Paris : Chez Buisson, lib., rue Haute-Feuille, n° 20 ; Lyon : Chez Bruyset, rue Saint-Dominique (p. 341-367).

CHAPITRE VIII.

Les bases de la morale renversées par les notions sexuelles de l’importance d’une bonne réputation.

Il y a long-tems qu’il m’est venu dans la tête, que tous ces avis relatifs au maintien, et que toutes ces différentes manières de s’assurer une bonne réputation, si vivement recommandées aux Femmes, n’étoient que des vernis brillans, mais corrosifs, qui rongent la substance de la morale dont on l’a incrustée. Je me suis dit, qu’en mesurant ainsi des ombres, il étoit impossible de ne pas tomber dans des erreurs de calcul, puisque leur projection est tellement dépendante de la hauteur du soleil et d’une foule d’autres circonstances contingentes.

D’où nait le maintien d’un courtisan qui se fait un jeu, et un jeu si facile de tromper ? Sans doute de sa situation ; car se trouvant avoir besoin de ceux qui dépendent de lui, il est obligé d’apprendre l’art de refuser sans offenser, et de nourrir adroitement les espérances de l’aliment du Caméléon : ainsi la politesse s’accoutume à se jouer de la vérité, et, détruisant la sincérité et l’humanité propres à notre espèce, forme enfin ce qu’on appèle un gentil-homme.

Les Femmes acquèrent de même, d’après une prétendue nécessité, les dehors artificiels et faux qu’on leur connoît. Cependant la vérité n’est pas une chose avec laquelle on puisse jouer impunément ; le charlatan le plus exercé devient à la fin lui-même dupe de ses tours de passe-passe ; il perd cette sagacité naturelle qu’on a justement nommé bon sens ; et particulièrement cette perception vive des vérités les plus communes, que l’esprit, qu’on n’a point gaté, reçoit constamment pour ce qu’elles sont, quoiqu’il puisse ne pas avoir assez d’énergie pour les découvrir lui-même, surtout quand des préjugés locaux l’ont obscurci. La majeure partie des hommes reçoit ses opinions de confiance, pour s’épargner la peine d’exercer elle-même ses facultés intellectuelles, et ces êtres indolens s’attachent naturellement à la lettre plutôt qu’à l’esprit des lois divines ou humaines. » Les Femmes, dit quelque part un auteur, dont le nom ne me revient pas, ne songent point à ce qui n’est vu que de l’œil du ciel. » Et pourquoi voudriez-vous qu’elles s’en inquiétassent ? C’est l’œil de l’homme qu’on leur a appris à craindre, et quand elles sont parvenues à endormir leur argus, elles ne pensent guères au ciel ou à elles-mêmes, parce que leur réputation est en sûreté. C’est cette réputation et non la chasteté avec les vertus qui l’accompagnent, qu’elles prennent bien garde de laisser entâcher, non pas parce que c’est une vertu, mais de peur d’être dégradées du rang qu’elles occupent dans l’opinion publique.

Je n’ai besoin pour prouver la vérité de cette observation, que de faire remarquer les intrigues des Femmes mariées, particulièrement dans la haute classe, et dans les provinces où leurs parens leur font contracter des unions sortables, suivant leur rang dans la société. Qu’une jeune fille innocente devienne la proie de l’amour, la voilà avilie pour jamais, quoique son ame ne soit pas souillée de ces artifices que se permettent des Femmes sous le chaperon commode du mariage ; elle n’a non plus enfreint aucun devoir, — que le devoir de se respecter elle-même. Au contraire, la Femme mariée rompt le plus saint des nœuds, et devient une mère cruelle, quand une fois elle est épouse déloyale et coupable. Si son mari conserve encore quelqu’affection pour elle, les ruses qu’elle employe nécessairement pour le tromper, la rendent le plus méprisable de tous les êtres ; car enfin les manœuvres nécessaires pour sauver les apparences doivent au moins tenir son ame dans ce tumulte puérile ou vicieux qui en détruit toute l’énergie. En outre, il lui faut de tems-en-tems, comme à ces gens habitués à prendre des liqueurs pour se monter la tête, une intrigue pour animer son cœur qui ne goute plus que des plaisirs fortement assaisonnés de crainte ou d’espérance.

