Paris : Chez Buisson, lib., rue Haute-Feuille, n° 20 ; Lyon : Chez Bruyset, rue Saint-Dominique (p. 368-395).

CHAPITRE IX.

Des effets pernicieux qui résultent des distinctions contre nature, établies dans la société.

C’est du respect qu’on a pour la propriété, surtout de celle qui s’élève jusqu’à la richesse, que découlent, comme d’une source empoisonnée, la plupart des maux et des vices qui font de ce monde, une scène si effrayante pour l’œil du contemplateur. Car, c’est dans la société la plus policée que des reptiles nuisibles et des serpens venimeux rampent sous des gazons parsemés de fleurs ; et c’est encore là que la volupté, animée par un air brûlant, dessèche toutes les bonnes dispositions, avant qu’elles mûrissent jusqu’à devenir des vertus.

Une classe de citoyens en opprime une autre, parce qu’elles visent toutes à se faire rendre du respect, à cause des propriétés qu’elles possèdent : et malheureusement cette propriété, lorsqu’on a réussi à se la procurer, attire la considération qu’on ne doit qu’aux vertus et aux talens. Des hommes osent négliger les devoirs les plus sacrés de l’homme, ils n’en sont pas moins traités comme des demi-Dieux. Un voile, tissu de vaines cérémonies, sépare la religion de la morale, et l’on est encore étonné que ce monde ne soit, à peu de chose près, qu’une caverne de brigands.

On emploie chez nous ce proverbe qui rend très-bien une triste vérité ; c’est que quand le diable trouve un homme oisif, il le fait travailler pour son compte. Et que peut-on attendre d’une opulence et de tîtres héréditaires, sinon une oisiveté habituelle ? Car l’homme est fait de manière qu’il ne peut apprendre à faire un bon usage de ses facultés qu’en les exerçant, et il ne les exercera pas, à moins qu’un besoin de quelqu’espèce ne mette les rouages en jeu. On ne sauroit non plus acquérir la vertu, que par l’accomplissement de ses devoirs relatifs ; mais il est difficile que l’importance de ces devoirs sacrés soit sentie par un être cajolé par des fripons de flatteurs qui lui répètent qu’il est au-dessus de l’humanité. Qu’on ne s’y méprenne donc pas ; il faut établir plus d’égalité dans la société, si l’on veut que le règne de la morale s’établisse ; et cette égalité, source de la vertu, ne se soutiendroit pas, fût-elle assise sur un rocher, tant qu’une moitié de l’espèce humaine y sera enchaînée par son destin. Soit ignorance, soit orgueil, cette malheureuse moitié travaillera toujours à miner ce piédestal, pour s’en détacher.

Il est inutile de compter sur la vertu des Femmes, tant qu’elles ne seront pas, jusqu’à un certain point, indépendantes des hommes ; il est également superflu d’en attendre cette force d’affection naturelle qui les rendroit bonnes épouses et bonnes mères. Toutes les fois qu’elles vivront dans une dépendance absolue de leurs maris, elles seront rusées, chétives et vaines. Les hommes qui peuvent se contenter de cajoleries et de mignardises, n’ont pas beaucoup de délicatesse ; car l’amour ne peut être compensé par rien ; il perd tous ses charmes quand on cherche autre chose en lui que lui-même. Cependant, tant que la richesse énervera les hommes, et que les Femmes vivront, pour ainsi dire, sur leurs attraits. personnels, comment pouvons-nous espérer qu’elles remplissent ces honorables devoirs qui demandent également l’activité et l’abnégation de soi-même. La propriété héréditaire fausse le jugement, et ceux qui en sont les victimes, si je puis m’exprimer ainsi, emmaillotés dès leur enfance, exercent rarement la faculté locomotive de leur corps ou de leur esprit ; ils ne voyent les choses qu’à travers un faux milieu qui les empêche de découvrir en quoi consistent le vrai mérite et le vrai bonheur. L’homme ne jouit en effet que d’une lumière trompeuse, lorsque, caché sous la draperie de la situation, il passe avec une stupide indifférence, de dissipation en dissipation, et porte sur tout un œil insignifiant qui nous dit assez que la raison ne l’anime pas.

