Paris : Chez Buisson, lib., rue Haute-Feuille, n° 20 ; Lyon : Chez Bruyset, rue Saint-Dominique (p. 396-402).

CHAPITRE X.

Affection paternelle.

L’affection paternelle est peut-être la forme la plus aveugle sous laquelle puisse se produire un amour mal-entendu de sa personne ; car nous n’avons pas, comme les Français, deux termes[1] pour distinguer la poursuite naturelle et raisonnable d’un désir, d’avec les calculs insensés de la foiblesse. Les parens aiment souvent leurs enfans de l’amour le moins délicat, et sacrifient tous les devoirs à leur avancement dans le monde. Étrange perversité des préjugés sans principes ! Ils sacrifient tout à l’avantage à venir des mêmes êtres dont ils empoisonnent l’existence actuelle, par les actes les plus tranchans de despotisme. Dans le fait, la fureur de maîtriser est toujours fidèle à son principe vital ; car, sous quelque forme qu’elle se montre, elle veut régner arbitrairement et sans souffrir d’examen. Son trône est dressé sur un gouffre dont l’œil n’ose sonder la profondeur, de crainte que cet édifice sans fondemens ne s’écroule au moindre effort pour s’assurer de sa solidité. L’obéissance, une obéissance sans condition, tel est le mot convenu des tyrans de toute sorte, et, pour assurer, s’il est possible, doublement l’assurance, une espèce de despotisme en étaye une autre. Les tyrans auroient trop à craindre, si la raison devenoit la règle du devoir dans les rapports de la vie, car la lumière pourroit gagner insensiblement et amener le grand jour, et quand il paroîtroit, comme les hommes riroient à la vue des phantômes qui les auroient effrayés durant la nuit de l’ignorance, ou le crépuscule d’une timide recherche !

Effectivement l’affection paternelle n’est dans plusieurs âmes, qu’un prétexte pour tyranniser impunément ; car les honnêtes gens et les sages n’exigent pas qu’on les respecte sur parole ; convaincus de leur droit, ils ne redoutent point le jour de la raison, ni l’appel de leurs succès au tribunal la justice naturelle, parce qu’ils croient fermement que plus l’esprit humain s’éclairera, plus les principes justes et simples s’y enracineront. Ils ne s’en reposent pas sur des expédiens, et se gardent bien d’accorder que ce qui est métaphysiquement vrai puisse être faux dans la pratique ; mais, dédaignant l’épreuve, ils attendent en paix que le tems, sanctionnant leurs innovations raisonnables, fasse taire les sifflets de l’envie et de l’égoïsme.

Si le pouvoir de réfléchir sur le passé, et de porter l’œil perçant de la contemplation dans l’avenir est la grande prérogative de l’espèce humaine, il faut avouer que quelques peuples ne jouissent que très-foiblement de ce privilège. Toutes les nouveautés leur paroissent blâmables et, hors d’état de distinguer le possible du monstrueux, ils craignent lors même qu’il n’y a rien à craindre, et fuient le jour de la raison, comme si c’étoit une torche, incendiaire : cependant on n’a jamais encore posé les limites du possible jusques à dire : là doit s’arrêter la main hardie du Novateur !

Qu’en résultent-il ? c’est que la Femme, par-tout et toujours esclave du préjugé, montre rarement une affection maternelle vraiment éclairée ; car, ou elle néglige ses enfans, ou elle leur fait du tort par une indulgence mal-vue ; en outre, la tendresse de quelques Femmes est souvent purement animale, comme je l’ai nommée plus haut ; car elle étouffe jusqu’à la moindre étincelle d’humanité. Ces Femmes sacrifient la justice, la vérité, tout en un mot ; et elles violent les devoirs les plus sacrés pour l’intérêt de leurs enfans, oubliant les liens de fraternité qui unissent toute la grande famille sur la terre. Cependant, la raison semble dire que ceux qui souffrent qu’un devoir ou un amour exclue tous les autres, n’ont pas un cœur assez grand, une tête assez étendue, pour remplir en conscience même celui-là seul. Il perd alors l’air respectable d’un devoir, pour révêtir la forme bizarre d’un caprice.

Le soin des enfans dans leur bas âge, étant un des grands devoirs annexés par la nature au caractère des Femmes, fourniroit, pour peu qu’on l’envisageât sous son vrai jour, de puissantes raisons de fortifier l’intelligence de mon sexe.

La formation de l’ame doit commencer de bonne-heure, et celle de l’humeur exige en particulier l’attention la plus judicieuse ; attention dont sont incapables les Femmes, qui ne chérissent leurs enfans que parce qu’ils leur appartiennent, et se bornent à trouver les motifs de remplir ce devoir dans les sensations du moment. C’est le manque de raison dans leurs affections, qui fait si souvent courrir les Femmes aux extrêmes, et les rend, ou les plus tendres, ou les plus négligentes et les plus dénaturées des mères.

Pour être une bonne mère, il faut qu’une Femme jouisse de ce bon sens, de cette indépendance de l’ame que possède un si petit nombre de celles qu’on a élevées à dépendre en tout de leur mari. Ces Femmes, si douces, si dociles, sont en général des mères insensées ; jalouses de s’assurer l’amour de leurs enfans, elles prennent en secret leur parti contre le père que l’on présente comme un épouventail. S’il faut que les enfans soient punis, quoique ce soit la mère qu’ils ayent offensée, c’est au père à infliger le châtiment ; il doit être juge dans toutes les contestations ; mais je discuterai, quelque jour, plus amplement ce sujet, en traitant de l’éducation particulière : tout ce que je prétends pour le moment, c’est qu’à moins que l’intelligence de la Femme ne s’aggrandisse, et que son caractère n’acquière plus de fermeté, ce qui ne peut être, qu’autant qu’on lui permettra de se gouverner elle-même, elle n’aura jamais assez de bon sens, ou d’empire sur son humeur, pour élever ses enfans d’une manière judicieuse. Dans le fait, son affection maternelle mérite à peine ce nom, tant qu’elle ne la conduit point à nourrir elle-même le fruit de ses entrailles, parce que l’accomplissement de ce devoir est également calculé par l’auteur de toutes choses pour inspirer à la fois l’affection maternelle et filiale : les deux sexes sont indispensablement obligés de remplir des devoirs qui font naître en eux des affections où ils trouvent le plus sûr préservatif contre le vice. L’affection naturelle, comme on la nomme, ne me paroît qu’un lien très-foible ; c’est de l’exercice habituel d’une sympathie éprouvée des deux côtés que doivent naître les affections ; et quelle sympathie exerce une mère, qui envoie son enfant à une nourrice à gage, et ne le retire de son sein mercenaire que pour le faire passer dans une pension.

La Providence a bien voulu fournir aux Femmes, dans l’exercice des sentimens maternels, un remplacement des sentimens naturels de l’amour, quand l’amant ne devient plus qu’un ami, et que la confiance réciproque s’établit à la place de l’admiration exagérée ; alors un enfant remonte doucement qui commençoit à se relâcher, et un nouveau soin mutuel produit une nouvelle sympathie mutuelle ; mais, quoique gage d’affection, un enfant ne l’animera pas, si le père et la mère s’en remettent de leurs soins sur des gens à gage ; ceux qui font leur devoir par procureur, ne doivent pas trouver mauvais de perdre la récompense que la nature attache à son accomplissement personnel. — C’est de l’affection paternelle, que résulte le respect et l’amour filial.

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  1. L’amour propre ; l’amour de soi-même.