Les Femmes mariées se conduisent quelquefois avec plus d’audace ; je vais en citer un exemple.

Une Femme de qualité, connue pour ses galanteries, quoique personne ne la rangeât dans la classe où elle devoit être, parce qu’elle vivoit encore avec son mari, eut l’impudence de traiter avec le mépris le plus insultant, une pauvre créature timide, honteuse d’une première foiblesse commise avec un gentil-homme du voisinage qui l’avoit pourtant épousée après l’avoir séduite. Cette Femme confondoit la vertu avec la réputation ; et je crois qu’elle s’estimoit infiniment pour s’être respectée avant son mariage, quoique, cette alliance une fois arrangée à la satisfaction de leur famille, les deux époux eussent été également infidèles l’un à l’autre, de sorte que leur chétif rejetton, héritier d’une fortune immense, étoit arrivé on ne sait trop d’où !

Mais envisageons ce sujet sous un autre point de vue.

J’ai connu un grand nombre de Femmes, qui, si elles n’aimoient pas leurs maris ; n’aimoient du moins pas ailleurs. Eh bien ! fières de cette fidélité négative, elles se livroient entièrement à la vanité, À la dissipation, et négligeoient tous leurs devoirs domestiques ; il y a plus, jettant par les fenêtres un argent qu’elles auroient dû ménager pour assurer l’éducation ou le bien-être de leurs enfans, elles se targuoient d’une réputation sans tache, comme si tous leurs devoirs en qualité de Femmes et de mères se fussent bornés à la conserver. On a vu d’autres Femmes indolentes négliger tous leurs devoirs particuliers et croire mériter le cœur de leurs époux, parce qu’elles étoient fidèles à celui qui bien que le principal, n’est pourtant pas le seul.

Les âmes foibles aiment toujours à se reposer sur l’observance extérieure des devoirs ; mais la morale nous offre des motifs bien plus simples et il seroit à désirer que des écrivains superficiels dans ce genre eussent moins parlé du maintien et des pratiques du dehors ; car à moins qu’une vertu, de quelque espèce qu’on la suppose, ne soit appuyée sur la conviction qui résulte des lumières, elle ne produira qu’une sorte de décence insipide ; cependant on a fait du respect humain le principal devoir de la Femme, témoin Rousseau qui déclare l’honneur et la réputation non moins indispensables que la chasteté, et qui ajoute quelques pages plus loin : « l’homme, en bien faisant, ne dépend que de lui-même, et peut braver le jugement public ; mais la Femme, en bienfaisant, n’a fait que la moitié de sa tâche, et ce que l’on pensé d’elle, ne lui importe pas moins que ce qu’elle est en effet. Il suit de-là que le système de son éducation doit être à cet égard contraire à celui de la nôtre : l’opinion est le tombeau de la vertu parmi les hommes, et son trône parmi les Femmes ». C’est-à-dire, ou toutes les règles de la logique sont fausses, que la vertu qui repose sur l’opinion est purement humaine, et qu’elle est celle d’un être à qui le Ciel a refusé la raison.

Ce prix que l’on attache à la réputation, abstraction faite de ce qu’elle est une des récompenses naturelles de la vertu, est venu d’une cause dont j’ai déjà gémi, la regardant comme celle qui a le plus dépravé les Femmes ; je veux dire l’impossibilité de regagner l’estime publique, par un retour sincère à la vertu, estime que les hommes conservent d’ordinaire, même pendant le tems qu’ils se livrent au vice. Il étoit donc naturel aux Femmes de tâcher de conserver, à quelque prix que ce fût, ce qui une fois perdu — l’étoit pour jamais ; et ce soin absorbant tous les autres, la réputation d’honnêteté est devenue la seule chose qu’on ait exigée de mon sexe. Mais les scrupules de l’ignorance sont bien mal fondés ; car ni la religion, ni la vertu, quand elles résident dans un cœur, ne demandent une attention si puérile à de pures cérémonies, parce qu’après tout le maintien aura nécessairement de la décence, quand les motifs dont la personne est animée seront purs.