Je crois donc que la société n’est pas convenablement organisée, quand elle n’excite point les hommes et les Femmes à remplir leurs devoirs respectifs, en plaçant dans leur accomplissement l’unique moyen d’arriver aux distinctions que tous les êtres humains désirent d’obtenir. Il s’ensuit que le respect pour la richesse et pour les charmes de la personne, est un véritable vent de nord-est qui flétrit les fleurs prîntannières de l’affection et de la vertu. La nature a sagement attaché les affections aux devoirs, au travail modéré, afin de fournir aux opérations de la raison la force que le cœur seul peut leur donner. Mais, quand on ne montre de l’affection que parce qu’elle est la marque distinctive d’un certain état, si l’on n’en remplit pas les devoirs, ce n’est qu’un vain compliment que le vice et la folie font à la vertu et à la réalité des choses.

Pour éclaircir mon opinion, il me suffira d’observer qu’une Femme admirée pour sa beauté, et qui se laisse ennivrer de cette admiration, au point de négliger le devoir indispensable de la maternité ; cette Femme, dis-je, pèche contre elle-même, en négligeant de cultiver une affection qui pourroit à la fois la rendre utile et heureuse. Je pense que le vrai bonheur, c’est-à-dire, tout le contentement et toute la satisfaction vertueuse que nous pouvons obtenir dans notre état d’imperfection, provient du bon réglement de nos affections, et une affection comprend un devoir. Les hommes ne songent point aux malheurs qu’ils causent, ni à la vicieuse foiblesse qu’ils caressent, lorsqu’ils exhortent les Femmes à se rendre uniquement agréables. Ils ne font pas attention que le sexe étant fait pour tout harmonier dans la nature, ils mettent en opposition le devoir naturel et le devoir artificiel, en sacrifiant la consolation et la dignité de la vie des Femmes, à des notions voluptueuses de beauté.

Quand une débauche prématurée n’auroit point dénaturé le cœur, il faut qu’il soit bien froid, celui d’un époux qui, voyant son enfant allaité par sa mère, ne trouve pas ce plaisir préférable à tout ce que la coquetterie a de plus recherché. Cependant ce moyen naturel de cimenter l’union conjugale, et de fonder l’estime sur de tendres souvenirs, la richesse porte les Femmes à le dédaigner. Pour conserver leur beauté, pour ceindre leur front de la couronne de fleurs, qui leur donne une espèce de droit à une courte domination, elles négligent de faire sur le cœur de leurs époux, des impressions dont, quand l’âge auroit blanchi leur tête, ils se rappelleroient avec plus de tendresse, que des charmes même de leur virginité. La sollicitude maternelle d’une Femme sensible et raisonnable, est très-intéressante, et la chaste dignité avec laquelle une mère rend les caresses qu’elle et son enfant ont reçu d’un père qui a rempli les devoirs sérieux de son état, est un des plus beaux spectacles qu’il soit possible d’envisager. En effet, mes sentimens sont si singuliers, et je n’ai pas cherché à m’en donner de factices, qu’après avoir été fatiguée du spectacle de l’insipide grandeur et des cérémonies serviles qui, avec une pompe embarrassante, remplacent les affections domestiques, je porte mes regards sur quelqu’autre scène pour me soulager ; je les arrête sur un gazon frais répandu ça et là par la nature. J’ai donc vu avec plaisir une Femme nourrir ses enfans, et remplir en-même-tems les devoirs de son état, sans peut-être partager avec personne, les soins du ménage. Je l’ai vue se parer elle-même, et orner ses enfans, sans autre luxe que celui de la propreté, pour recevoir son mari qui revenant le soir fatigué à la maison, y trouvent un feu clair et le sourire de sa petite famille. Mon cœur se fixoit au milieu du grouppe, et palpitoit même d’une émotion sympathique, quand le bruit d’un pied, sur lequel on ne se méprenoit pas, excitoit un agréable tumulte.

