Cybèle, voyage extraordinaire dans l’avenir/09
CHAPITRE IX
L’existence active dans laquelle était entré Marius faisait heureusement diversion aux noirs soucis auxquels il se fût tout entier abandonné s’il n’avait été arraché à lui-même, non seulement par ses devoirs professionnels, mais surtout par les soins que prenaient ses excellents amis Alcor et Namo de le distraire toujours par quelque nouvel aliment offert à sa curiosité. Et, malgré tout, chaque jour la vue de l’aimable Junie qu’il avait pourtant le courage d’aborder sans trouble apparent, lui rappelait sa douce amie, et continuait d’entretenir la plaie de son cœur qui ne se cicatriserait jamais sans aucun doute. Aussi, saisissait-il tous les prétextes pour rester le moins longtemps possible exposé à ce supplice d’enfer oublié par le Dante contempler les traits chéris entendre la voix aimée de sa Jeanne, et rester le témoin impassible de l’insolent bonheur d’un rival détesté ; mais il avait beau faire, le pauvre Marius, ils revenaient encore souvent, ces moments d’inconscience où il ne distinguait plus le présent du passé, Cybèle de la Terre. Ce n’était plus Junie, c’était Jeanne alors qui était là, et lorsqu’entrait ce Cam rayonnant de bonheur et d’espérance, tout son sang ne faisait qu’un tour, et il se levait, et il partait en toute hâte, la tête et le cœur bouleversés pour toute la journée. Alors il prenait la résolution de quitter cette maison et d’aller vivre bien loin de là ; mais quand il essayait de parler de s’en aller, balbutiant de mauvaises raisons, un mot touchant de Namo qui s’attachait à lui de plus en plus et, contradiction inexplicable, la pensée même qu’il ne contemplerait plus cette image décevante qui le torturait, le retenaient et l’empêchaient de brusquer le dénouement.
— Si c’est l’envie de voir du pays qui vous importune, qu’à cela ne tienne, lui dit un jour son jeune ami. Il est depuis quelque temps dans nos projets d’effectuer un assez long voyage qui nous permette de mettre à l’épreuve les qualités nautiques du nouvel aéronef dont nous nous sommes précautionnés à tout événement comme tout le monde, et je compte bien que vous serez des nôtres. Ce ne sera donc pas cette fois sur mer que nous voyagerons comme lors de la dernière expédition qui nous procura le bonheur de vous connaître ; ce sera à travers les airs, et nous espérons bien faire ainsi tout au moins le tour de la vieille Europe avant de revenir à Alger.
Une telle proposition n’était pas pour déplaire à l’esprit inquiet et tourmenté du jeune homme, et ce fut même avec un empressement marqué qu’il accueillit le projet de Namo et l’offre qu’il lui faisait d’être de la partie. Si bien, qu’enchanté de ces bonnes dispositions, celui-ci ne pensa plus qu’à hâter les préparatifs de cet intéressant voyage. Bientôt il ne fut même question que de cela entre Alcor, Namo et Marius.
Ainsi que nous le savons, depuis que de menaçants symptômes faisaient présager l’effondrement prochain des derniers grands massifs des glaces australes, la préoccupation dominante des habitants de Cybèle était la recherche des moyens les plus propres à échapper à l’inévitable cataclysme. Déjà les sommets des plus hautes montagnes se couronnaient, avons-nous dit, d’habitations et même de villes populeuses qu’entouraient de hautes murailles élevées en hâte pour soutenir au besoin un suprême assaut si les vagues diluviennes parvenaient jusqu’à ces hauteurs. L’affolement commençait aussi à s’emparer des esprits. De tous côtés se répandaient les bruits les plus étranges, surgissaient les idées les plus insensées ; au point que l’on vit émettre le projet d’échapper à l’implacable sort par un suicide grandiose, titanique, celui de la planète elle-même que quelques puits bourrés de nihilite feraient voler en poussière dans l’espace. Et telle était l’exaspération générale, que ce projet gagnait chaque jour de nouveaux partisans. Ces insensés ne craignaient pas d’évoquer l’exemple héroïque de cette autre planète brisée qui se fit sauter peut-être en semblable occurrence et dont les astronomes comptent aujourd’hui un à un les débris épars entre les orbites de Mars et de Jupiter. Mais le plus grand nombre s’en tenait à une courageuse résignation, et mettait son dernier et plus raisonnable espoir dans l’emploi de ces nefs aériennes dont l’usage était si répandu. Au dernier moment, il serait toujours temps de se lancer, en aéronefs en emportant tout ce qui serait possible pour affronter un long séjour dans les airs, jusqu’à ce qu’on pût atterrir sains et saufs aux lieux que le cataclysme laisserait définitivement à découvert.
Spectacle émouvant et bien à la mesure de la catastrophe inouïe qui se préparait d’un côté l’océan déchaîne balayant dans toute son étendue la face des continents, et de l’autre, une nuée compacte de navires aériens s’élevant en même temps de tous les points du globe en emportant dans l’espace toute une humanité naufragée. Cela valait bien la fameuse arche de Noé qui ne sauva qu’une famille.
Et voilà pourquoi il se construisait de tous côtés tant d’appareils aériens et se voyait en ce moment sous un vaste hangar qui s’élevait à quelque distance de l’habitation de nos amis, le grand aéronef dont Namo désirait faire un sérieux essai.
Au cours des minutieux préparatifs que demandait une entreprise de cette importance, Marius eut tout le loisir de se faire expliquer et de comprendre la théorie de la navigation aérienne telle qu’elle avait été appliquée autrefois en France, car l’aérostation était restée une invention française jusqu’au bout, et cela, peu de temps après son époque à lui, et qui représentait une respectable antiquité pour le monde de Cybèle.
