Paris : Chez Buisson, lib., rue Haute-Feuille, n° 20 ; Lyon : Chez Bruyset, rue Saint-Dominique (p. 403-415).

CHAPITRE XI.

Devoir à l’égard des parens.

Il semble que l’homme ait, par paresse, du penchant à faire prescrire de vieilles erreurs contre la vérité, et à donner à tous les devoirs une base arbitraire. Les droits des rois, on les a fait descendre en droite ligne du roi des rois ; ceux des parens, de notre premier père.

Pourquoi donc fouiller dans l’antiquité, pour des principes qui reposent toujours sur la même base, qui sont aujourd’hui ce qu’ils étoient il y a mille ans, et rien de plus ? Si les parens remplissent leurs devoirs, ils ont un droit sacré à la reconnoissance de leurs enfans ; mais il est peu de parens qui veuillent obtenir l’affection respectueuse de leurs enfans à de semblables conditions ; ils demandent une obéissance aveugle, parce qu’ils ne méritent point une soumission raisonnable ; et pour rendre ces réclamations de la foiblesse et de l’ignorance plus obligatoires, ils entourent le principe le plus arbitraire d’une sainteté mystérieuse ; car, comment qualifier autrement le devoir de l’obéissance aveugle à des êtres foibles et vicieux, uniquement parce qu’ils ont obéi eux-mêmes à un instinct irrésistible.

On peut donner en peu de mots la simple définition du devoir mutuel qui existe naturellement entre le père et l’enfant. Le père qui soigne l’enfance débile a le droit de réclamer les mêmes services quand la foiblesse de l’âge le ramène à l’enfance ; mais soumettre un être raisonnable à la seule volonté d’un autre, quand le premier est dans un âge à pouvoir répondre à la société de sa propre conduite, c’est l’extension la plus cruelle et la plus illégitime du pouvoir ; et peut-être est-elle aussi immorale, que ces systèmes religieux qui veulent que le juste et l’injuste n’ayent d’existence que dans la volonté de Dieu.

Je n’ai jamais connu de père qui fût méprisé de ses enfans, après leur avoir donné des soins plus qu’ordinaires[1] ; au contraire, l’habitude de se reposer presque implicitement sur l’opinion d’un père respecté, n’est pas facile à secouer, lors même que la maturité de la raison apprend à l’enfant que son père n’est pas ce qu’il y a de plus sage dans le monde. Cette foiblesse, car c’en est une, quoiqu’on puisse lui donner une épithète intéressante, un homme raisonnable doit s’en affranchir ; en effet, l’absurde devoir, trop souvent irréfléchi, d’obéir à un père uniquement parce qu’il nous a donné le jour, enchaîne l’esprit et le prépare à se soumettre servilement à tout autre pouvoir que celui de la raison.

Je distingue entre le devoir naturel et le devoir accidentel envers les parens.

Le père qui a soigneusement tâché dé former le cœur et d’étendre l’intelligence de son enfant, a donné, à l’accomplissement d’un devoir commun à toute l’espèce animale, le caractère de dignité que la raison seule peut donner. C’est en cela que consiste l’affection paternelle de l’humanité, bien supérieure à l’affection naturelle de l’instinct. Un tel père acquiert tous les droits de l’amitié la plus sacrée, et son avis, lors même que l’enfant est avancé en âge, demande une sérieuse considération.

À l’égard du mariage, quoiqu’après vingt-un ans un père semble n’avoir aucun droit de refuser son consentement ; cependant, vingt ans de sollicitude demandent du retour, et le fils doit au moins promettre de ne pas se marier de deux ou trois ans, si l’objet de son choix n’a pas l’entière approbation de son premier ami.

Mais le respect pour les parens est généralement parlant, fondé sur un principe, beaucoup plus avilissant ; c’est seulement un respect personnel pour la propriété, si l’on obéit aveuglement à son père, c’est par pure foiblesse, ou par des motifs qui dégradent le caractère humain.

Une grande partie des malheurs qui parcourent le monde sous des formes hideuses, provient de la négligence des parens ; et çependant ceux-ci tiennent le plus opiniâtrement à ce qu’ils appellent un droit naturel, quoiqu’il soit subversif du droit de l’homme, du droit d’agir conformément à sa propre raison.

J’ai eu très-fréquemment l’occasion d’observer que les gens vicieux ou indolens cherchoient toujours à renforcer leurs privilèges arbitraires ; et cette sollicitude est généralement en eux dans la même proportion que la négligence qu’ils apportent à remplir les devoirs qui seuls rendent les privilèges raisonnables. C’est ce que dicte le sens commun, ou cet instinct de sa propre défense, particulier à la foiblesse ignorante, et semblable à celui du poisson qui trouble l’eau dans laquelle il nage, pour éluder son ennemi, au lieu de l’affronter hardiment dans des ondes limpides.

