Cybèle, voyage extraordinaire dans l’avenir/08

CHAPITRE VIII


Un peu d’histoire ancienne de ce monde en avance sur l’histoire de la Terre, donnant les événements qui font suite à la date où Marius en était resté. — Grande guerre européenne, celle-là même qui faisait trembler d’avance toutes les nations. — Rôle magnanime et tout à fait inattendu des vainqueurs, et heureux début de l’Europe dans une voie de justice et de véritable progrès trop belle pour être jamais croyable. — Nouvelle manière chez les Cybéléens d’envisager la question coloniale. — Une mappemonde de la fin du xxe siècle et des divisions géographiques où Marius ne se reconnaît pas tout d’abord. — Voyages à travers les siècles mis à la portée de chacun par l’anesthésie à long terme qui permet de couper une existence humaine en autant de vies intermittentes qu’il plaît aux amateurs.


Quand l’envie prenait aux curieux de promener leur esprit au milieu des âges écoulés, c’était un magnifique tableau d’histoire générale que leur présentait cette humanité dont les annales écrites remontaient à plus de cent siècles, et il est grand temps de dire que Marius avait, grâce au professeur Alcor, et avant même d’être initié à la langue moderne, pu satisfaire le légitime désir qu’il avait témoigné dès les premiers moments, de connaître les principaux faits de ces époques oubliées dont la plus grande partie représentait précisément l’avenir de sa terre à lui, en retard de six mille ans par rapport à l’histoire toute semblable de Cybèle. Le moment où Alcor, muni d’un gros volume, s’était offert à l’instruire de ce passé prophétique lui avait laissé une impression ineffaçable. Il lui avait semblé voir un autre Janus tenant en main le livre du destin.

On conçoit la hâte qu’avait eue Marius d’apprendre avant toute autre chose les événements qui avaient immédiatement suivi l’époque où il en était resté, concernant surtout son pays, et ce fut avec une patriotique anxiété qu’il vit s’ouvrir le livre que tenait le professeur, à la page où commençaient les fatidiques révélations.

À la date où son existence terrestre s’était trouvée interrompue, il était déjà visible pour tous que le déséquilibre où la prépondérance démesurée de l’Allemagne avait jeté l’Europe, ne pouvait durer. À l’horizon politique montaient déjà de noirs nuages recélant l’éclair et la foudre. Entre ces menaçants symptômes et le moment où éclaterait l’orage, il pouvait se passer encore quelques années, mais la tempête longtemps contenue n’en serait que plus inévitable et la conflagration plus terrible. C’était ce que tout le monde prévoyait, et Marius comme tout le monde. Aussi, la première question qu’il adressa au professeur fut-elle nettement précise :

— À qui la victoire ?

Mais Alcor en historien méthodique et consciencieux tenait à commencer par le commencement. Il rappelait les hautaines prétentions de l’Allemagne se croyant sûre de l’avenir ; l’effacement des autres États qui subissaient un ascendant irrésistible, ou bien se faisaient d’eux-mêmes les humbles satellites de la première puissance militaire de l’Europe ; l’isolement de la France qui se taisait mais se recueillait, qui travaillait, se ressaisissait et reconstituait ses forces. Ce peuple que Bismarck avait cru écraser et ruiner sans remède se relevait bientôt plus énergique et plus redoutable que jamais. Après avoir été accablé par le nombre et l’armement supérieur, il réorganisait une armée qui, elle aussi, avait à présent le nombre et un armement formidable. Et cette armée, ce n’était pas seulement sa force et sa sécurité, c’était encore davantage. En ce temps de commotion profonde où l’on avait vu remonter des bas-fonds une vase impure qui troublait la société jusque dans ses sommets, et en attendant que ces boues redescendissent dans leurs cloaques, une chose se maintenait intacte, c’était l’armée française, école de devoir, de patriotisme, de discipline, d’abnégation ; l’armée que n’atteignaient pas ces souillures et qui au-dedans réservait l’avenir, en même temps qu’elle garantissait le présent contre n’importe quel ennemi du dehors. Et c’était à Bismarck à craindre à son tour.