Quand j’ai eu la satisfaction de contempler ce tableau naïf, j’ai pensé que deux époux de ce genre, nécessaires l’un à l’autre, et cependant vivant dans une dépendance mutuelle, parce que chacun remplit ses devoirs ; j’ai pensé, dis-je, qu’ils possedoient tout ce qu’on peut attendre de la vie. — Assez élevés au-dessus de la pauvreté pour n’être pas obligés de peser les suites de chaque farthing[1] qu’ils dépensent, n’étant pas par conséquent astreints à un froid systême d’économie qui rétrécit à la fois le cœur et l’esprit. En vérité, mes conceptions sont si vulgaires, que j’ignore ce qui peut manquer à cette situation, pour la rendre la plus heureuse et la plus respectable qui soit au monde ; je n’y désirerois qu’un peu de goût pour la littérature, afin de jetter quelque variété dans la conversation, et quelqu’argent pour donner au besoin, et pour acheter des livres : car, quand le cœur s’ouvre à la compassion, et que la tête active arrange des plans d’utilité, il n’est point agréable d’avoir un joli marmot qu’il vous tire continuellement le coude en arrière, pour vous empêcher de porter la main à une bourse presque vuide, et qu’il semble l’entendre en-même-temps chuchotter quelque prudente maxime sur la préférence qu’on doit à la justice.

Cependant, quelque pernicieux que soient au caractère humain les honneurs héréditaires et les richesses les Femmes en sont, s’il est possible, plus dégradées et plus avilies que les hommes, parce que ceux-ci peuvent toujours, jusqu’à un certain point, développer leurs facultés, en devenant militaires et hommes d’état.

À l’égard des militaires, je soutiens que la plupart ne peut maintenant acquérir qu’une vaine gloire, n’étant occupés qu’à maintenir la balance de l’Europe, à empêcher qu’aucun point du nord ou du midi n’en dérange l’équilibre. Les jours du véritable héroïsme, c’est lorsqu’un citoyen combat pour son pays, comme Fabricius ou Washington, et qu’ensuite revenu dans ses foyers, il donne à son intrépide vertu une direction plus douce, quoique non-moins salutaire. Mais nos héros britanniques sont plus souvent tirés du tripot que de la charrue ; leurs passions se sont enflammées par l’attente d’un tour de dé plutôt qu’elles ne se sont anoblies, en suivant impatiemment la marche audacieuse de la vertu dans la page de l’histoire.

L’homme d’état, il est vrai, peut plus convenablement passer d’une banque de faraon au timon du gouvernement ; car c’est encore de la ruse et de la piperie qu’on lui demande. Tout le systême politique de la Grande-Bretagne, si l’on peut honnêtement l’appeler systême, ne consiste qu’à multiplier les sous-ordres, et à imaginer des taxes qui écrasent le pauvre, pour engraisser le riche. C’est ainsi qu’une guerre, ou quelqu’autre entreprise extraordinaire, est un heureux moyen de défense pour le ministre, dont le principal mérite est de savoir se maintenir en place.

Il n’est donc pas nécessaire qu’il ait des entrailles pour le pauvre ; il lui suffit de fournir à l’extravagance de sa famille. Si, pour duper le peuple rétif qu’il doit mener par le nez, il est à propos de montrer quelque apparence de respect pour ce qu’on appelle, avec une ignorante ostentation, le droit de naissance d’un Anglais, il lui sera facile d’en imposer, en donnant sa seule voix, et en souffrant que son léger escadron passe de l’autre côté. Si l’on agite une question d’humanité, il peut jetter le gâteau dans la gueule de Cerbère, parler de l’intérêt que son cœur prend à un projet qui doit empêcher la terre de crier plus long-tems vengeance pour le sang de ses enfans, quoique, dans le même instant, il rive leurs fers, en sanctionnant l’abominable traite. Un ministre ne l’est qu’aussi long-tems qu’il vient à bout de ses projets. — Il n’est pourtant pas nécessaire qu’un ministre sente comme un homme, lorsqu’un coup hardi frappe son siège.

