de son père.
Dans son appartement vous ne pouvez entrer :
Antiochus a seul le droit d’y pénétrer.
Mon frère !… Il va sentir ce que peut ma vengeance !
Ah ! vous allez vous perdre ! écoutez la prudence.
Je le vois ! devant lui calmez votre fureur.
Il vous croit Pharasmin : laissez-lui son erreur.
Je cours au camp. Adieu !
Scène II.
Indigne rival !
Ciel !
Calmez-vous, Stratonice !
Vos destins sont changés ; vos vœux sont satisfaits.
Nicanor près de vous va retrouver la paix.
La reine pour vous deux a reconnu mon zèle,
L’approuve, et vous permet de respirer loin d’elle.
De vos malheurs passés perdez le souvenir.
Acceptez le bienfait que je viens d’obtenir.
Bénissez avec moi cette heureuse journée.
On ne nous verra point, à l’autel d’hyménée,
Serrer un nœud fatal et pour vous et pour moi.
Vivez toujours fidèle à mon frère, à mon roi !
À pleurer votre époux si vous trouvez des charmes,
Ma sœur ! je mêlerai ma douleur à vos larmes !
Qu’entends-je ?
J’aime encor, je l’avoue, à douter…
Connaissez-en l’auteur. Vil instrument du crime,
Pharasmin a dans Rome immolé la victime.
Pharasmin ? Quel soupçon !
Ce Sarmate ose-t-il se montrer devant moi ?
Ah ! seigneur !
D’Héliodore en lui redoutez le complice.
En vain il chercherait à se justifier.
Je sais tout : de mon roi voilà le meurtrier !
Prince !… Ô fatale erreur !
Stratonice ! est-ce à vous d’excuser un barbare ?
Je devrais…
Arrêtez !
Contre moi vous l’osez protéger ?
Je le dois.
Achevez !
Je ne puis !
N’a-t-il pas répandu le sang de votre époux ?
Répondez !
S’il vivait, prince ! que feriez-vous ?
Dieux ! Serait-il sauvé ?… Réponds, réponds, te dis-je ?
Ton silence cruel et m’irrite et m’afflige.
Du meurtre de mon roi Rome est-elle l’auteur ?
Es-tu son assassin, ou son libérateur ?
Dissipe mes soupçons ; exauce ma prière ;
Achève, Pharasmin ! Qu’as-tu fait de mon frère ?
C’est un secret qu’ici je ne puis révéler.
Malheureux ! quel motif te défend de parler ?
Si ta bouche se tait, ta main est donc coupable ?
Éclaircis ce mystère !
Il est impénétrable.
Parle donc ; je le veux !
Respectez un secret que je ne puis trahir.
Un seul mot !… Pharasmin d’assassiner mon frère
A-t-il reçu l’ordre ?
Oui.
De qui ?
De votre mère !
La reine d’un Sarmate avait armé le bras ?
Il est vrai.
Jusqu’à Rome ?
Il est vrai.
Du meurtrier du roi tu n’es point le complice ?…
Mais que vois-je ? ce nom te fait frémir d’horreur.
Si tu n’es point coupable, ose m’ouvrir ton cœur…
Pharasmin ! Vous, madame ! au nom de ma tendresse,
Vous savez à quel point mon frère m’intéresse.
Ah ! je le vois ; tous deux connaissez son sort.
Parlez, apprenez-moi son salut ou sa mort !
Épargnez Pharasmin. Ce mot doit vous suffire.
Ah ! je n’en doute plus : Démétrius respire !
À l’amour de son frère un dieu l’a conservé !
Du fer des assassins c’est toi qui l’as sauvé !
Armé pour le punir, j’aurais brisé sa chaîne ?
Qui ? moi ! j’aurais sauvé l’ennemi de la reine ?
Depuis quinze ans, seigneur, songez qu’il est proscrit.
Je songe qu’il est roi : ce titre me suffit.
Il veut arracher le sceptre d’une mère.
Il est votre rival !
Ce frère que quinze ans Rome osa me ravir,
Vient reprendre ses droits, et je cours le servir.