Ce grand homme surfait dont le génie avait surtout consisté à disposer de quatre fois plus de soldats que n’en pouvaient réunir ses adversaires, pour ensuite jouer le rôle toujours facile du plus fort, se dévoilait maintenant sous son vrai jour : Antithèse vivante des Frédéric et des Napoléon, vieux renard toujours tremblant sous sa peau d’insolent reitre, il ne trouvait pas que ce fût trop de rechercher à tout prix toutes les alliances, même celles des plus humbles États de l’Europe pour opposer encore à la France cette écrasante disproportion de nombre qui avait fait jusqu’alors sa supériorité. De l’Allemagne et de la triple alliance il ne fit bientôt qu’un camp où s’exerçaient sans relâche plus de dix millions de soldats. Grâce à sa politique, l’Europe reculait chaque jour davantage dans la barbarie. Bismarck pouvait disparaître ou être écarté de la scène du monde, l’œuvre de l’homme néfaste restait et ne pouvait être dénouée que par la guerre. L’Allemagne aurait fatalement un jour ou l’autre à payer la sinistre dette de sang que lui avait value cet accoucheur avant terme d’une unité allemande qui sans lui fut venue au monde plus viable et mieux conformée.

De plus en plus appauvrie par des budgets militaires insoutenables, l’Europe voyait approcher le moment certain de sa ruine, et tout devenait préférable à cette paix bismarckienne pire que la guerre et la défaite même. Il fallait donc, coûte que coûte, un aboutissement, et puisque la France ne se laissait plus compromettre imprudemment, le premier prétexte venu devait servir pour assaillir la France.

Et c’est ce qui serait bientôt arrivé, si de l’autre côté de l’Europe un puissant souverain aux desseins vastes et nobles, n’avait pas en ces conjonctures pris une attitude des plus inquiétantes pour les alliés. Le danger qui surgissait à l’est assagit tout à coup ceux qui peu auparavant se fussent délibérément rués à l’ouest, et, durant de longues années encore, les millions de soldats continuèrent l’arme au bras, d’appauvrir et d’énerver les nations dont aucune n’osait plus prendre la terrible responsabilité de donner la première la parole au canon.

Mais pas plus qu’un ciel saturé d’électricité sans issue ne peut durer sans qu’éclate enfin le tonnerre, une situation politique aussi orageuse que l’était celle de l’Europe ne pouvait se détendre sans explosion, et, fatalement, par Inéluctable nécessité, il allait suffire de la moindre étincelle pour déchaîner une conflagration effroyable. Sans même qu’eût apparu encore la cause déterminante universellement pressentie et redoutée, et comme aux heures qui précèdent l’orage, un sombre pressentiment, une muette angoisse tenait les peuples en haleine et faisait comme un grand silence de tous côtes. La vie publique semblait suspendue sans qu’on sût pourquoi, les regards se portaient anxieusement vers les frontières, et aucun français ne fut surpris lorsque soudain de hâtives dépêches apprirent à tous que la France avait la guerre parce qu’un petit prince avait pris les armes dans les Balkans et que du même coup sur les frontières orientales de l’Autriche et de l’Allemagne, ces deux puissances se trouvaient aux prises avec la Russie. Ce fut d’un bout à l’autre du pays comme une secousse électrique. Chacun se trouva debout et prêt à marcher.

— Assez, assez ! s’écria Marius en se redressant le regard en feu, laissez-moi ! Je sens que ma place n’est plus ici !

— Du calme, mon bouillant ami, du calme ! Oubliez-vous déjà qu’il s’agit d’une histoire vieille de six mille ans ?

Et se frappant le front, le jeune homme se rassit buvant pour ainsi dire les paroles d’Alcor qui relatait brièvement le fait resté mémorable de l’écrasement final des puissances centrales prises entre la double avalanche des armées russes et françaises renversant tout devant elles jusqu’à ce qu’elles vinssent fraterniser au cœur même du pays ennemi.

Là se conclut alors, s’imposa à l’Europe entière un traité de paix générale comme l’histoire n’en connut jamais de plus grand et de plus beau : S’élevant au-dessus de toutes les colères, de toute ambition étroite, de toute passion humaine, le grand empereur, digne arbitre de la cause de vingt nations, l’allié de la France dont l’âme était à la hauteur de la sienne, convoqua sur l’heure même de la victoire les représentants des puissances admises toutes à faire valoir leurs aspirations et leurs droits, et jeta les bases d’un ordre nouveau.