Mais quittons ces observations épisodiques, et revenons à un genre d’esclavage plus spécieux, qui enchaîne l’ame même des Femmes, en les retenant à jamais sous les liens de l’ignorance.

Les fausses distinctions de rang qui font le malheur de la civilisation, par la division du-monde en tyrans voluptueux et en esclaves rusés et jaloux, ces fausses distinctions corrompent également toutes les classes de la société, parce qu’on n’attache point le respect aux devoirs, mais à l’état ; et quand les devoirs ne sont pas remplis, les affections ne peuvent acquérir l’énergie suffisante, pour fortifier la vérité dont elles sont la récompense naturelie. Encore reste-t-il quelques issues à l’homme, pour penser et pour agir par lui-même ; mais à l’égard de la Femme, c’est un travail d’Hercule, parce qu’elle a des difficultés particulières à son sexe à surmonter, difficultés qui exigent presque une force sur-humaine.

Un bon législateur tâche toujours d’intéresser tous les individus à la vertu ; c’est ainsi que la vertu privée devient le gage du bonheur public, et que le bon ordre du tout se trouve consolidé par la tendance de toutes les parties vers un centre commun ; mais la vertu privée ou publique de la Femme est très-problématique ; car Rousseau et plusieurs écrivains de l’autre sexe, soutiennent que sa vie doit être soumise à une sévère contrainte, celle de la propriété ; mais pourquoi la soumettre à cette condition, si elle est capable d’agir d’après le plus noble principe, si l’immortalité doit être son partage ? Le sucre sera-t-il toujours le produit d’un sang vital ? Faudra-t-il que, semblable à ces pauvres esclaves africains que des préjugés brutaux asservissent, lorsque des principes seroient un moyen bien plus sûr de les retenir, faudra-t-il, dis-je, qu’une moitié de l’espèce humaine soit traitée comme eux uniquement pour sucrer la coupe de l’homme ? N’est-ce pas indirectement refuser la raison à la Femme ; car un présent n’est qu’une mocquerie, si l’on ne peut en faire usage.

Les hommes et les Femmes sont affaiblis et amollis par les plaisirs énervans que procure la richesse ; mais ajoutons que celles-ci sont esclaves de leur personne, et qu’il faut qu’elles se rendent attrayantes, pour que l’homme leur prête sa raison et dirige leurs pas chancelans. Les supposerons-nous ambitieuses ? il faudra qu’elles gouvernent leurs tyrans par des ruses malhonnêtes ; car où il n’y a point de droit, il ne sauroît non plus se trouver de devoirs : et les loix relatives à mon sexe, que je discuterai peut-être quelque jour, font un tout, une unité absurde de l’homme et de la Femme ; ensuite, par une transition facile qui ne fait porter la responsabilité que sur elle, on ne tarde pas à la regarder comme un zéro.

L’être fidèle aux devoirs de son poste, est ou doit être indépendant ; et pour considérer les Femmes en grand, leur premier devoir se rapporte à elles-mêmes, en qualité de créature raisonnable, le plus important après, est celui de citoyenne ; vient enfin celui de mère qui en renferme tant d’autres. Un rang distingué dans la société, dont la prérogative est de les dispenser de ce dernier devoir, les dégrade nécessairement, puisqu’il ne fait d’elles que de vaines poupées. Leur supposons-nous une occupation plus importante que de s’amuser à draper une belle statue de marbre ? eh bien ! alors elles sont entièrement livrées à quelque amour platonique, ou la conduite de quelque intrigue remplit actuellement toutes leurs pensées ; car, en négligeant leurs devoirs domestiques, elles n’ont point la ressource d’entter en campagne, d’exécuter des marches, des contremarches, des évolutions militaires, ou de disputer dans le Sénat, pour préserver leur faculté morale de la rouille.