Je puis citer à l’appui de mon opinion une autorité bien respectable ; et certes, l’autorité d’un philosophe qui raisonne de sang-froid, quoiqu’elle ne puisse établir à elle seule un sentiment, doit du moins prêter quelque poids à une considération. Le docteur Smith, en parlant des loix générales de la morale, observe — « que quelques circonstances extraordinaires et malheureuses peuvent faire soupçonner un honnête homme d’un crime dont il a toujours été incapable, et d’après cela l’exposer injustement à se voir, pour le reste de sa malheureuse vie, l’objet de l’exécration du Genre-humain. On peut dire qu’un pareil malheur lui fait perdre, malgré son innocence et sa probité, tout ce qu’il possède, de même que l’homme le plus prudent peut être ruiné, malgré toute sa circonspection, par une inondation ou un tremblement de terre. Cependant, des açcidens du premier genre sont peut-être plus rares et plus opposés à la marche ordinaire des choses, que ceux du second ; et il n’en reste pas moins vrai que la pratique de la vérité, de la justice et de l’humanité offre un moyen sûr et presque infaillible d’acquérir ce que ces vertus méritent, et désirent sur-tout d’obtenir la confiance et l’amitié des gens avec qui nous vivons habituellement. On peut aisément mal interpréter la conduite d’une personne, dans une occasion particulière ; mais il n’est guères possible de la présenter, dans tous ses points, sous un faux jour. J’admets que l’on pourra croire qu’un homme honnête a failli ; mais cela n’arrivera que rarement. Au contraire, l’opinion bien établie de la pureté de ses mœurs nous conduira souvent le juger innocent, nonobstant les plus fortes présomptions, dans une conjoncture où il aura réellement mal fait ».

Je suis entièrement de l’avis de cet écrivain, et je crois que bien peu de personnes de l’un ou de l’autre sexe ont été méprisées pour certains vices, sans mériter effectivement de l’être. Je ne parle pas de la calomnie du moment, qui flotte sur un caractère, comme un de ces brouillards épais de novembre sur la capitale, jusqu’à ce qu’il tombe et se dissipe par dégré à la lumière d’un jour ordinaire : Je prétends seulement que la conduite habituelle de la majeure partie des hommes réussit à se faire apprécier ce qu’elle vaut. L’ignorance a-t-elle conçu d’elle-même des soupçons, ou lui ont-ils été suggérés par l’envie de nuire ? rassurez-vous ! La vérité saura, bien se faire jour insensiblement, et dissiper les taches dont elles avoient couvert injustement un caractère pur. La réputation s’est trouvée éclipsée pour un moment dans l’ombre ; mais le nuage qui faisoit voir les choses sous un faux jour, une fois écarté, l’œil public manque rarement d’estimer juste ce qu’il distingue d’une manière bien nette.

Sans doute, beaucoup de gens obtiennent une réputation meilleure à plusieurs égards qu’ils ne la mériteroient, si l’on vouloit se rendre difficile ; car dans toutes les courses[1], une industrie active et qui sait ne pas se relâcher, est à-peu-près sûre de gagner les paris. Ceux qui ne visent qu’à cette chétive récompense comme les Pharisiens qui prioient aux coins des rues pour se faire remarquer obtiennent ordinairement le prix qu’ils cherchent, parce qu’après tout, l’homme ne sauroit lire dans le cœur de l’homme. Mais la bonne réputation, produit naturel des bonnes actions de l’homme qui ne cherche qu’à marcher droit sans s’inquiéter des spectateurs, est en général, non-seulement de meilleur alloi, mais même plus aisée à obtenir.

Il existe, il est vrai, des épreuves cruelles où l’homme de bien ne peut qu’en appeler à Dieu, de l’injustice des hommes ; où il est obligé de s’envelopper de sa vertu comme d’un manteau ; de redescendre dans l’asyle de sa propre conscience, jusqu’à ce que les serpens de l’envie ayent cessé de siffler ; que les clameurs du vulgaire déçu se soient appaisées. Il y a plus, les traits empoisonnés des injustes reproches, peuvent quelquefois percer, déchirer même un cœur innocent et sensible ; mais, par bonheur, ce sont là des exceptions rares aux règles générales : et c’est d’après les règles ordinaires, qu’il faut régler sa contenance. On ne tient jamais compte, dans les calculs astronomiques, de l’excentricité de l’orbite de la comète, qui n’est rien par rapport à l’ordre invariable établi dans les mouvemens des principaux corps célestes du systême solaire.