Pour la première fois dans les fastes du monde, l’on vit un vainqueur tout puissant mettre sa volonté souveraine au service du bien universel ; plus encore, tourner contre lui-même son omnipotence en fondant le gouvernement libéral de ses peuples, et asseoir une paix vraiment durable, non plus sur la force et l’arbitraire, mais sur la justice ; proclamer que l’Europe ne devait plus faire qu’une même famille, que chaque membre de cette famille devait recouvrer l’intégrité de ses frontières naturelles et de ses moyens d’existence, communiquer enfin à tous la noble ardeur qui l’animait lui-même. Jamais congrès n’avait eu pareille tâche à remplir. Les vieux diplomates s’en trouvaient tout désorientés, mais la grande œuvre n’en fut pas moins conduite à très bonne fin malgré quelques résistances inévitables mais impuissantes.

L’empire allemand dont la trop grande extension avait rompu l’équilibre européen nécessaire, fut scindé en deux États distincts au nord la Prusse, au sud l’Allemagne proprement dite. L’Autriche qui n’avait depuis longtemps déjà qu’une factice homogénéité, donna naissance & deux autres États indépendants la Hongrie et la Bohême, laissant d’autre part à l’Allemagne la plus grande partie de ses populations de race allemande, et à la Suisse son Tyrol, tandis que Trieste et l’Illyrie formaient avec le Monténégro un État Adriatique d’importance semblable à celle de la Serbie augmentée de la Bosnie, et à celle de la Bulgarie et de la Roumélie rendue indépendante et gardienne de Constantinople. Tout à côté la Roumanie s’agrandissait de plusieurs districts, et au sud la Grèce s’annexait enfin la Macédoine et l’Épire ainsi que Candie, Chypre et Rhodes avec tout l’Archipel. C’est dire que de la Turquie d’Europe il ne restait plus rien. L’homme malade était bien mort cette fois. En Asie mineure seulement survivait encore son nom et l’ombre de son ancienne puissance, et cette Byzance si convoitée n’était plus que la grande capitale d’un tout petit royaume.

Au milieu d’un si beau zèle pour le principe des nationalités, il fut même question de reconstituer la Pologne. Malheureusement la même cause intestine de la chute de cet héroïque pays vermiculé de trois millions de juifs s’opposait autant que jamais à ce qu’il pût tenir debout par lui-même, et il fallut renoncer à cette généreuse idée.

Les autres États restèrent à peu près ce qu’ils étaient auparavant, sauf que l’Alsace-Lorraine, et aussi les Îles Normandes, revenaient dans les bras de la mère-patrie et que le Danemarck reprenait possession du Sleswig. La Scandinavie, la Grande-Bretagne, l’Espagne, l’Italie elle-même n’éprouvaient aucun changement notable, pas plus que la Hollande, la Belgique, le Portugal que leur moindre importance ne rendait pas plus malheureux, bien au contraire.

Quant à la Russie qui avait une grande et laborieuse mission à remplir du côté asiatique, elle montra contre toute attente le plus magnanime désintéressement, du moins pour ce qui regarde l’Europe. Elle était appelée à se rattraper bientôt sur un autre terrain, celui des Indes britanniques où elle devait régner peu de temps après. En renonçant d’une manière aussi solennelle au testament de Pierre le Grand, elle donnait la première le plus grand exemple de cet esprit de concorde qu’elle réclamait de tous. En outre, elle et son alliée la France, couronnaient cette magnifique œuvre de paix universelle en imposant au grand avantage de la liberté des relations internationales, la franchise absolue, la neutralité formelle de toutes les mers, et par conséquent de tous les détroits, de tous les passages qui devenaient désormais des routes sûres et soustraites aux entreprises des ennemis de la prospérité générale. C’est ainsi que le Bosphore et Suez furent à tous, et que bon gré, mal gré, on fit voler en poussière les casemates de Gibraltar, de façon que l’on vit alors ce fait inouï, cette chose sans précédent une guerre continentale tournant au préjudice de l’Angleterre qui d’ailleurs avait à se ressentir pour sa part de la défaite de l’Allemagne aux côtés de qui elle s’était mise parce qu’elle la croyait la plus forte. Il était vraiment temps pour les nations méditerranéennes de s’affranchir de la honte de voir les deux issues de leur mer intérieure gardées par les canons d’une puissance du nord. Il va sans dire qu’Albion ne manqua pas de montrer ses longues dents, mais elle dut se contenter de les avoir montrées. Le temps était décidément passé pour elle d’exploiter toujours à son profit les discordes du continent.