Du jour où les progrès de la science avaient permis de condenser des gaz très légers sous une forme grenue de peu de poids et de volume, et de posséder des accumulateurs de force électrique d’une puissance suffisante, le problème de la direction des aérostats avait eu les éléments nécessaires pour pouvoir être pratiquement résolu. Depuis cela, le progrès des temps avait pu donner des condensations gazeuses plus parfaites, des moteurs de plus en plus énergiques, mais le principe de la translation des appareils aériens était resté le même. La condition essentielle du poids spécifique tant discutée autrefois n’était absolument ni dans le ballon plus léger que l’air des couches inférieures, ni dans la machine plus lourde ; elle gisait précisément entre ces deux extrêmes, c’est-à-dire dans une pesanteur spécifique variant du moins lourd au plus lourd que le milieu atmosphérique, sur le modèle, non pas de l’oiseau mais plutôt du poisson, à la différence près de la densité des fluides au milieu desquels le poisson ou l’aéronef ont à se soutenir et à se mouvoir. Il tombe sous le sens que pour vaincre efficacement la résistance du milieu aérien sujet à tant de troubles imprévus, la supériorité du poids de l’appareil considéré comme un projectile qui porterait en lui-même son élan, est une nécessité qui s’impose. Avec l’aérostat de poids égal seulement à celui de la couche d’air qui le porte, la force de pénétration reste dans d’étroites limites, et ses effets s’annulent dans les courants dont la vitesse propre dépasse celle de l’impulsion de l’appareil et emporte celui-ci dans un sens différent du sens de sa marche, ce qui est presque toujours le cas. D’autre part, un appareil, de poids variable, mais qui est obligé de manœuvrer au départ comme à l’arrivée, en sens perpendiculaire et en évitant toute secousse violente, doit pouvoir se comporter lui aussi comme les aérostats ordinaires.
Eh ! bien, toutes ces conditions étaient parfaitement remplies par un aéronef qui emportait avec lui sous un poids minime, une grande provision de matière gazéifiable, quelque chose comme une poudre susceptible d’une immense expansion gazeuse. Quand le petit laboratoire de la plate-forme envoyait par ses tubes dans le corps du ballon le gaz qu’il produisait, l’appareil s’élevait ; quand le mécanicien ouvrait la soupape, la descente s’opérait, et cela à volonté, ce qui assurait une longue suite possible de mouvements verticaux. Quant à l’impulsion horizontale, une puissante hélice placée à l’avant de l’appareil, et mue par la force emmagasinée dans les accumulateurs électriques, l’entraînait avec une rapidité qui s’augmentait bientôt d’un pouvoir de pénétration plus grand au moyen d’un léger accroissement de poids amené par un échappement de gaz, sans provoquer la descente tant que la force de projection faisait équilibre à cette augmentation de pesanteur ainsi qu’il en est pour tout projectile soutenu par une force initiale suffisante. Tout au plus arrivait-il que l’appareil, tour à tour allégi ou appesanti par les soins du mécanicien, s’animait de ce mouvement ondulatoire si fréquent dans le vol des oiseaux. Mais il suffisait de cette différence même légère de poids spécifique entre l’aéronef et le milieu aérien, pour qu’impulsé par la force considérable de sa machine, il avançât aisément malgré vents et courants contraires. Quant à la direction à imprimer, un vaste gouvernail en forme de queue de poisson, mobile dans tous les sens possibles, la donnait complète, soit en obliquant à droite et à gauche pour les mouvements latéraux, soit en se retournant à plat et en frappant l’air de haut en bas pour faire monter obliquement l’appareil et contrebalancer au besoin les mouvements de descente. Et tout cela se manœuvrait au moyen de quelques leviers placés sous la main du mécanicien, tout aussi aisément que se gouverne un navire ou une locomotive.
À ces organes principaux s’en ajoutaient quelques autres moins essentiels, mais ayant aussi leur utilité, tels que les ailes et ailerons qui s’ouvraient aux moments opportuns et avaient le même rôle que les pennes d’une flèche.
Ces conditions nouvelles avaient naturellement nécessité une construction appropriée et l’adoption d’une sorte d’ossature de faible poids, il est vrai, mais assez consistante cependant pour conserver sa fixité sans tenir compte du ballon qui au contraire était soutenu par la membrure, et une fois au repos se carguait au milieu de l’appareil, comme une voile de navire.
La direction véritablement pratique des aérostats avait été réalisée, on le voit, sur des bases assez différentes de celles qui avaient valu déjà à Dupuy de Lôme un demi-résultat et qu’avaient reprises Krebs et Renard avec plus de précision seulement, sans pouvoir obtenir la vraie solution du problème.
L’aéronef qui allait recevoir nos voyageurs était construit, cela va sans dire, sur le meilleur et dernier modèle de cette époque où l’on s’occupait tant de perfectionner ces précieux appareils. Grâce à ses dimensions colossales et au gaz qu’il employait, plus léger encore que l’oxygène, il pouvait porter de nombreux passagers et une charge considérable de provisions de toute nature, sans parler des éléments de son entretien, pour un long séjour dans l’espace. Un certain bien-être même y était assuré par les élégantes cabines et l’aménagement intelligent de toutes les dépendances qui garnissaient sa large plate-forme et qui, pour le rôle sauveur que celle-ci était appelée à remplir un jour, en faisaient une planche de salut, ma foi, très confortable.