J’ose donc assurer que lorsqu’un homme est parvenu à la maturité, sa réputation est faite dans le monde, sauf quelques exceptions dont j’ai déjà parlé. Je ne dis pas qu’un homme prudent et mondainement sage, avec des vertus et des qualités purement négatives, ne puisse quelquefois obtenir une réputation plus brillante qu’un autre plus sage, et meilleur que lui ; je suis fondée au contraire à conclure d’après l’expérience, que de deux personnes presqu’égales en vertu, celle dont le caractère sera plus négatif, plaira davantage dans le monde, tandis que l’autre aura plus d’amis dans la vie privée ; mais quoique les inégalités qu’on remarque dans les vertus des grand-hommes soient plus prononcées, quoiqu’elles offrent à la foiblesse envieuse le but certain vers lequel elle doit diriger ses coups, le vrai caractère, en dépit des éclaboussures de la malice ingénieuse, n’en jette pas moins son éclat[2].

Je ne ferai point de commentaire sur cette susceptibilité de réputation, sur l’attention avec laquelle on l’analyse ; mais je suis effrayée de voir la moralité tellement défigurée chez les Femmes, que l’apparence absorbe tous leurs soins, et leur fait négliger la réalité. C’est ainsi qu’une chose toute simple, devient étrangement compliquée ; il arrive même quelquefois que la vertu et son simulacre varient suivant les circonstances. Nous n’aurions peut-être jamais entendu parler de Lucrèce, si elle étoit morte pour conserver sa chasteté, au lieu de s’immoler à sa réputation. Si nous méritons réellement la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes, nous sommes ordinairement respectés dans le monde ; cependant, si nous aspirons à une plus grande perfection, il ne suffit pas de nous voir, comme nous supposons que les autres nous voyent, quoiqu’on ait ingénieusement présenté cette méthode comme la base de nos sentimens moraux[3], parce que chaque spectateur peut avoir ses propres préjugés, en outre, les préjugés de son âge ou de son pays ; nous devons plutôt tâcher de nous considérer comme nous supposons que doit nous voir l’être qui met nos pensées en action, et dont le jugement ne s’écarte jamais de l’éternelle rectitude ; l’équité préside à tous ses jugemens, ils sont justes et miséricordieux.

L’esprit humble qui cherche à trouver grâce devant lui, et qui s’examine tranquillement en sa présence, se trompe rarement sur ses propres vertus. C’est pendant l’heure du recueillement que le repentir se livre à la ferveur de la prière et qu’on reconnoît le nœud qui unit l’homme à la Divinité ; on le reconnoît, dis-je, dans le sentiment pur d’une adoration révérencieuse, qui remplit le cœur sans exciter de tumultueuses émotions. Dans ces momens solemnels, l’homme découvre le germe de ces vices qui, semblables à l’arbre de Java, répandent aux environs une vapeur empoisonnée ; — leur ombre est mortelle ; mais il les découvre sans horreur parce qu’il se sent attiré lui-même par une chaîne d’amour vers ses semblables, aux folies desquels il voudroit trouver une excuse dans leur nature, c’est-à-dire en lui-même ; car il peut raisonner de la manière suivante : si, moi qui ai exercé mon esprit, qui ai été épuré par les disgrâces, je trouve l’œuf du serpent dans quelque pli de mon cœur, si je ne l’écrase qu’avec difficulté, pourrois-je ne pas compâtir à la foiblesse de ceux qui n’ont pu l’écraser, ou qui ont imprudemment nourri l’insidieux reptile, jusqu’à ce qu’il ait empoisonné chez eux la source de la vie ? Puis-je, avec le sentiment, de mes fautes secrètes, repousser mes semblables, et les voir tranquillement tomber dans l’abîme de perdition qui s’entrouvre pour les dévorer ? — Non, non, le cœur oppressé doit crier avec une impatience suffoquante ; — et moi aussi je suis homme. J’ai des vices peut-être ignorés, de mes semblables ; mais qui m’humilient devant Dieu, et qui, lorsque tout garde le silence, me disent hautement que nous sommes formés de la même terre et nourris du même élément. C’est ainsi que l’humanité s’élève naturellement du sein de l’humilité, et tresse des liens de bienveillance qui enlacent le cœur et l’empêchent de s’isoler.