Mais cette dernière grande guerre européenne avait été la plus épouvantable tuerie qui jamais ensanglanta la terre. Bien digne des temps barbares dont elle marquait heureusement la fin, elle laissa un impérissable souvenir d’horreur qui ne contribua pas peu à affermir dans la suite le nouvel ordre politique qu’une volonté souveraine mais presciente et bienfaisante avait su créer et imposer au moment même où il répondait à la décisive évolution des sociétés vers la paix et la fraternité universelles. Le temps ne fit d’ailleurs que prouver par le bonheur et l’union des peuples, la justesse et la hauteur des vues du glorieux arbitre de ce recommencement des destins de l’Europe.

Les efforts immenses qui de tous côtés se perdaient dans de continuels préparatifs belliqueux eurent un autre but. Des innombrables légions d’autrefois, on ne conserva plus que des cadres restreints et des troupes de police intérieure. Le travail et l’émulation prirent un élan qui fit bientôt battre son plein à toute la prospérité possible de chacun des membres de la grande famille européenne. Et ce ne fut pas seulement l’Europe, ce fut tout le continent qui bénéficia peu à peu du nouvel ordre de choses. L’essor colonial prit du même coup un caractère nouveau. Ce ne fut plus en hommes de proie que les émigrants allèrent occuper des contrées encore barbares. Ce fut en protecteur, en moniteur des races inférieures ou attardées que l’Européen régénéré s’imposa, par le seul ascendant de sa supériorité et de sa civilisation, aux destinées du reste du monde. Ce n’était plus le temps d’un soi-disant anti-esclavagisme dissimulant d’avides convoitises et servant de prétexte aux plus brutales irruptions. Les Européens de ce temps-là n’obéissaient qu’à d’honorables mobiles et à une humanité de bon aloi. Sur ce terrain-là aussi l’Angleterre dut grandement rabattre de l’avance considérable qu’elle avait prise au temps où elle était seule à avoir les mains libres ; la boulimie anglaise fut mise de force à ration normale et cela ne contribua pas peu à accentuer davantage encore son exclusivisme jaloux et son inconciliant égoïsme. Aussi fallut-il prendre son parti de l’isolement de plus en plus intransigeant de l’Angleterre, laquelle resta en dehors de l’entente qui un peu plus tard vint constituer la grande confédération européenne.

Au xxiie siècle, ancien style, l’Europe continentale, à l’exception également de la Russie trop vaste et d’intérêts trop divergents pour accepter cette communauté, présentait presque l’aspect d’un seul et grand pays dont chaque État composant conservait son individualité aussi entière qu’auparavant, mais trouvait dans le lien fédératif la précieuse garantie de la paix, non seulement intérieure mais extérieure, car d’autres grandes familles humaines rivales pouvaient encore mettre en péril la paix du monde. En effet le même siècle de cette histoire monumentale qu’Alcor résumait à grands traits pour l’édification de son jeune ami terrestre, mentionnait encore une guerre, heureuse pour les Européens, hâtons-nous de le dire, guerre principalement maritime cette fois, qui mit aux prises la Confédération européenne et l’Union américaine du nord, pays qui réunissait alors deux cents millions de Yankees toujours entreprenants et de plus en plus envahissants sur tous les points de la planète décidément trop étroite pour la convoitise humaine. De même que jadis John Bull avait fait la guerre à la Chine pour la contraindre à lui acheter son opium meurtrier, Jonathan ne prétendait-il pas imposer lui aussi par la force, ses viandes trichinées, ses aliments factices, ses boissons intoxiquées ?