Tout avait été prévu pour qu’à bord rien ne manquât d’essentiel, même pour les cas extraordinaires ; et de même qu’un navire soucieux de la sécurité de ses passagers, est muni de ceintures de sauvetage, l’aéronef de Namo qui montrait déjà en lettres d’or sur son avant le beau nom de l’Espérance, emportait des appareils volants, nommés aréovols qui, sans parler de leur utilité en cas de péril, devaient permettre à ses voyageurs de faire, si la fantaisie leur en prenait, quelques courtes excursions dans le voisinage des stations d’arrêt.
Cette autre solution de la translation aérienne était nécessairement basée sur un principe différent de celui de l’aéronef. Ici c’était l’oiseau ou plutôt l’insecte qui avait servi de modèle, et le déploiement considérable de force que nécessitait ce mode de transport à travers le milieu atmosphérique, d’un corps beaucoup plus lourd que l’air, n’avait été de son côté rendu possible que par un perfectionnement très grand des accumulateurs électriques devenus capables d’emmagasiner des forces extraordinaires actionnant un mécanisme qui imprimait à de grandes ailes artificielles une agitation extrêmement rapide, agitation semblable à celle qui a lieu par exemple chez les scarabées ou chez les papillons. La personne sanglée dans l’aéorovol, et ainsi soutenue dans l’air par le mouvement automatique des ailes, se dirigeait au moyen de larges palettes faisant dans ses mains l’office de rames, tandis qu’un léger mouvement des pieds faisait monter ou descendre sur la tige longitudinale de l’appareil, un poids emmanché comme celui d’une romaine qui donnait au corps les diverses inclinaisons qu’on voulait prendre. Puis, si par aventure, quelque malencontreux accident arrivait à l’ingénieux mécanisme, la sécurité du nageur aérien était garantie par un parachute qu’il portait artistement replié sur la tête en forme de coiffure, et qui s’ouvrait alors de lui-même, empêchant une chute mortelle.
Marius, depuis longtemps déjà rentré sous les lois ordinaires de la gravité, prenait plaisir parfois à se livrer à ce sport aérien qui lui rappelait en petit ses fantastiques évolutions du temps où s’exerçait sur lui la maligne attraction de l’inoubliable Gemma. Rien de plus hygiénique d’ailleurs et de plus vivifiant que d’aller ainsi pendant quelques heures s’abreuver d’air pur dans les hauteurs qui étaient autrefois le domaine inviolable de l’alouette matinale, domaine qui maintenant s’ajoutait après tant d’autres aux conquêtes de cet être aux vœux de plus en plus insatiables, qui s’appelle l’homme.
Par une belle matinée des premiers jours de floréal, il y avait grand émoi dans la maison de nos amis. L’immense aéronef mis à point, n’avait plus qu’à lever les ancres qui le maintenaient à quelques mètres de terre, pour s’élever en emportant les trois voyageurs et l’équipage du navire aérien. De la plate-forme et de la pelouse où se pressaient autour de la mère et de la sœur de Namo de nombreux amis de la famille, s’échangeaient les bons souhaits et les adieux. Bien qu’accoutumées aux absences souvent assez longues du fils, du frère bien-aimé, les femmes étaient plus vivement émues qu’à l’ordinaire, et avaient fait promettre aux partants d’être bientôt de retour. Ceux-ci, confiants dans les qualités déjà reconnues de l’Espérance, s’engageaient à ne pas tarder plus d’une quinzaine, car en peu de temps, la navigation aérienne permettait de fournir une carrière considérable. Enfin l’aéronef libéré de sa dernière attache, monta majestueusement en ligne verticale et s’arrêta à quelques cent mètres pour décrire avant de prendre route deux ou trois grands cercles en planant au-dessus de l’habitation pendant que, de part et d’autre, s’agitaient les mains et les mouchoirs. Puis s’orientant à l’est, sans quitter encore le littoral, l’Espérance s’éloigna rapidement et disparut bientôt dans le lointain.
De la plate forme, la vue était en ce moment admirable. D’un côté la mer sans bornes, de l’autre, en-deçà des découpures de la côte où se déversait un Chélif navigable, la superbe chaine de l’Atlas que dominait la cime neigeuse de l’orgueilleux Ouarancenis (l’œil du monde) des Arabes. Et de tous côtés ; dans les vallées et les plaines, de blanches et riantes cités, grandes et petites, que les voyageurs reconnaissaient et nommaient l’une après l’autre. Il était décidé que l’on pousserait d’abord vers l’orient jusqu’aux rives extrêmes de la Méditerranée ; pourtant le mécanicien ayant fait observer qu’il existait en ce moment un fort courant nord-sud qui contrariait la marche de l’aéronef, Alcor eut l’idée qui fut aussitôt admise par ses jeunes amis, que l’on pourrait sans dépense de force, profiter de ce courant pour pousser une pointe assez avant dans l’intérieur, afin de donner à Marius un aperçu du pays, avec probabilité de reprendre ensuite un contre-courant qui les ramènerait, ce qui fut fait. La navigation aérienne ne laissait pas en effet de tenir compte des circonstances atmosphériques favorables, et d’économiser le cas échéant ses précieuses munitions de forces motrice et ascensionnelle.
Le panorama ne tarda donc pas à changer très sensiblement. La mer échappa bientôt à la vue ; on ne vit plus que montagnes se pressant et s’étageant autour de quelques sommets principaux que rasait d’assez près l’aéronef, puis de larges vallées ou plutôt de véritables plaines, et encore d’autres chaînes de montagnes qui semblaient accourir de l’horizon. Et partout des villes et des villages qui témoignaient de la vie intense de toutes ces régions.