En effet, les partisans des abus fuyent la transparence de la raison, et se réfugiant dans l’obscurité qui, suivant le langage de la sublime poësie, est supposée environner le trône du Tout-Puissant, ils osent demander pour eux le respect implicite qu’on ne doit qu’à ces voies impénétrables. Mais qu’il me soit permis d’avancer sans présomption, que l’obscurité qui nous cache notre Dieu, ne touche qu’aux vérités spéculatives ; — qu’elle n’obscurcit jamais les vérités morales ; celles-ci brillent éminemment ; car Dieu est lumière, et jamais, par la constitution de notre nature, il ne nous impose des devoirs dont il ne fasse rayonner la raison sur nous ; il nous suffit d’ouvrir les yeux pour en être convaincus.

Un père indolent de la haute classe peut, il est vrai, extorquer upe apparence de Femmes du continent sont particulièrement sacrifiées aux vues de leurs familles qui ne songent jamais à consulter l’inclination, ni à s’occuper du bonheur de ces pauvres victimes de leur orgueil. La conséquence est notoire : ces filles soumises, deviennent épouses adultères, et négligent l’éducation de leurs enfans dont elles exigent à leur tour la même obéissance.

Il est vrai que dans tous les pays, les Femmes sont plus immédiatement sous la domination de leurs parens, et qu’il est peu de ces mêmes parens qui parlent à leurs enfans de la manière suivante, quoiqu’il semble que ce soit la voie raisonnable qu’employe le ciel pour commander à toute la rage humaine. Il est de votre intérêt de m’obéir jusqu’à ce que vous puissiez juger par vous-même ; le père tout-puissant de la nature a mis en moi un sentiment d’affection, pour veiller sur vous jusqu’à ce que votre raison soit développée mais quand votre esprit sera parvenu à sa maturité, vous ne devez m’obéir, ou plutôt respecter mes opinions, qu’autant qu’elles s’accorderont avec la lumière qui éclairera votate propre entendement.

Une obéissance servile envers les parens, gêne les facultés intellectuelles, et M. Locke observe très-judicieusement que « Si l’ame est trop comprimée, trop abaissée dans les enfans, si l’on tient trop la main à leur conduite, ils perdent toute leur vigueur et toute leur habileté ». C’est à cette gêne excessive qu’on peut attribuer à quelques égards, la foiblesse des Femmes ; car les filles, par différentes causes, sont plus gênées par leurs parens, dans toute l’étendue du mot, que les garçons. Le devoir qu’on exige d’elles, comme tous les devoirs imposés arbitrairement aux Femmes, tient moins à la raison, qu’au sentiment de la propriété, et au respect pour le décorum. C’est ainsi qu’en leur apprenant à se soumettre servilement à leurs parens, on les prépare à la servitude conjugale. On me dira que nombre de Femmes ne sont point esclaves dans le mariage, j’en conviens ; mais alors elles deviennent tyrans ; car ce n’est point une liberté raisonnable ; c’est une sorte d’autorité illégitime, semblable à celle qu’exercent les favorites des rois, après l’avoir obtenue par de vils moyens. Je ne prétends pas dire non plus que les garçons et les filles sont toujours esclaves ; je soutiens seulement que, quand ils sont forcés de se soumettre à une autorité aveugle, leurs facultés sont affoiblies, et que leur caractère devient abject ou impérieux. Je suis fâchée que les parens, se prévalant indolemment eux-mêmes d’un privilège supposé, retardent les premières lueurs de la raison, et rendent par là purement nominal le devoir qu’ils sont si jaloux de renforcer ; car ils ne l’appuyent point sur les bases qui, seules, peuvent en assurer la continuité. En effet, si ce devoir n’est pas fondé sur la connoissance, il ne peut acquérir la force suffisante pour résister à l’ébranlement des passions, ou à l’attaque silencieuse de l’amour-propre ; mais ce ne sont pas les parens qui ont donné les preuves les plus certaines de leur affection pour leurs enfans, ou, pour parler plus convenablement, qui, en remplissant leur devoir, ont laissé prendre racine dans leur cœur à l’affection naturelle de la paternité, à cette affection qui est le produit de l’exercice de la sympathie et de la raison, et non le fruit présomptueux d’un orgueil intéressé ; ce ne sont pas ceux-là, dis-je, qui insistent le plus fortement pour que leurs enfans se soumettent à leur volonté, uniquement parce que c’est leur volonté. Non, un père qui donne un bon exemple, le laisse opérer patiemment, et il est rare qu’il ne produise pas son effet naturel, — le respect filial.