Ces républicains d’Amérique étaient restés fidèles aux grands principes qui distinguaient leurs aînés et dont le premier de tous était toujours : « Gagne de l’argent, honnêtement si tu peux, mais gagne de l’argent. »

Il faut bien relater aussi que malgré les grands souvenirs de gratitude qui continuaient de faire aimer la Russie, la force même des choses créait des dissidences dangereuses, et l’on put craindre plus d’une fois que l’immense empire des Czars ne fût pour l’Europe libre une autre Macédoine conquérante d’une Grèce impuissante à lui tenir tête. Mais la même histoire apprenait que rien de pareil n’arriva, d’abord sans doute parce que la famille européenne resta unie, et puis parce que le colosse russe devait un jour s’affaisser sous son propre poids et se diviser à son tour en un grand nombre d’États distincts. Car telle était la tendance de la civilisation avançante. Les divers États confédérés de l’Europe devaient eux-mêmes plus tard encore donner naissance à des concentrations de plus en plus multipliées jusqu’à la réalisation de ces individualités nationales parfaites qui permettaient le meilleur développement des institutions et des facultés humaines, sans préjudice des groupements fédératifs qui donnaient à leur tour satisfaction aux grands intérêts généraux. Ce système d’ailleurs n’était pas une nouveauté dans le monde. Il y avait beaux temps qu’un petit peuple sage, le peuple Suisse, en avait donné le profitable exemple.

Il était naturel que de toutes les révélations qu’offrait ainsi l’histoire ancienne de Cybèle à la légitime curiosité du jeune terrien, ce qui le captivât de préférence ce fussent les événements les plus voisins de sa propre époque. Aussi ne se lassait-il pas de revenir aux pages qui présentaient à son esprit l’image de cette France relevée, de cette Europe pacifiée, prospère et unie presque à l’égal des provinces d’un même État, où des liens de plus en plus étroits rapprochaient les peuples que tant de passions et d’ambitions avaient si longtemps divisés. Il se plaisait à considérer pour ainsi dire en compatriotes, l’Espagnol aux hauts et nobles sentiments ; l’Italien artiste et homme adroit ; l’Allemand même pour lequel il ne se sentait plus de rancune, apportant dans la nouvelle grande famille ses qualités sérieuses, ses sentiments profonds et son génie philosophique ; le Slave, le Flamand, le Tchèque, le Magyar, le Scandinave, l’Hellène, tous enfin avec leurs natures particulières, leurs mérites, leurs travers mêmes, pardonnables et souvent aimables qui faisaient que les membres de la première famille humaine du globe se complétaient l’un par l’autre et se faisaient valoir réciproquement.

Ainsi avait été franchie une des principales étapes qui menaient à ce progrès supérieur dont Marius avait trouvé dans sa nouvelle planète la réalisation la plus haute, mais trop distante vraiment de sa propre manière d’être, pour qu’il pût réellement s’y acclimater. Combien ne se fût-il pas plu davantage dans une terre qui n’eut eu que peu d’avance sur la sienne, et n’eût réalisé que les aspirations accessibles à ses contemporains !

C’est donc sur ce chapitre, disons-nous, qui lui apprenait ce que serait le siècle de nos petits-enfants qu’il s’appesantissait le plus volontiers. Souvent il lui arrivait de se saisir de la mappemonde du xxe siècle ou se voyaient de même dans un autre continent que le sien, des modifications non moins importantes : en regard du groupe imposant des États-Unis, une autre confédération plus septentrionale qui semblait vouloir rivaliser avec l’immense république, et dans la dite confédération, une scission qui lui apprenait que l’élément français du Canada, impuissant à faire bon ménage avec l’élément anglo-saxon et devenu par sa seule vertu prolifique, assez nombreux et assez fort pour se faire respecter, avait su reprendre son indépendance et constituer une nationalité distincte.

D’autre part, les indo-espagnols du Mexique, de Cuba, de l’Amérique centrale, formaient de leur côté une union très homogène et très consistante dont la vitalité s’était considérablement accrue de même que celle des autres États américains placés plus au sud, par le grand mouvement qui régnait sur la voie maritime de Panama, enfin grande ouverte et permettant aux navires de parcourir en ligne directe la route des côtes de l’Europe aux côtes de l’Extrême-Asie.