L’Espérance, bien que son mouvement ne fut pas sensible à bord, n’avançait pas moins en ce moment à raison de deux cents kilomètres à l’heure.
— Encore un peu, dit Marius, et nous arrivons au désert de Sahara.
— Au désert ? Quel désert ? La forêt, voulez-vous dire, répond Namo.
Vous avez raison tous deux, intervint Alcor. Marius est de son temps et nous du nôtre. Notre immense forêt saharienne fut le désert, et le désert des antiques Bédouins et Touaregs avait antérieurement encore été la forêt de conifères dont vos explorateurs contemporains, mon cher Marius, retrouvent de tous côtés dans votre Sahara terrestre des débris pétrifiés sous le sable brûlant. Le désert, la forêt, la mer aussi se succèdent alternativement, paraît-il, au Sahara durant le cours des âges. Mais voilà que la journée s’achève le soleil touche à l’horizon, et si vous m’en croyez, mes amis, nous ne nous écarterons pas davantage de notre itinéraire, et nous aborderons à l’une de ces cimes voisines pour passer une première nuit paisible avant de retourner demain matin sur nos pas.
En ce moment, d’ailleurs, le vent qui les emportait faiblissait à mesure que tombait le jour, et ce fut par un calme relatif que l’aéronef redescendit à portée d’un des sommets désignés par Alcor, fila ses ancres et fut amarré solidement en attendant l’aube du lendemain.
La plate-forme de l’Espérance était, avons-nous dit, très confortablement aménagée. Les constructeurs avaient su admirablement rendre habitable ce petit espace de soixante pieds de long sur vingt de largeur. La petite salle commune réunit bientôt les trois amis devant une table confortablement servie à laquelle il fut fait honneur puis avant d’aller se livrer au repos dans l’élégante cabine qui devenait pour quelque temps le domicile privé de chacun, l’on se donna un peu de mouvement le long de la plate-forme dans ce salutaire exercice de va-et-vient si cher aux marins qui ne se lassent pas d’arpenter d’un pas vigoureux pendant des heures entières le pont de leur navire. La nuit était alors complète, nuit sans lune qui laissait scintiller dans tout leur éclat les constellations célestes, tandis qu’en bas sous les yeux des promeneurs de l’Espérance, brillaient comme autant d’autres étoiles, les lumières des habitations qui couvraient cette vivante contrée.
Il se faisait déjà un peu tard, et l’on parlait de se séparer lorsque tout à coup s’élevèrent en même temps de plusieurs points de l’horizon, de prodigieuses gerbes de vive lumière qui arrachèrent Marius une involontaire exclamation. L’explication du phénomène ne se fit pas attendre :
— Tiens voilà le sémaphore lumineux qui va parler, dit Namo. Avec qui donc correspondons-nous en ce moment ?
— Avec Jupiter sans doute, répondit Alcor en désignant la brillante planète qui se montrait presque au zénith.
Et le spectacle commencé devint de plus en plus étonnant par les étranges figures que dessinèrent successivement les immenses traits de feu qui tantôt se croisaient, tantôt s’écartaient ou semblaient s’arcbouter dans les hauteurs du ciel, spectacle toujours varié qui dura plus d’une heure.
Par quelle série de tâtonnements, d’essais infructueux avait-on passé avant de pouvoir échanger des signes intelligibles d’un monde à un autre ? Cela avait été fort long, mais après avoir répété de part et d’autre les mêmes traits simples une croix, un triangle, un tracé géométrique et s’être par cela seul prouvé l’existence dans chaque planète d’êtres intelligents et disposant de grands moyens scientifiques, on en était arrivé à des tentatives plus compliquées, par exemple à dessiner des contours représentant la forme des habitants, ce qui avait montré aux Cybeléens de bien étranges figures ne ressemblant en rien à leurs personnes. Marius s’en était déjà entendu toucher quelques mots auparavant, quand il avait eu l’occasion de voir de quoi étaient capables les prodigieux télescopes de Cybèle. Ainsi en Mars, ces formes étaient un peu massives dans Saturne au contraire, elles paraissaient sveltes et faites pour le vol à en juger par les sortes d’ailes que représentait le dessin ; Vénus, elle, montrait les plus curieux et les plus gracieux êtres humains subissant des métamorphoses comme nos papillons, et terminant sans doute comme ces insectes favorisés, leur existence dans une dernière phase brillante toute de beauté et d’amour, à l’inverse des humaines amours terrestres. Mais les plus parfaits étaient certainement les habitants de Jupiter. Les Jupitériens, dont l’image rappelait celle sous laquelle Bouddha tout puissant est représenté dans les pagodes de l’Inde, montraient des bras nombreux terminés par des mains différentes et compliquées, ce qui donnait l’idée d’une haute aptitude à des travaux extraordinaires et impliquait une intelligence supérieure. C’étaient eux d’ailleurs qui avaient eu l’initiative de tenter de correspondre avec les autres humanités planétaires. Après cela, des signes allégoriques avaient été essayés et compris peu à peu, puis enfin il était arrivé ce qui se voit dans l’histoire de tout langage et de toute écriture, et de simples signes conventionnels avaient suffi pour exprimer l’idée.
En Amérique, toujours le pays des projets étourdissants, on n’avait pas craint un moment de faire l’essai d’immenses projectiles creux propres à contenir toute une correspondance écrite, ce qui eût inauguré un service postal en règle, et même un certain échange commercial. En guise de canons projecteurs, de véritables volcans artificiels chargés de nihilite devaient s’efforcer de lancer ces nouveaux colis de dépêches jusque dans le champ d’attraction des planètes mais au premier essai, le globe éprouva une telle commotion que les puissances intervinrent pour faire cesser ce jeu dangereux, sans quoi ces risque-tout d’Américains fussent allés de plus fort en plus fort jusqu’à faire éclater le canon.