Cette sympathie s’étend encore plus loin ; jusqu’à ce que l’homme satisfait découvre de la force dans des raisonnemens qui ne peuvent opérer sa conviction, il place dans un plus beau jour pour lui-même, les apparences de raison qui ont égaré les autres, et s’applaudit de trouver quelque excuse à toutes leurs erreurs, quoiqu’il sache très-bien que celui qui dirige la marche du soleil, le fait briller sur toute la nature. Cependant, secouant ses mains comme si elles avoient touché quelque chose d’impur, un pied sur la terre et de l’autre s’élevant hardiment vers les cieux, il demande à partager la béatitude des êtres d’un ordre supérieur : à cette heure rafraîchissante, des vertus ignorées des hommes répandent leur céleste parfum, la terre altérée et rafraîchie tout-à-coup par les sources pures de la consolation, se couronne d’une riante verdure ; tel est le spectacle vivant et enchanteur que regarde avec complaisance l’œil trop pur pour voir l’iniquité.

Mais mes forces m’abandonnent, je me livre silencieusement à la douce rêverie dans laquelle m’ont conduit ces réflexions, sans pouvoir décrire les sentimens qui ont porté le calme dans mon ame, lorsque, observant le lever du soleil, une douce rosée coulant à travers les feuilles des arbres voisins, sembloit tomber sur mes esprits abatus, mais tranquiles, et venir rafraîchir un cœur brûlé par des passions que la raison s’efforçoit de vaincre.

Les principes qui m’ont guidée dans toutes mes recherches rendroient inutiles de plus longs développemens, si l’attention constante à maintenir frais et en bon état le vernis du caractère, n’étoit souvent présentée comme l’unique devoir des Femmes ; si les documens, pour régler la conduite et conserver la réputation, n’étoient pas aussi fréquemment préférés aux obligations morales ; mais à l’égard de la réputation, toute la sollicitude se borne à une seule vertu, la chasteté. Pourvu qu’une Femme conserve ce qu’on appelle absurdément son honneur, elle peut négliger tous les devoirs sociaux, ruiner même sa famille par le jeu, par l’extravagance, sans qu’elle ait à rougir ; car dans le fait, c’est une femme honorable.

Mme Macaulay a judicieusement observé « qu’il n’y a qu’une seule faute qu’une Femme d’honneur ne puisse commettre impunément ; » elle ajoute, « c’est ce qui a donné lieu à cette observation folle et vulgaire, que dans une Femme, une première faute contre la chasteté, a le pouvoir radical de dépraver le caractère ; mais la nature ne produit pas des êtres aussi fragiles, et l’esprit humain est formé d’élémens trop sublimes, pour être aussi aisément corrompus. Malgré tous les désavantages de leur condition et de leur éducation, il est rare que les Femmes s’abandonnent entièrement, si elles ne sont jettées dans un état de désespoir, par la vénimeuse animosité de leur propre sexe. »

Mais autant ce soin de la réputation de chasteté est vanté par les Femmes, autant il est méprisé par les hommes, et les deux extrêmes sont également destructifs de la moralité.

Les hommes sont certainement plus dominés par leurs appétits que les Femmes, et leurs appétits sont encore plus dépravés par l’indulgence illimitée et par les artifices de la satiété. Le luxe a introduit dans le manger un rafinement qui détruit la constitution, et un dégré de gloutonnerie si dégoûtant, qu’il faut qu’on ait perdu toute idée de bienséance, avant qu’un homme ait pû se permettre de manger immodérément devant un autre, et se plaindre ensuite de l’incommodité naturellement occasionnée par son intempérance. Quelques Femmes, particulièrement les françaises, ont aussi perdu tout sentiment de décence à cet égard ; car elles parlent fort tranquillement d’une indigestion. Il seroit à désirer que l’oisiveté n’eût pas engendré, sur le sol fertile de l’opulence, cette foule d’insectes d’été qui se nourrissent de putréfaction, nous n’aurions pas eu le dégoût de voir de tels excès de brutalité.