Cette Asie elle-même avait progressé et s’était réorganisée comme le reste du monde, et même l’Afrique centrale où la race nègre des régions tropicales vivait docile et heureuse sous la tutelle de gouvernants de race européenne cette fois justes et humains.

L’Afrique était d’ailleurs la plus transformée des cinq parties du monde avec sa nouvelle population composée de trois principales races d’hommes : au nord et au sud et se rejoignant presqu’à l’est et à l’ouest par l’occupation du littoral, régnait la race blanche ; au centre, dans toute la région torride, se voyait toujours la pure race nègre ; et entre ces deux différents domaines, dans une extension représentant la plus vaste partie du continent africain, il se formait petit à petit une race mixte de métis à laquelle les siècles devaient par la suite donner la fusion et l’unité d’une race bien distincte appropriée au climat et réunissant à la fois les aptitudes et les qualités des blancs et des noirs.

Mais où Marius revenait toujours de préférence se complaire de longs moments, c’était dans cette édifiante géographie politique du vieux monde qui lui montrait une Europe répartie conformément à ses véritables nationalités, débordant même hors de chez elle par la Russie asiatique, par un Maroc espagnol, une Tripolitaine italienne, une Égypte hellénisante comme au temps des Ptolémées ; enfin une Algérie de plus en plus française, cette Algérie qui se préparait à devenir la France nouvelle, et où le sort l’avait jeté, lui, Marius, ce qui le ramenait à songer mélancoliquement à sa situation d’exilé de l’espace et du temps, et à soupirer au souvenir des jours heureux où, près de sa Jeanne, il ignorait dans sa planète arriérée toutes les belles choses qu’il venait d’apprendre dans cette Cybèle si en progrès.


Un champ historique si vaste et si varié permettait les envolées les plus capricieuses et les plus hardies à travers les peuples et les civilisations, présentait les rapprochements les plus curieux et montrait visiblement l’enchaînement ininterrompu du progrès humain toujours grandissant. Il y avait là un aliment inépuisable pour ces causeries de chaque jour où se complaisaient les trois amis.

— Un esprit vraiment passionné pour l’histoire de l’humanité, observait un soir Marius, et enfermé dans la courte durée d’une vie ordinaire, doit certainement regretter parfois que la brièveté de l’existence ne lui laisse voir de ses propres yeux que si peu de chose de ces merveilleux développements.

— Cela ne fait pas de doute, répondit le professeur. Aussi y a-t-il beaucoup de ces passionnés d’histoire et de science qui font le sacrifice de leurs affections et de leurs habitudes et répartissent sur une longue suite de siècles le temps et les forces dévolus à l’individualité humaine.

— Je vous demande pardon, mon cher Alcor, mais je n’ai pas bien compris ce que vous venez de dire.

— Alcor veut parler, intervint Namo, des pensionnaires de ce qu’on appelle l’Hôtel des Endormis où des centaines d’individus soumis au double sommeil téthargique et fakirique, attendent dans leurs alvéoles, soigneusement surveillées, les dates périodiques de leurs réveils temporaires. Ces hommes, dont certains sont âgés de près de mille ans, et qu’une préparation toute spéciale retient dans un état de vie latente d’apparence presque cadavérique, ne sont rendus à l’existence active qu’à de longs intervalles de temps. Ils rentrent alors dans la société, une société toute nouvelle peureux, cela va sans dire, où ils ne trouvent, et pas toujours encore, d’autres liens de famille que des descendants plus ou moins lointains de leur propre postérité.

Mais ils ont retrouvé leur mémoire d’autrefois, leur connaissance des choses et des hommes d’un autre temps, et leur passion pour l’étude des sciences historiques, anthropologiques et sociologiques et après un an ou deux passés à ajouter à leur ancien bagage tout ce que peut leur apprendre le monde renouvelé qui a fait sans eux un assez long chemin ; après avoir repris pied dans une société qui les instruit et qu’à leur tour ils charment par leurs récits d’un autre âge ; après avoir revu des villes transformées, reconnu des ruines de monuments de leur temps plus vieillis qu’eux-mêmes, ils rentrent pour une autre période dans la nuit de leur sommeil séculaire. Les établissements de ce genre ont un personnel entendu qui prépare les volontaires qui se présentent, les insensibilise et les ensevelit dans une sorte d’alvéole en forme de sarcophage où ils attendent quelquefois cinquante ans, cent ans même un nouveau réveil, ayant sur eux le manuscrit des notes et des impressions de leur voyage à travers les siècles.