Mais revenons à nos amis dont l’entretien s’animait en ce moment à bord de l’Espérance.
— Jupiter est depuis longtemps instruit du sort fatal qui menace notre pauvre monde, continuait le professeur, il sait que bientôt ces signaux cesseront tout à fait, et cela seul suffira pour lui apprendre le funeste événement. Dans notre malheur nous avons encore la triste consolation de savoir notre humanité sympathiquement plainte et regrettée par ses sœurs célestes. N’était-ce pas Vénus qui ces jours derniers répétait jusqu’à vingt fois de suite les signes signifiant : Espoir quand même ! Confiance en Dieu !
Pour l’instant, les observateurs jupitériens enregistraient sans doute avec une religieuse attention les signes idéographiques qu’on leur adressait de Cybèle, comme on recueille avidement les paroles d’un ami qui n’a plus que peu de temps à vivre.
— Et c’est sans doute par des moyens semblables que Jupiter répondra ? demande Marius.
— Pas tout à fait, lui dit le professeur. Jupiter qui nous présente une face toujours inondée de lumière, et qui d’ailleurs lui-même avec ses quatre lunes ne connaît guère l’obscurité, nous envoie au contraire des signes noirs, c’est-à-dire des projections de traits sombres. De notre côté nous employons aussi de jour le même système, car je ne sais si vous avez encore appris cela, mais l’on a découvert le moyen de neutraliser par des émissions exactement renversées, les ondes de la lumière dont les solutions de continuité frappent la vue aussi distinctement que les taches du soleil se découpent sur son disque éblouissant.
— De l’ombre, de la nuit lancée à travers le jour, comme à travers la nuit on lance des traits de lumière ? Mais nous avions deviné cela depuis longtemps en Provence, mes amis.
À mon tour je puis vous parler de quelque chose que vous ignorez, je parie, de la vieille légende de l’épouvantable Simon de Carcassonne qui avait le dos si noir, si noir, que du côté où il le tournait, il projetait trois lieues de nuit, ce qui a donné lieu au dicton populaire de nos campagnes : Négré coumo lou darré de Simoun.
— Allons, mon cher Marius, à propos de noirceurs, je vous aime mieux comme cela que lorsque vous avez vos idées noires, dit Namo en riant de tout son cœur de la sortie intempestive du provençal.
Les signaux lumineux avaient complètement cessé ; la nuit régnait en maîtresse ; il était tard et il n’y avait plus rien de mieux à faire que de gagner chacun sa couchette où un bon sommeil réparateur ne se fit pas longtemps attendre.
Aussi, tout le monde se trouva-t-il dispos et de belle humeur aux premières lueurs de l’aurore qui incendiait à l’orient le bord inférieur des longues bandes de nuages que poussait de ce côté une fraîche brise matinale.
En quelques instants on eut appareillé, chargé le ballon d’un complément de gaz, levé les ancres et regagné les hauteurs, profitant de cette brise pour naviguer avec un peu d’impulsion, barre à tribord, ce qui, en obliquant sensiblement, ramenait l’aéronef vers le littoral tout en gagnant du chemin. La mer ne tarda pas à se montrer de nouveau, mais ce n’était pas tout à fait celle de la veille. La plaine liquide qui brillait sous les feux du jour, n’était encore qu’un golfe intérieur qui bien avant la montée du niveau des mers, avait eu pour origine un travail humain et avait autrefois transformé le climat et l’habitabilité de cette aride région de l’Afrique française. C’était la réalisation de l’audacieux projet longtemps regardé comme chimérique d’un modeste pionnier de la civilisation dont le nom avait survécu par l’appellation même de cette étendue d’eau salée qu’on continuait de nommer la mer Roudaire.
Dans l’après-midi, l’Espérance planait sur une très grande ville qui s’élevait à peu près aux lieux où vécurent jadis Tunis et Carthage, presque sur le même emplacement qu’occupait l’antique cité de la belle reine Didon. Dans de moindres proportions, la nouvelle Carthage, avec son port considérable creusé de main d’homme et ses monuments grandioses, rappelait Alger lui-même. Mais les explorateurs ne s’arrêtèrent point. Ils avaient résolu de suivre la même marche qui devait leur permettre de gagner la Sicile le soir même et d’aborder pour la nuit, puisque rien pour l’instant n’obligeait à voyager de nuit, à la station du mont Etna, l’une des plus importantes et des plus fréquentées du monde entier.
Entre temps Marius essayait de découvrir avec sa lunette d’approche, Malte qui ne devait pas être bien loin, mais la malheureuse île avait été déjà victime de son peu d’altitude en ces temps d’envahissements de la mer en tout l’hémisphère. De l’antique domaine de la déesse Calypso et plus tard des pieux chevaliers chrétiens, de la puissante forteresse dont le changeant drapeau était enfin devenu et demeuré italien, il ne restait plus qu’un récif qu’évitaient avec soin les pilotes. Bientôt l’aéronef touchait au célèbre volcan.
À mi-hauteur de la montagne était un véritable port aménagé pour les besoins de cette navigation spéciale, et de confortables hôtels s’efforçaient par toutes les séductions possibles d’y retenir le plus longtemps qu’ils pouvaient les touristes de l’air, car ils étaient nombreux les amateurs de voyages aériens. Sur son parcours l’Espérance avait croisé déjà quantité d’autres aéronefs aux longs pavillons flottants de tous pays, et quand elle aborda, c’était par centaines qu’on les comptait amarrés aux énormes et solides anneaux du port, ou même désarmés complètement.