Il est une règle de conduite qui, je crois, peut suppléer à toutes les autres. Elle consiste simplement à avoir pour nos semblables un respect habituel, qui nous fasse préférer la décence à la satisfaction du moment. La honteuse indolence de plusieurs Femmes mariées et de quelques autres un peu avancées en âge, les porte fréquemment à manquer à la délicatesse ; car, quoique convaincues que la personne est le lien d’union entre les deux sexes, combien de fois n’excitent-elles pas le dégoût par leur indolence, ou pour jouir de quelque légère satisfaction ?

La dépravation de l’appétit qui rapproche les deux sexes, a entraîné des suites plus funestes encore. La nature doit toujours être le guide du goût et la mesure de l’appétit. — Cependant, comme elle est grossièrement outragée par le voluptueux ! Laissant de côté les rafinemens de l’amour, la nature à cet égard, comme à tout autre, a attaché du plaisir au besoin : une loi naturelle et impérieuse, pour la conservation des espèces, exalte l’appétit, et mêle quelque chose d’intellectuel et de sentimental au désir sensuel. Les sentimens de la paternité, mêlés à un instinct purement animal, lui donnent de la dignité. L’homme et la Femme s’accordant souvent dans leurs rapports à leur enfant, l’intérêt mutuel et l’affection sont excités par l’exercice d’une commune sympathie. Les Femmes ayant alors nécessairement à remplir quelque devoir plus noble, que celui d’orner leur personne, ne se réduiroient point à être les esclaves d’une brutalité accidentelle. Voilà cependant la condition présente d’un très-grand nombre de Femmes qui, littéralement parlant, peuvent être considérées comme des plats, auxquels il est libre à chaque glouton de porter la main.

On pourroit m’objecter que quelqu’énorme que soit cet abus, il n’attaque qu’une partie dévouée du sexe, — et dévouée après tout pour le salut du reste. Mais il seroit facile de prouver que cette assertion est aussi fausse que toute autre, qui recommande de sanctionner un petit mal, pour produire un plus grand bien ; l’inconvénient pour le caractère moral ne s’arrête pas là, et l’on peut dire que la paix de l’ame, de la partie la plus chaste du sexe, est troublée par la conduite de ces mêmes Femmes, auxquelles elles ne permettent point de se réfugier des bras du vice dans ceux de la vertu : ces infortunées qu’elles ont la barbarie de condamner pour jamais à exercer les artifices qui leur arrachent leurs époux, et débauchent leurs fils, les forcent à leur tour à prendre le même caractère qui leur inspire tant de mépris. En effet, j’ose assurer que toutes les causes de la foiblesse et de la dépravation des Femmes que j’ai développées. jusqu’ici émanent d’une seule, la plus funeste ; je veux dire le manque de chasteté dans les hommes.

Cette intempérance, malheureusement trop commune, déprave l’appétit de la nature à un tel degré, qu’il faut l’aiguillon des voluptés indécentes pour le relever ; cependant, on oublie le vœu maternel de cette nature qu’on outrage, et l’unique chose qui occupe la pensée, encore n’est-ce que pour un moment, c’est l’agrément extérieur de la personne. Le libertin qui cherche sa proie, devient quelquefois si voluptueux, qu’il rafine, dans ses goûts honteux, sur la délicatesse propre aux Femmes qui ne lui suffit plus. Aussi voit-on, en Italie et en Portugal, des hommes se trouver au lever d’êtres équivoques, et en solliciter des faveurs monstrueuses.

Les Femmes se sont rendues voluptueuses par systême, pour plaire à cette espèce d’hommes, et quoique toutes ne portent pas leur libertinage au même point, ces rapports, où le cœur n’entre pour rien, portent la dépravation d’un sexe sur l’autre, de sorte qu’ils se trouvent tous les deux corrompus, parce que le goût des hommes est vicié, et que les Femmes de toutes les classes règlent naturellement leur maintien sur le goût dominant qui leur vaut de l’influence et du plaisir. Les Femmes, devenant en conséquence plus foibles de corps et d’ame qu’elles ne devroient l’être, ne répondent plus à une de leurs grandes destinations, celle de porter et nourrir des enfans, premier devoir d’une mère de famille que leur débilité les met hors d’état de remplir, et sacrifiant à des goûts lascifs l’affection maternelle qui annoblit l’instinct, détruisent l’embryon dans leur sein coupable, ou l’abandonnent quand il en est sorti. La nature veut qu’on la respecte dans tout, et ceux qui violent ses loix le font rarement avec impunité. Les Femmes faciles et énervées, qui attirent particulièrement l’attention des libertins, ne sont pas propres à être mères, quoiqu’elles puissent concevoir ; de sorte que le riche épicurien qui a dissipé ses forces et sa vie parmi les Femmes, en répandant la dépravation et l’opprobre, quand il veut perpétuer son nom, ne reçoit plus de son épouse qu’un être à demi-formé, malheureux héritier de la double foiblesse de son père et de sa mère.