Je sais que J. J. Rousseau voulant prouver l’infériorité de mon sexe, s’est écrié d’un ton triomphant, comment peuvent-elles abandonner un nourrisson pour un camp ? — Et quelques moralistes ont regardé la guerre comme l’école des plus héroïques vertus ; cependant, je crois que le casuiste le plus habile seroit bien embarrassé à mettre d’accord avec la raison, le plus grand nombre de ces guerres qui nous ont crée des héros. Je ne me propose pas d’examiner cette question en critique, parce qu’ayant souvent regardé ces boutades de l’ambition, comme le premier mode naturel de la civilisation, quand il falloit retourner le terrein, et éclaircir par le fer et le feu les bois qui le couvroient, je n’oserois en conséquence les appeler des pestes ; mais assurément le systême de guerre, adopté aujourd’hui, n’a guères de liaison avec aucune vertu de quelque genre que ce soit, étant plutôt l’école de la finesse et de l’amollissement, que celle du courage. Cependant, si la guerre défensive, la seule que l’on puisse justifier dans l’état avancé de civilisation où nous nous trouvons, la seule où la vertu puisse se montrer et se mûrir parmi les travaux pénibles qui secondent la pureté de l’air sur le sommet des montagnes, étoit en effet la seule qu’on adoptât comme juste et glorieuse, le véritable héroïsme de l’antiquité pourroit encore animer le sein des Femmes. — Mais aimable, doux et joli lecteur, homme ou Femme, ne t’alarmes pas ; car quoique j’aye mis en opposition le caractère du soldat de nos jours avec celui de la Femme civilisée, je ne vais pas conseiller à celle-ci de changer son sac à ouvrage en giberne, malgré que je désire sincèrement de voir métamorphoser la bayonnette en hoyau. Je n’ai voulu que rafraîchir une imagination fatiguée du spectacle des vices et des folies qu’amène le torrent fangeux de l’opulence, qui a souillé tous les purs ruisseaux de l’affection naturelle, en supposant que la société se constitueroit un jour de manière que tout homme seroit forcé de remplir ses devoirs de citoyen, ou encourroit le mépris public ; et que tandis qu’il rempliroit quelque fonction de la vie civile, sa Femme, également citoyen actif, ne mettroit pas moins d’attention à gouverner sa famille, élever ses enfans et secourir ses voisins. Mais, pour la rendre réellement vertueuse et utile, il ne faut pas qu’en remplissant ses devoirs civils, elle soit de fait privée de la protection des loix civiles ; il ne faut pas q’u’elle dépende, pour sa subsistance, des bontés de son mari durant sa vie, ou après sa mort de l’appui de quelque personne ; car comment celui qui n’a rien en propre seroit-il un être généreux ? ou, peut-il être vertueux, celui qui n’est pas libre ? Dans l’état actuel des choses, la Femme qui se contente d’être fidèle à son mari, mais n’allaite ni n’élève ses enfans, mérite à peine le nom d’épouse, et n’a certainement pas droit à celui de citoyenne ; en ôtant les droits naturels, vous avez nécessairement dispensé des devoirs.

En effet, quand les Femmes, si foibles d’ame et de corps qu’elles ne retrouvent quelque vivacité que pour rechercher de vains plaisirs ou inventer des modes frivoles, nécessairement elles ne peuvent servir qu’à amuser les hommes. Est-il un spectacle plus affligeant, pour quelqu’un qui pense, que de voir, dans les nombreux équipages, roulans pêle-mêle le mâtin dans cette capitale, des Femmes ennuyées et maladives qui tâchent de se fuir elles-mêmes. J’ai souvent désiré, avec le docteur Johnson, d’en placer quelques-unes dans une petite boutique, entourées d’une demi-douzaine d’enfans qui attendroient leur pain du savoir-faire de ces belles languissantes. Je m’abuse fort si quelque vigueur cachée ne rendoit bientôt de la santé et du feu à leurs yeux ; probablement l’exercice de la raison ranimeroit ces joues tirées d’ennui, et rendroit à leur caractère sa dignité perdue, ou, pour mieux dire, le mettroit en état d’atteindre à toute telle qu’il doit avoir naturellement. Si de simples méditations sans pratique ne peuvent jamais faire acquérir la vertu, à plus forte raison ne pourra-t-elle être le partage de cette indolence que produisent naturellement les richesses.