Ici ce n’était plus le cas de rester à demeure sur la plate-forme. On laissa à l’équipage la garde du navire, et nos trois amis prirent l’échelle du bord pour descendre à terre où de tous côtés spectacles, concerts, cabarets engageants s’offraient à l’envi pour faire passer une agréable soirée. Le professeur et son élève, qui connaissaient déjà la ville, en firent visiter à Marius les principales curiosités : ses monuments, ses promenades, ses capricieuses coulées de lave qu’en temps d’éruption l’on avait eu la fantaisie de mouler en colosses mythologiques, ses jardins suspendus, enfin les statues jumelles des frères Montgolfier qui étaient bien à leur place dans ce grand port de navigation aérostatique ; après quoi ils entrèrent à l’hôtel Dupuy de Lôme où déjà de nombreux soupeurs se rassemblaient par groupes autour de tables remplies de promesses. Il y avait là des gens de toute nation et de tout langage, ne se connaissant pas pour la plupart, mais qui malgré tout, liaient ensemble conversation avec le sans-façon que se permettent les voyageurs que rapprochent les hasards de la route.
À la table toute voisine de celle de nos Algériens, une demi-douzaine de langues bien affilées allaient bon train. C’étaient des Européens de différentes contrées auxquels paraissait tenir tête dans une conversation qui roulait sur les mérites comparatifs des Européens et des Américains, un grand gaillard osseux, au front fuyant, à l’œil hardi, que ses interlocuteurs appelaient capitaine, et dont le cou barbu sous un menton rasé, autant qu’un fort accent yankee, dénonçait la nationalité reconnaissable aux mêmes caractères qu’autrefois. Jonathan Duck qui commandait un grand aéronef de Nord-Amérique n’était pas homme en effet à laisser admettre qu’aucune autre nation primât la sienne en quoi que ce fût. En vain lui rappelait-on maintes inventions admirables, toutes sortes de progrès merveilleux qui étaient éclos dans les pays d’alentour il en avait de plus merveilleux et de plus admirables encore à citer à l’honneur de sa patrie américaine. Était-ce en Europe que l’homme avait su domestiquer des espèces animales aussi rebelles que les habitants des mers ? Dresser le phoque, le marsouin, le requin lui-même à aller pêcher au large et à rapporter honnêtement leurs prises à leur maître comme de fidèles chiens de chasse ? À faire même ses commissions vers les plus lointains rivages ? Plier la baleine à subir avec docilité le joug d’un harnachement, et se faire promener par elle à fleur d’eau avec la rapidité extraordinaire dont on dit capable ce géant de la création, et qui rend possible un tour du monde en moins de quinze jours ? C’était bien la peine, ma foi, de parler des inventeurs européens ! En existait-il parmi eux qui fussent à la hauteur de cet ingénieur de Buffalo qui se disposait à user de la rotation du globe lui-même comme force motrice, grâce à l’invention d’une phénoménale poulie suspendue qu’actionnerait alors une courroie de transmission de plus de dix mille lieues de développement, poulie merveilleuse qui était encore, il est vrai, le secret de l’habile ingénieur ? Bien plus ! il se faisait fort par la même occasion de redresser l’essieu de la planète qui allait s’incliner sous le coup de la débâcle prochaine, et d’empêcher ainsi le désastre.
Ha ! il les craignait bien les comparaisons, le brave capitaine Duck !
Ce n’était pas en Amérique, patrie du progrès à outrance, dans le pays du go ahead qu’on trouverait des populations arrêtées, figées en quelque sorte dans un état physiologique aussi incurable que celui des Européens dégénérés qu’il avait eu lui Jonathan, l’occasion de rencontrer dans quelques îles peu fréquentées de cette vieille Europe septentrionale et centrale si déchue aujourd’hui de son ancienne splendeur. Ces restes infortunés de pays aux trois quarts engloutis par le flot toujours montant des mers boréales, offraient, paraît-il, sur quelques points, la particularité curieuse d’avoir vu les tendances contre nature de certains Européens d’autrefois se continuer en s’accentuant fatalement de plus en plus chez leurs descendants, et c’est ainsi qu’au dire du capitaine, on voyait un pays des Grosses-Têtes chez lesquels la culture trop exclusive des cerveaux et le mépris de la vigueur corporelle, avaient fini par produire une race de têtars humains dont les facultés intellectuelles étaient merveilleuses puisqu’ils naissaient déjà savants en toutes sciences, mais ne sortaient pas du domaine de la spéculation pure, et ne leur servaient à rien dans leur existence qui s’écoulait oisive et misérable.
On trouvait ailleurs les derniers restes d’une race de nains rabougris et contrefaits qui descendaient en ligne directe d’aïeux longtemps nouris par la savante cuisine des maîtres-chimistes des industries alimentaires, ingénieux inventeurs de denrées. de boissons d’où la simple nature était soigneusement exclue comme retardataire et trop routinière. N’avaient-ils pas pour eux l’autorité des savants officiels qui estimaient que manger un fruit ou absorber la même proportion d’azote, de carbone, d’hydrogène que ce fruit contenait, cela revenait au même ?
Par contre, il y avait à côté une race pesante, presque en boule, à mâchoires énormes, bajoues lourdes de graisse et boyaux insatiables, qui devait ce physique porcin ainsi que ses mœurs bestiales à la goinfrerie d’ancêtres pour lesquels on primait aux expositions, au lieu de les châtier sévèrement. les éleveurs d’animaux obèses : porcs impotents, bœufs tout en suif, oies, poules et canards hypertrophiés au moyen de traitements barbares. En littérature, ils étaient restés de fervents zolaïstes.