On a mis en opposition l’humanité du siècle présent avec la barbarie de l’antiquité, et l’on n’a pas manqué d’insister sur la cruelle coutume d’exposer les enfans que leurs parens ne pouvoient nourrir ; peut-être l’homme qui se pare ainsi d’une fausse sensibilité, a-t-il contribué, par ses amours vulgivagues, à produire une stérilité plus destructive, et une dépravation de mœurs plus contagieuse. Sûrement la nature n’a jamais voulu que les Femmes, en satisfaisant un appétit physique, frustrassent précisément le but pour lequel elle le leur a donné.

J’ai observé précédemment que les hommes doivent nourrir les Femmes qu’ils ont séduites ; ce seroit un des moyens de réformer les mœurs des Femmes, et d’arrêter un abus également funeste à la population et à la morale. Un autre moyen, aussi convenable, consisteroit à tourner l’attention des Femmes vers la vertu réelle de chasteté ; car celle qui sourit au libertin, multipliant les victimes de ses passions sans frein et de leur propre folie, a bien peu de droit au respect, sur-tout à celui qu’on paye à la modestie, quand même elle seroit d’une réputation sans tache.

Je dirai plus, elle a une teinte de la même folie, quelque pure qu’elle s’estime elle-même, celle qui se pare soigneusement, dans la simple vue d’être remarquée par les hommes, de leur arracher des soupirs, et d’en obtenir tout ce vain culte qu’on appelle innocente galanterie ; si les Femmes respectaient réellement la vertu pour elles-mêmes, elles ne chercheroient point dans la vanité de dédommagement de l’abnégation qu’elles sont obligées de pratiquer, afin de conserver leur réputation ; elles ne fréquenteroient pas non plus des hommes qui peuvent les compromettre.

Les deux sexes se corrompent et se perfectionnent réciproquement ; c’est-là, je crois, une vérité incontestable, et l’on peut étendre ce principe à toutes les vertus. La chasteté, la modestie, l’esprit public, et toute la suite des qualités respectables, sur lesquelles reposent le bonheur et la vertu sociale doivent être connues et cultivées par tout le genre humain, où elles le seront avec bien peu de fruit, si ce n’est que partiellement. Au lieu de fournir au vicieux et au lâche un prétexte pour violer quelque devoir sacré, en l’appellant seulement un devoir sexuel, on feroit plus sagement de leur montrer que la nature n’y a mis aucune différence, et même que l’homme qui se permet de n’être point chaste, attaque doublement son but, en rendant les Femmes stériles, et en détruisant sa propre constitution, quoiqu’il échappe à la honte qui poursuit le même crime dans l’autre sexe. Telles sont les conséquences physiques ; on trouvera les morales encore plus alarmantes ; car la vertu n’est plus qu’un mot quand les devoirs de citoyen, d’époux, de femme, de père et de mère, et de chef de famille ne lient plus les différens membres de la société, devenus égoïstes, que par de simples convenances.

Où les philosophes s’amusent-ils donc à chercher l’esprit public ? L’esprit public doit nécessairement être nourri par les vertus privées, autrement il ressemblera à ce sentiment factice qui fait un devoir rigoureux aux Femmes de conserver leur réputation, et aux hommes leur honneur ; un sentiment qui existe souvent sans avoir pour base la vertu, ou cette sublime morale, aux yeux de laquelle l’infraction habituelle d’un devoir devient celle de toute la loi morale.

  1. Allusion aux courses de chevaux de New-Marcket, etc.
  2. L’auteur fait allusion à différens auteurs biographiques ; mais particulièrement à Baswel, dans sa vie de Johnson.
  3. Smith.