Marius se ressouvint alors de ce qu’il avait déjà entendu dire autrefois au sujet de ces fakirs indiens qui savent prendre les apparences de la mort et se faire ressusciter au bout d’un certain temps. Cette méthode profondément étudiée et ramenée à l’expérimentation scientifique avait produit des résultats merveilleux. On savait suspendre presque indéfiniment les mouvements de la vie, ou plutôt ralentir à un minimum imperceptible, sans l’arrêter complètement toutefois, une circulation moléculaire dont l’empêchement absolu eût été la mort réelle. On savait même par contre activer les ressorts vitaux et faire renaître temporairement chez les affaiblis et chez les vieillards toute l’ardeur de la jeunesse et de la santé, usant ainsi sans en rien perdre de l’intégralité des forces vitales dont est dotée l’espèce humaine. Pour ceux qui se soumettaient au régime de l’engourdissement périodique, de sommeil en sommeil, de renaissance en renaissance, des temps considérables s’écoulaient, et les quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans d’une vie normale d’homme pouvaient s’économiser pour se répartir en plusieurs fractions au cours d’une assez longue suite de siècles.

Et quand nous disons quatre-vingts ans, nous ne parlons que de ce qui était en Cybèle la moyenne ordinaire de la vie humaine car la durée de l’existence, considérablement augmentée par un parfait bien-être, et surtout un régime presque entièrement végétal, comme le veulent de préférence les organes de nutrition de l’homme, atteignait et dépassait souvent un siècle et demi sans qu’il y eût prodige. C’est-à-dire que la mesure de la vie humaine était doublée.

Notre ami n’était pas sans avoir lu dans les revues de son temps la relation que donna le docteur viennois Hennigberger, de son séjour chez le rajat de Lahore, durant lequel il fut témoin d’un fait de cet ordre. Le docteur avait suivi jour par jour les préparatifs minutieux d’un de ces fakirs, son entraînement méthodique par l’abstinence et le ralentissement graduel du jeu de la respiration, le nettoyage et le ressuyage de l’estomac, l’obstruction de la gorge au moyen de sa langue repliée en arrière, son hypnotisation à la suite de laquelle on lui boucha avec de la cire les narines, la bouche et les oreilles ; enfin son inhumation dans cet état extrême de catalepsie. Lorsqu’au bout de plusieurs mois on déterra le yoghi, nom que prennent les fakirs adonnés à ces curieuses pratiques, il avait toute l’apparence d’un cadavre, mais après qu’on l’eut copieusement ablutionné d’eau chaude, qu’on eut désobstrué ses narines et sa bouche, qu’on l’eut frictionné et réchauffé, le yoghi ressuscita. Plusieurs témoins européens, Jacolliot, Crookes et bien d’autres affirmaient aussi la réalité de ces morts apparentes suivies de résurrection.

La raison ne pouvait d’ailleurs se trouver choquée de ces effets de léthargie provoquée artificiellement, lorsqu’on a tous les jours des exemples de léthargies naturelles durant souvent des semaines et des mois.

Chez certains animaux, l’engourdissement prolongé du long sommeil hibernal n’est-il pas chose normale et régulière ? Que dire par exemple de la suspension presque indéfinie de la vie chez ces insectes étranges, les rotifères, qui n’ont durant des temps illimités que l’apparence de fétus desséchés, mais qu’une goutte d’eau suffit à ranimer et ressusciter jusqu’à ce que la sécheresse en refasse un nouvel objet insensible et inerte ?