D’ailleurs, quand la pauvreté attire plus de mépris, que le vice lui-même, la morale n’est-elle pas attaquée jusqu’au vif ? Sans doute les Femmes, dans les situations ordinaires de la vie, sont également appelées par la religion et la raison, à remplir les devoirs d’épouses et de mères : j’en conviens, de peur qu’on ne se méprenne sur le sens de mes idées ; mais je ne puis m’empêcher de me plaindre de ce qu’il ne s’ouvre pas pour les Femmes d’une classe supérieure, un chemin qui les mène à de plans plus vastes d’utilité et d’indépendance. Je m’attends bien à exciter le rire dédaigneux de la critique, en laissant tomber ici en passant un apperçu que je me propose de suivre quelque jour : oui, je suis persuadée qu’au lieu d’être gouvernées arbitrairement, sans avoir aucune part directe aux délibérations, les Femmes devroient avoir aussi leurs représentans.

J’avoue, que tout le système de représentation en Angleterre n’étant aujourd’hui qu’un instrument commode pour le despotisme, elles n’ont pas plus à se plaindre qu’une foule d’autres citoyens ; car après tout, elles sont aussi bien représentées que la classe nombreuse attachée aux travaux pénibles, qui paye la liste civile de la royauté, tandis qu’elle peut à peine donner une bouchée de pain à ses enfans. Comment sont-ils représentés, ceux dont les sueurs ont servi à détremper le ciment des magnifiques écuries de l’héritier présomptif, ou ont payé le vernis brillant dont est couvert le char d’une maîtresse qui, du fond de cette machine commode et somptueuse, les regarde avec dédain ? Les taxes imposées sur l’indispensable nécessaire mettent une foule de princes et de princesses, tout au moins inutiles, en état d’éblouir de leur pompe stupide une autre foule d’hébétés qui adorent presque un luxe dont ils payent si cher les frais. Il n’y a qu’une grandeur gothique, une magnificence inutile, et qui sent les siècles de la barbarie, à avoir des sentinelles à cheval aux portes de Whitehall ; pour moi, je n’ai jamais pu les regarder, sans que l’indignation se mêlât au mépris qu’ils m’inspiroient.

Combien ne faut-il pas que le jugement soit faussé quand on admire cette manière d’être de l’état ? mais de pareilles folies feront fermenter toute la masse de l’espèce humaine, jusqu’à ce que la vertu ait entièrement fait disparoître les monumens de celle-ci. En effet, le même caractère ne manquera pas d’établir son empire dans l’ensemble de la société ; et les raffinemens du luxe, ou les regrets vicieux de la pauvreté envieuse, en banniront également la vertu, considérée comme caractéristique de cette société, ou ne la présenteront que sous l’aspect ridicule d’une des pièces du vêtement bigaré d’arlequin, porté par l’homme civilisé.

Dans les rangs élevés, c’est par député qu’on s’acquitte de tous ses devoirs, comme si l’on pouvoit jamais charger quelqu’un de cette commission, et les vains plaisirs que l’oisiveté des riches les force à rechercher paroissent si attrayant à la classe qui vient immédiatement après, que les nombreux pourchasseurs de l’opulence sont prêts à tout sacrifier, pour marcher sur leurs pas. On regarde alors les emplois les plus importans et les plus sacrés comme des bénéfices simples, parce qu’on ne se les est procurés que par intérêt, et qu’on n’a eu en vue que de mettre un homme en état de marquer dans le monde. Les Femmes, en particulier, voudroient toutes être ladis, ce qui veut dire simplement n’avoir rien à faire ; mais aller à l’aventure, je ne sais trop où, pour y tuer le tems, je ne sais trop à quoi.