Plus au nord, une autre île contenait des carnivores auxquels un appétit encore plus féroce, mais plus exclusivement tourné du côté du saignant, avait à la longue fait une nature sanguinaire et sauvage, et transformé même certains organes tels que les dents qui étaient toutes devenues de longues dents canines, ce qui les distinguait déjà sensiblement des autres hommes.
Puis il y avait aussi un pays d’agités, descendants fébriles des névrosés d’une autre époque, n’ayant vécu que d’impatience et de surexcitation, toujours en mouvement et follement avides de nouveautés qui cessaient d’être nouvelles avant même que de naître pour avoir été escomptées à l’avance. Ces énervés prenaient à peine le temps d’être enfants, pas du tout celui d’être jeunes, et ils usaient leur vie en quelques années à peine vieillards à vingt ans, décrépits à vingt-cinq. Ils prenaient cependant le temps de mourir.
Et n’avez-vous pas visité de même, répliquait un des interlocuteurs, un certain pays où la fièvre du dollar, en atrophiant toutes les facultés non monnayables, a elle aussi dégradé l’homme et fait rétrograder l’espèce vers une ascendance dont on tient même à rappeler le type en ne portant que le collier poilu de l’orang et du chimpanzé ?
Le capitaine Duck, remis en haleine, reprenait la parole, mais nos trois amis ne l’écoutaient plus. Toute leur attention venait de se porter sur le Tableau des Nouvelles qui s’apercevait de toute la salle, tableau qui était d’un usage général à l’époque. Dans les lieux publics, dans bien des établissements comme ce grand hôtel, dans beaucoup de maisons particulières, on voyait une sorte d’écran mobile sur lequel s’enregistraient électriquement d’instant en instant et presque à la minute où ils avaient lieu, tous les faits et événements importants qui se produisaient sur n’importe quel point du globe. Une direction centrale qui recevait les communications de ses agents répartis dans le monde entier renvoyait aussitôt les plus intéressants dans tout le réseau de ce service universel. On avait ainsi partout en même temps l’historique de la journée même qui s’écoulait heure par heure. C’était le journal dans sa dernière perfection, perfection qui ne pouvait être dépassée que si l’on arrivait à prophétiser à l’avance les événements futurs.
Or, en ce moment, les caractères qui venaient d’apparaître au haut de ce tableau devaient se rapporter à quelque sujet de grand intérêt, car de tous côtés on vit les têtes s’agiter, puis les conversations s’élever et s’animer dans tous les groupes. Cela commençait ainsi : Doré solsilasi domi solsilaré etc., mots compris des gens de tout idiome, car un pareil service ne pouvait s’attarder à des traductions, et il employait une langue internationale universellement connue et d’un mécanisme si simplifié avec les sept notes de la musique pour tout élément, qu’aucune autre tentative du même genre, y compris le volapük, n’avait jamais pu faire mieux. Et c’était pourtant une invention fort ancienne qu’on attribuait à un Français nommé François Sudre. Voici ce que disait l’émouvante dépêche : « Une dizaine d’individus de la vallée sainte des Patagons parcourent en ce moment la ville de Magellan dont toute la population est en émoi et va pouvoir témoigner irrécusablement de la réalité du fait qu’ont avancé à diverses reprises nos correspondants ; c’est-à-dire que nous assistons à l’apparition d’une race nouvelle d’hommes extraordinaires. Les mêmes caractères déjà signalés et que présentent uniformément tous ces individus, excluent sans conteste la supposition d’un unique phénomène individuel comme on l’avait cru tout d’abord ».
Le bruit avait couru en effet que des hommes absolument différents des races connues, et supérieurs à toutes, avaient été vus en Patagonie. Or il était naturel qu’une nouvelle aussi étrange eût trouvé de tous côtés de l’écho et surexcité partout les imaginations. Quelques esprits rebelles refusaient d’y croire, mais en ces temps de fièvre et d’appréhensions, tout semblait possible à la plupart des Cybéléens, même le fait sans précédent historique de la création d’une nouvelle race d’hommes. Pourquoi, après tout, la série qui fait commencer l’espèce humaine à des races semi-animales pour la voir se continuer en se perfectionnant degré par degré, pourquoi donc cette série ne pourrait-elle plus s’avancer encore en gravissant un nouvel échelon ?
La nouvelle cette fois positive de l’existence de ces hommes jusqu’alors inconnus, et plus réels sans doute que les Têtars et les Rabougris du capitaine, n’était donc plus une surprise pour personne. On l’attendait de jour en jour, et c’est ce qui explique l’intérêt et l’animation qui s’empara de tous les assistants quand on vit apparaître sur le tableau la succincte dépêche qui confirmait l’événement. Chacun avait son mot à dire, et c’étaient de tous côtés remarques et comparaisons à n’en plus finir.