Ce que la nature avait toujours indiqué comme chose possible pour quelques êtres vivants, la science l’avait réalisé chez l’être humain. Après quelques expériences menées à bonne fin, se faire engourdir pour remettre à plus tard la reprise de l’existence active devint chose courante. La léthargie fut à la mode. Pour un chagrin, pour un mécompte, pour un oui, pour un non, l’on partait après avoir mis ses affaires en règle, pour quelqu’une de ces stations de repos vital et l’on remettait à dix ans, vingt ans ou plus, le renouement de ses destinées. On pouvait se confier en toute sécurité aux habiles opérateurs de ces établissements où régnait la plus grande vigilance. Chaque sarcophage contenant un volontaire, portait sa plaque indicatrice et explicative, ainsi qu’un registre sur lequel les amis de l’enseveli venaient écrire leurs vœux, leurs bons souhaits, les missions dont on le priait pour un temps à venir, enfin les informations de toute nature que l’intéressé devait trouver lors de son réveil. En outre, le corps lui-même était souvent visité et soumis à l’expert examen des surveillants qui ranimaient d’office le sujet au premier symptôme de réel arrêt vital.

— La plupart des endormis de notre établissement d’Alger, continuait le jeune ami de Marius, ne sont là que pour un temps relativement court, mais il y en a dont la volonté expresse est de n’être réveillés que le plus tard possible. Les uns, des désespérés sans doute ou d’incurables victimes du spleen, ont eu recours au sommeil léthargique comme s’ils fussent allés au suicide d’autres font de la léthargie intensive par fanfaronnade ou simple jeu de hasard. Ils veulent être allés plus loin que le commun des endormis c’est une célébrité comme une autre. Ils ont parié qu’ils fourniraient sans interruption un siècle entier de mort provisoire, et ils ont mis leur amour-propre à gagner leur pari. On voit des amis, des couples amoureux, des familles entières accomplir ensemble cette extraordinaire odyssée sommeillant ou veillant durant les mêmes périodes. Ceux là prennent la chose par un côté plus sociable et plus divertissant qui met en commun toutes les péripéties du voyage. Il ne manque pas non plus d’esprits avancés, d’auteurs incompris qui estiment être nés trop tôt pour leur siècle et préfèrent reparaître et donner leur mesure plus tard, lorsque le monde sera plus à même d’apprécier et de récompenser leur mérite. Enfin il y a même des patients qui se sont donnés par pur dévouement pour la science et qui restent à la discrétion des expérimentateurs.

Ce qu’il y a aussi de singulier, c’est qu’il se trouve des gens qui prennent goût, qui se passionnent pour ces pratiques, soit que cet étrange sommeil ait ses rêves mystérieux, soit que ceux qu’on ressuscite au milieu d’un monde différent de tout ce qu’ils aimaient, prennent de l’ennui et préfèrent retourner à leur paisible chrysalide. Par exemple, où nos plus anciens endormis prennent une importance exceptionnelle, c’est quand nous célébrons les centenaires de nos grands hommes. Il est rare qu’on ne voie pas à ces fêtes quelques ressuscités contemporains du héros, l’ayant même parfois connu, et vous comprenez combien le témoignage de ces revenants des siècles passés devient précieux et saisissant au moment le plus solennel de la cérémonie. Il est regrettable qu’aucun de nos léthargiques ne soit de l’époque qui correspond à la vôtre, mon cher ami, sans quoi nous eussions déjà demandé et obtenu sans doute la faveur de vous présenter un de vos contemporains de Cybèle.

Mais la vie, même ramenée à un état latent aussi extrême, n’en est pas moins une vie qui a ses limites précises de force et de mouvement, et c’est déjà bien honnête que de fournir une carrière de dix ou douze siècles. Ne nous en veuillez donc pas s’il faut vous contenter à la prochaine occasion qui s’offrira bientôt, de ne voir ressusciter que des gens guère plus âgés que de sept ou huit cents ans.

Tous ces détails complaisamment donnés à Marius et attentivement écoutés par le jeune homme, parurent l’intéresser plus encore qu’il ne s’intéressait d’ordinaire aux nouveautés de tout genre qu’il apprenait chaque jour.

Et quand il prit congé, ses deux amis remarquèrent même qu’il avait un air tout songeur et préoccupé, comme un homme poursuivi par quelque idée obsédante.