Mais qu’est-ce que les Femmes ont donc à faire dans la société, pourra-t-on m’objecter, hors de s’y amuser et d’y babiller avec grace ? Sûrement vous ne voudriez pas les condamner toutes à nourrir des poupons, ou à ranger des bouteilles de petite bière dans une cave ! non, sans doute ; mais les Femmes peuvent certainement étudier l’art de guérir et être médecins aussi bien que garde-malades. L’art des accouchemens, par exemple, la décence sembloit le leur réserver ; je crains bien pourtant que le mot de sage-femme ne tarde pas à être remplacé dans tous les dictionnaires par celui d’accoucheur, et qu’une preuve de l’ancienne délicatesse de mon sexe ne s’efface bientôt du langage.

Elles pourroient aussi étudier la politique, et donner ainsi une base plus étendue à leur bienveillance. Quant à la lecture de l’histoire, je ne la regarderais guères comme plus utile que celle des romans, si l’on ne la lisoit que comme une simple biographie, si l’on n’y observoit le caractère des différens siècles, les progrès dans la politique, dans les arts : en un mot, si l’on ne la considéroit comme l’histoire de l’homme en général, et non comme celle de quelques individus qui ont occupé un piédestal dans le temple de la renommée, et sont tombés ensuite dans le torrent du tems, dont les vagues silencieuses entraînent tout devant elles dans le gouffre sans forme qu’on appelle éternité ; « car pourroit-on nommer forme ce qui n’a pas de forme ? »

Il ne manque pas d’autres occupations auxquelles elles pourroient se livrer, si elles étoient élevées d’une manière plus convenable, ce qui en empêcheroit plusieurs de tomber dans la prostitution. Les Femmes ne se marieroient point alors pour avoir un soutien, comme les hommes qui acceptent des places du gouvernement, sans en remplir les devoirs : le soin de gagner leur subsistance, le plus louable de tous, ne les placerait pas presque au niveau de ces pauvres créatures abandonnées, qui vivent de la débauche ; car les faiseuses de modes et les couturières ne sont-elles pas classées immédiatement après les filles ? Le peu d’emplois à la portée des Femmes, loin d’être libres, sont purement domestiques ; et, lorsqu’une éducation supérieure les rend propres à se charger d’élever les enfans, en qualité de gouvernantes, elles ne sont pas traitées comme les précepteurs, quoique ceux-ci ne le soient pas toujours de manière à les rendre respectables aux yeux de leurs élèves, sans parler de ce qui touche à la satisfaction particulière de l’individu. Mais comme les Femmes, qui reçoivent une éducation soignée, ne sont jamais destinées à la condition humiliante que la nécessité les force quelquefois d’adopter, elles en paroissent dégradées, et il faudroit bien peu connoître le cœur humain pour ne pas voir que rien au monde n’affecte la sensibilité, comme de déchoir.

Quelques-unes de ces Femmes peuvent être éloignées du mariage, par la tournure de leur esprit, ou par délicatesse : d’autres, il peut n’avoir pas été en leur pouvoir, dans cette déplorable condition, d’échapper à la servitude. Or n’est-ce pas un gouvernement très-défectueux, très-oublieux du bonheur d’une moitié de ses membres, que celui qui ne pourvoit point au sort des Femmes honnêtes et indépendantes, en les encourageant à prendre des états respectables ; car, si l’on veut que leur vertu privée soit utile au public, il faut qu’elles ayent une existence civile, dans l’état, mariées ou non mariées ; sans cela, nous verrons continuellement des Femmes respectables dont la sensibilité aura été péniblement affectée par un mépris non-mérité ; nous les verrons, dis-je, se flétrir comme le lys arraché par le soc de la charrue.