Le servir ? un seul mot rend sa perte certaine.
Réprimez ces transports, ou redoutez la reine !
Scène III.
Madame, c’en est fait ; j’approuve vos refus.
De l’hymen de mon fils je ne vous parle plus.
De vos ressentimens vous gardez l’habitude ;
Vous lassez mes bontés par votre ingratitude.
Vos fureurs, vos mépris sont trop long-temps soufferts ;
Je vous offrais mon trône, et je vous rends vos fers.
Sortez !
Je sais quels sont les fers que ta main me prépare.
Je sais aussi, je sais que ta fureur encor
À ton époux, au mien, veut joindre Nicanor.
Ah ! tant d’assassinats sont trop peu pour ta rage.
Poursuis : sur Stratonice, achève ton ouvrage.
Écoutant la nature, et fidèle à ma foi,
Je suivrai dans la tombe et mon père et mon roi.
Scène IV.
Tu seras satisfaite !
Vous aviez accordé sa grâce à ma prière :
Tantôt vous partagiez ma pitié pour ma sœur.
Qui peut soudain contre elle armer votre fureur ?
Son père !
Nicanor ?
Nicanor hautement ose trahir sa reine…
Je le sais… Sans mon ordre il a quitté ces lieux.
On l’a vu, dans le camp, guider les factieux.
Je lui devais la mort… Ah ! quand je lui fais grâce,
Contre moi de l’armée il excite l’audace.
Le perfide, abusant de ma fatale erreur,
Sous un zèle affecté déguisait sa fureur.
J’ai prévu ses desseins, et ma vengeance est prête.
Par mon ordre secret à l’instant on l’arrête !
Vous frémissez ?
Je songe à sa témérité.
Vous m’aviez répondu de sa fidélité :
Il devait avec vous défendre ma couronne.
Son zèle m’abusait, sa trahison m’étonne.
Il en aura le prix ! son trépas est juré.
Du complot cependant l’auteur reste ignoré.
Il est dans ce palais !
Quel est-il ?
Qui, prompt à vous prêter sa main de sang avide,
Vous cache le tombeau sous vos pas entr’ouvert.
Il paraît vous défendre, et c’est lui qui vous perd !
Quel mystère ! achevez ! son nom ?
Héliodore !
C’est peu de le haïr ; vous l’accusez encore !
Oui, reine ! je le dois. Par son ambition,
Il excite l’Asie à la rébellion.
Vous l’avez ordonné ; sans détour je m’explique.
Oui, c’est lui que poursuit la vengeance publique.
Par sa fausse vertu trop long-temps abusé,
J’ignorais les horreurs dont il est accusé.
On dit qu’il a dans Rome assassiné mon frère ;
Qu’il a dans ce palais empoisonné mon père ;
On dit même que, fier d’oublier vos bienfaits,
D’un voile révéré couvrant tous ses forfaits,
Voulant, par son audace, échapper au supplice,
Pour se justifier, il vous fait sa complice !
Avec lui dans sa chute il veut vous entraîner !
Moi !
S’il est seul coupable, osez l’abandonner.
À l’intérêt du trône, aux droits de la justice,
D’un ministre abhorré faites le sacrifice !
Le salut de l’empire à ce prix est certain,
Madame !… Mais gardez le sceptre en votre main.
N’enchaînez plus l’Asie au char d’Héliodore.
Ôtez-lui le pouvoir, et soyez reine encore.
L’Orient, satisfait d’obéir à vos lois,
Unira votre nom aux noms des plus grands rois.
Imitez leur exemple. Antiochus n’aspire
Qu’à voir l’Asie aimer et bénir votre empire.
Régnez par la justice ; à jamais votre fils.
De vos heureux sujets sera le plus soumis.
D’un sujet tel que vous le zèle doit me plaire.
Votre soumission me rassure… et m’éclaire !
J’ai lu dans votre cœur ; c’est tout ce que je veux.
Je serai reine encor ; je souscris à vos vœux.
Les dieux m’ont élevée au trône de l’Asie :
Pour m’en faire descendre, il faut m’ôter la vie !…
Je garde Héliodore :… oui,… quand vous serez roi,
Vous sentirez le prix de ce qu’il fit pour moi.