Pour les uns il y avait-là un simple fait de sélection amené par une longue série de mariages entre sujets d’élite, ayant produit de génération en génération un avancement physique et moral chaque fois plus marqué, la réalisation précisément de ce qui avait déjà semblé possible autrefois, au temps où l’on avait inventé pour une œuvre aussi sublime, le mot majestueux de mégalanthropogénésie. Pour d’autres qui ne craignaient pas de se porter aux plus extrêmes suppositions et qui attribuaient à ces êtres si peu connus encore une nature absolument nouvelle, il ne s’agissait de rien moins que d’une espèce extra-humaine, appelée à supplanter l’homme actuel et à reléguer sa descendance au rang des animaux, avec le même écart vis-à-vis du nouveau roi de la création, que celui que gardent les grands singes par rapport à l’homme. Certains célébraient la merveilleuse fécondité de la nature et ses trésors de puissance créatrice que l’éternité ne parviendra pas à épuiser. D’autres plus terre-à-terre, des struggle-for-lifers avec lesquels faisait énergiquement chorus notre nouvelle connaissance Jonathan, opinaient que s’il était vrai qu’eût apparu une race humaine supérieure, il fallait, sans attendre un jour de plus, lui faire immédiatement la guerre et exterminer jusqu’au dernier de ses représentants.
— Et vous, mon cher Alcor, que dites-vous de tout cela ? questionna Marius, abasourdi de tout ce qu’il entendait.
— Encore un fait, mes amis, devant lequel il faut s’incliner. Même en écartant ce qui est évidemment exagéré dans les récits qui nous parviennent de la Patagonie depuis quelque temps, il n’en reste pas moins de quoi admettre qu’un nouveau pas s’est accompli dans l’avancement spécifique de l’humanité. Le plus étrange là-dedans, c’est qu’en un monde aussi connu que le nôtre, aussi relationné qu’il l’est entre toutes ses régions habitées, on puisse voir apparaître subitement pour ainsi dire, une chose aussi inattendue qu’une nouvelle variété de l’espèce humaine. Je ne crois pas aux créations spontanées et je me range du côté de ceux qui font intervenir dans ce fait nouveau une œuvre de sélection. Il faut se rappeler que ce qu’on appelle en Patagonie la Vallée sainte a une histoire assez singulière : Il y a nombre de siècles que se forma en ce pays une secte religieuse d’un caractère sévère et élevé dont la règle et le but étaient la perfection, en prenant ce mot dans son acception la plus vaste. Quelques novateurs réunirent autour d’eux quantité d’hommes et de femmes de ceux et de celles que les désillusions de ce monde découragent et prédisposent à la misanthropie. Offrir à ces âmes sensibles et meurtries l’idéal d’une élévation toujours grandissante dans une existence tournée tout entière vers ce seul but, ce fut leur rendre une vie nouvelle. Un monastère se fonda dans une haute vallée écartée de l’extrémité méridionale des Andes, vallée qui prit plus tard dans le pays le nom de Vallée sainte, et l’on vit peu à peu ces enthousiastes de la perfection s’isoler chaque jour davantage du reste des vivants, se suffire à eux-mêmes par la culture de leur domaine, entretenant par le travail la vigueur du corps, tandis que le reste de leur temps était consacré aux plus hautes études et aux plus saintes pratiques de l’idéal religieux, former enfin un petit peuple à part que les populations d’ailleurs clairsemées des alentours s’habituèrent à laisser dans leur isolement absolu, et à oublier même jusqu’à l’époque présente où quelques-uns des rejetons transformés de ces premiers zélateurs de la perfection, se sont avisés enfin de descendre de leurs montagnes et d’explorer en curieux le bas pays que jusqu’alors ils s’étaient contentés de contempler du haut de leurs rochers. Que des caractères particuliers, des développements nouveaux se fussent fixés dans les générations sous l’action séculaire d’un milieu salubre et d’un entraînement moral intense, cela rentrait dans les voies ordinaires de la nature. Toutes les races humaines n’ont-elles pas eu leurs commencements ? Tels ces Ariens des temps préhistoriques, ces futurs Indo-Européens dont le foyer originaire se restreignait aux hauts plateaux de l’Altaï d’Asie et à qui l’avenir réservait la domination et la conquête du monde entier.
Ce qu’on rapportait de ces montagnards justifiait et au-delà des titres à représenter une race bien supérieure à toutes les autres : la beauté surhumaine de leurs traits, leur taille élevée et de proportions admirables, la douceur de leurs mœurs, leur frugal régime de vie qui proscrivait toute alimentation animale, étaient les moindres caractères qui les distinguaient. Ce qui apparaissait comme vraiment nouveau, c’était la puissance secrète et incompréhensible, dont semblaient doués ces étrangers, de charmer et asservir d’un simple regard tout ce qui les approchait, quand ce même regard ne paralysait pas instantanément l’homme, l’animal qui se montrait hostile. Leur pouvoir occulte, disait-on, suffit à les instruire des sentiments d’autrui, et leur permet de suggérer sans signes ni paroles leur propre pensée, bien qu’entre eux on les entende parler quelquefois d’une voix pleine de douceur et d’harmonie. Devant la noblesse de leur attitude, leur air dominateur que tempère pourtant une suprême expression de bonté, il n’est homme qui puisse se défendre d’un respect involontaire, comme d’un hommage légitimement dû.
Oserai-je, mes amis, termina le professeur, vous avouer la pensée qui me poursuit depuis que l’apparition de cette nouvelle race d’hommes ne fait plus aucun doute ? Vous dirai-je qu’il faut peut-être voir en elle la future maîtresse des continents qui vont achever de se dessiner sur notre planète pour une nouvelle période de dix mille-cinq-cents ans ? N’est-ce pas l’homme ultra-diluvien qui déjà est né et qui, sortant de son modeste berceau de la Vallée sainte, se répandra pas à pas et régnera un jour sur le globe entier où notre civilisation sera effacée par la sienne ?
Et se comprimant le front des deux mains : Ô avenir ! murmura gravement Alcor, qui jamais sondera tes mystères, nous dira les fins dernières des terrestres destinées !