C’est une vérité triste ; mais tel est l’heureux effet de la civilisation que les Femmes les plus respectables sont précisément les plus opprimées, et à moins qu’elles n’ayent une intelligence bien supérieure à l’intelligence commune des deux sexes, à force d’être traitées comme des êtres méprisables, il faut qu’elles le deviennent. Combien n’est-il pas de Femmes qui usent ainsi leur vie dans le chagrin, et qui auroient pû pratiquer la médecine, diriger une ferme, tenir une boutique, et se faire un établissement par leur propre industrie, au lieu de pencher leur tête surchargée du poids de la sensibilité qui consume la beauté à laquelle elle avoit d’abord donné de l’éclat. Je doute même qu’il y ait autant d’affinité entre la pitié et l’amour, que les poëtes l’ont imaginé ; car j’ai rarement vu beaucoup de compassion pour les Femmes malheureuses, à moins qu’elles ne fussent jolies ; alors peut-être la pitié étoit la douce suivante de l’amour ou le proxénete du libertinage.

La Femme qui gagne son pain, en remplissant quelque devoir, combien n’est-elle pas plus respectable que la beauté la plus accomplie ? — Que dis-je, la beauté ! — Je suis tellement sensible à la beauté du caractère moral, à cette harmonieuse propriété qui règle les passions d’un esprit bien ordonné, que je rougis d’en faire la comparaison ; mais je gémis de voir un si petit nombre de Femmes viser à cette dignité morale, en s’arrachant au tourbillon ennivrant du plaisir, ou à cette indolence, qui paralyse leurs bonnes qualités.

Cependant, vaines de leur foiblesse, il faut toujours qu’elles soient protégées, qu’elles vivent à l’abri de tout soin de tous les travaux pénibles qui dignifient l’esprit. — Si tel est l’arrêt du destin, si elles doivent se rendre elles-mêmes insignifiantes et méprisables pour dissiper doucement la vie, qu’elles n’attendent pas d’être estimées, quand leur beauté sera flétrie, car c’est le destin des plus belles fleurs, d’être admirées et effeuillées ensuite par la main qui les a cueillies. De combien de manières ne voudrois-je pas, par pure bienveillance, imprimer cette vérité dans mon sexe ! mais je crains que les Femmes ne veuillent pas écouter une vérité qu’une expérience coûteuse a pourtant appris à plusieurs, et qu’elles ne consentent point à renoncer aux privilèges de rang et de sexe, pour les droits de l’humanité que ne peuvent réclamer ceux qui n’en remplissent pas les devoirs.

À mon avis, les écrivains les plus utiles sont ceux qui excitent la sensibilité de l’homme, pour l’homme, indépendamment de l’état qu’il remplit, ou de la draperie des sentimens factices. Je désirerois donc convaincre les hommes raisonnables, de l’importance de quelques-unes de mes idées, et obtenir de leur part qu’ils voulussent bien peser sans passion, l’ensemble de mes observations. — J’en appelle à leur intelligence, et je demande, au nom de mon sexe, que leur cœur prenne quelqu’intérêt à cette question. Je les invite l’émancipation des Femmes, pour en faire des compagnes dignes d’eux.

Si les hommes brisoient généreusement nos chaînes, et se contentoient d’une société raisonnable, au lieu d’une obéissance servile, ils trouveroient en nous des filles plus réservées, des sœurs plus tendres, des épouses plus fidelles, des mères plus raisonnables ; — en un mot, de meilleures citoyennes. Nous les aimerions alors d’un véritable amour, parce qu’ils nous auroient appris à nous respecter nous-mêmes ; la paix, le repos de l’esprit d’un honnête homme ne seroient point troublés par l’oisive vanité de sa femme, et ses enfans ne seroient pas obligés de chercher un sein étranger, faute d’avoir pu se réfugier dans celui de leur mère.

  1. C’est un liard, monnaie d’Angleterre.