Nicanor à mes yeux tarde bien à paraître !
Allez, et hâtez-vous de me livrer ce traître !
C’est à vous qu’appartient l’honneur de me venger.
Je remplirai vos vœux : quel que soit le danger,
Pour défendre vos droits, comptez sur moi, ma mère !
Dieux ! sauvez Pharasmin ! il a sauvé mon frère !
Scène V.
Votre fils va combattre ; aurais-je la douleur
De vous voir en ces murs enchaîner ma valeur ?
Permettez que du prince imitant le courage…
De votre dévoûment ce nouveau témoignage,
Dans le camp par vous seul le calme rétabli,
Votre devoir à Rome heureusement rempli,
Votre zèle éprouvé, vos soins, votre prudence,
Tout m’invite à placer en vous ma confiance.
Héliodore enfin, garant de votre foi,
M’a répondu de vous ; seigneur, écoutez-moi :
C’est peu que Stratonice ici m’ait offensée ;
Un plus grand intérêt occupe ma pensée…
Lorsque Démétrius, à Rome emprisonné,
Par l’ordre du consul est mort assassiné,
On dit qu’un imposteur, qui sourdement conspire,
Ose prendre le nom d’héritier de l’empire.
On dit que, sans obstacle en ces lieux parvenu,
Au camp, par Nicanor, hautement reconnu,
Ce traître, ce rebelle insolemment se nomme
Le sauveur de l’Asie, et l’otage de Rome ;
On dit qu’il va paraître, et qu’un peuple inconstant
Dans la ville des rois et l’appelle et l’attend.
J’ignore si ce bruit ou m’abuse ou m’éclaire,
S’il me faut dédaigner ou craindre un téméraire.
Mais s’il vit, s’il est libre, il vient me détrôner.
Est-ce Rome, seigneur, que je dois soupçonner ?
Justement indigné d’un faux bruit qui m’accuse,
J’ai peine à concevoir l’erreur qui vous abuse.
Vous parlez de soupçons, quand jusqu’ici mon bras…
Si je vous soupçonnais, vous n’existeriez pas !…
Ah ! reine !… contre vous Rome toujours cruelle
Fait revivre un proscrit assassiné par elle !
Sa haine arme en secret un faux Démétrius !
Vers lui guidez mes pas ; on ne le craindra plus !
Au mépris du traité que j’ai daigné souscrire,
Rome veut à son joug asservir mon empire ?…
Prévenons-la !… mon fils va marcher aux combats ;
Secondez sa vaillance et dirigez ses pas.
Seul, contre un imposteur, Pharasmin peut défendre
Un trône à mon époux légué par Alexandre.
Allez, et que le glaive, en vos terribles mains,
Soit l’espoir de l’Asie et l’effroi de Romains !
Je défendrai l’état ; la gloire me l’ordonne.
Le péril est pressant, mais n’a rien qui m’étonne.
Oui, reine ! mon espoir ne sera pas trompé :
Dans un sang ennemi ce fer sera trempé !
Scène VI.
Mes souhaits sont remplis ; ma vengeance est certaine !
Nicanor ! vainement tu menaces ta reine.
De ton audace enfin tu recevras le prix.
Pharasmin va pour moi combattre avec mon fils !
Scène VII.
Obligé de remplir un funeste message
À l’instant Proculus descend sur ce rivage.
Un Romain ? Quel motif vers moi peut le conduire ?
Il a de son secret refusé de m’instruire.
Mais, si je veux l’en croire, à vous seule adressé,
De la main du consul cet écrit fut tracé.
« Un grand péril menace votre empire,
» Reine, tremblez ! Démétrius respire. »
Démétrius respire ! Ah ! qu’ai-je lu ? grands dieux !…
C’est toi qui m’as trahie, ô Sarmate odieux !
Saisissez Pharasmin ! Je veux qu’à l’instant même
Il soit interrogé par le conseil suprême !
Allez, et si par lui mon espoir fut trompé,
Du glaive des bourreaux qu’il expire frappé.