On ne sauroit apprendre de trop bonne heure aux enfans, à se soumettre à la raison ; la vraie définition de cette nécessité sur laquelle Rousseau insiste sans la définir, c’est que, se soumettre à la raison, c’est se soumettre à la nature des choses, et à Dieu qui les a formées ainsi pour l’amélioration de notre intérêt réel.

Pourquoi chercherait-on à plier le caractère des enfans, à mesure qu’il commence à se développer, uniquement pour favoriser l’indolence des parens qui veulent jouir d’un privilège, sans remplir les conditions que la nature y attache ? J’ai déjà eu l’occasion d’observer qu’un droit renferme toujours un devoir, et je pense qu’on peut également en conclure que celui-là perd le droit, qui manque au devoir.

Il est plus aisé sans doute de commander que de raisonner ; mais il ne s’ensuit pas que les enfans ne puissent comprendre la raison pour laquelle ils doivent faire habituellement certaines choses. C’est de l’adhésion constante à un petit nombre de principes simples de conduite que résulte ce pouvoir salutaire qu’un père judicieux obtient graduellement sur l’esprit de son enfant, et ce pouvoir se fortifie en effet, s’il est tempéré par le même développement d’affection de la part des enfans. Car je crois qu’on doit admettre, comme une règle générale, que l’affection que nous inspirons ressemble toujours à celle que nous cultivons, de manière que les affections naturelles qu’on a supposées presque distinctes de la raison, peuvent y être plus étroitement unies qu’on ne le croit communément. On peut observer comme une autre preuve de la nécessité de cultiver l’intelligence des Femmes, que, quand les affections résident uniquement dans le cœur, elles semblent tenir, en quelque sorte, du caprice de l’animalité.

C’est l’exercice irrégulier de l’autorité paternelle qui d’abord offense l’esprit, et les filles sont plus exposées à ces irrégularités que les garçons. La volonté de ceux qui ne permettent jamais qu’on les contrarie, à moins qu’il ne leur arrive d’être de bonne humeur, est presque toujours déraisonnable. Pour éluder cette autorité arbitraire, les filles apprennent de très-bonne heure des leçons qu’elles mettent ensuite en pratique avec leurs maris ; car j’ai souvent vu une petite rusée gouverner toute une famille, excepté dans les cas où quelque nuage accidentel aigrissoit la volonté de la maman, soit que ses cheveux eussent été mal arrangés[2], soit qu’elle eût perdu au jeu, la nuit précédente, plus d’argent qu’elle ne vouloit en avouer à son niari, ou qu’elle eût quelqu’autre sujet d’humeur.

L’observation de ces sortes de saillies, m’a conduite à de tristes réflexions sur les Femmes ; j’en ai conclu que, quand leur première affection est deviée, on met leurs devoirs en opposition, jusqu’à ce qu’ils s’appuyent sur des fantaisies ou des usages : on doit alors attendre bien peu de chose de leur part, à mesure qu’elles avancent dans la vie. Comment en effet un éducateur pourroit-il remédier à cet inconvénient ? Pour leur apprendre à fonder la vertu sur des principes solides, il faudroit leur apprendre à mépriser leurs parens. Les enfans ne peuvent ni ne doivent être endoctrinés à approuver les fautes de leurs parens, parce que ces complaisances affoiblissent la raison dans leur esprit, et les rendent encore plus indulgens pour leurs propres fautes. C’est une des plus sublimes vertus de la maturité que celle qui nous apprend à être sévères envers nous-mêmes, et indulgens pour les autres ; mais les enfans ne doivent connoître que les vertus simples ; car une indulgence prématurée pour les passions et les usages du monde, émousseroit en eux le fil du criterium, sur lequel ils doivent se régler eux-mêmes, et ils deviendroient injustes dans la même proportion qu’ils deviendroient indulgens.

Les affections des enfans et des êtres foibles sont toujours égoïstes. Ils aiment les autres, parce que les autres les aiment et non parce qu’ils ont des vertus. Cependant, jusqu’à ce que l’estime et l’amour soient mêlés et confondus dans la première affection, et que la raison serve de base au premier devoir, la moralité trébuchera dès le premier pas ; mais jusqu’à ce que la société soit différemment organisée, je crains bien que les parens ne demandent toujours à être obéis, parce qu’ils voudront être obéis, et qu’ils ne tâchent constamment de fonder cette prétention, sur un droit divin qui impose silence à la raison.

  1. Le docteur Johnson fait la même observation.
  2. J’ai entendu moi-même une petite fille dire une fois à sa bonne : « Maman m’a joliment grondée ce matin, parce que ses cheveux n’étoient pas rangés à sa fantaisie ». Quoique cette remarque fut impertinente, elle étoit cependant juste. Or, une fille peut-elle respecter une semblable mère, sans faire violence à la raison.