Cruelle Énigme. Profils perdus
Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 189-209).


XI

DU CŒUR AUX SENS


Que faisait Thérèse tandis qu’il souffrait ainsi, et pourquoi ne lui donnait-elle aucun signe de son existence ? Quoique le jeune homme se fût interdit de penser à elle, il y pensait cependant, et cette question venait ajouter une inquiétude à ses autres angoisses. Des hypothèses contradictoires lui traversaient l’esprit tour à tour. Thérèse était-elle malade de remords ? Avait-elle cessé de l’aimer ? Avait-elle repris La Croix-Firmin comme amant ? Suivait-elle une nouvelle intrigue ? Tout semblait possible à Hubert, le pire comme le meilleur, de la part de cette femme qu’il avait pu connaître si étrangement capable de délicatesse et de libertinage, de perfidie et de noblesse. Il constatait alors, à la brûlure de cœur que lui donnaient certaines de ses hypothèses, par quelles fibres vivantes il tenait à cet être dont il se voulait détaché. Il était sur le point de faire quelque démarche pour apprendre du moins quelles étaient ses dispositions d’âme, à elle, en ce moment. Puis il se méprisait de cette faiblesse, et, pour se réconforter, il se répétait quelques vers qui correspondaient à son état d’esprit. Il les avait trouvés, étrange ironie de la destinée qu’il ne soupçonnait pas, dans l’unique recueil de poésies de Jacques Molan. Ce volume, réimprimé depuis que les romans de high life du poète l’avaient rendu célèbre, s’appelait d’un titre qui, à lui seul, révélait la jeunesse : les Premières Fiertés. Hubert avait dîné avec l’écrivain chez Mme de Sauve, sans se douter que la pauvre femme éprouvait un frisson d’horreur, ainsi contrainte par son mari de recevoir à sa table l’amant qu’elle idolâtrait et celui avec qui elle avait rompu. Molan avait causé avec esprit ce soir-là, et c’est à la suite de ce dîner que le jeune homme, par une curiosité très naturelle, avait pris chez un libraire le livre de vers. Le poème qui lui plaisait aujourd’hui était un sonnet, assez prétentieusement appelé Cruauté tendre :

<poem>Tais-toi, mon cœur ! Orgueil féroce, parle, toi ! Dis-moi qu’où j’ai passé je dois seul rester maître Et ne point pardonner qui m’osa méconnaître Jusqu’à dormir au lit d’un autre, étant à moi. Du moins je l’aurai vue, aussi muet qu’un roi, Se traîner à mes pieds et, du fond de son être. Pleurer, chercher mes yeux, où j’ai pu ne rien mettre ; Et je m’en suis allé sans avoir dit pourquoi.</poem

Elle ne savait pas qu’à l’heure où, comme folle,
Plaintive, elle implorait une seule parole,
Je souffrais autant qu’elle, et que je l’adorais.
L’homme outragé n’a rien de mieux que le silence,
Car se venger est un aveu des maux secrets,
Et je veux qu’on me croie au-dessus de l’offense.

— « Oui, » se disait Hubert, « il a raison : — le silence… « Ces vers le remuaient, enfantinement, comme il arrive aux lecteurs ordinaires qui demandent à une œuvre de poésie seulement d’aviver ou d’apaiser la plaie intérieure. « Le silence… » reprenait-il. « Est-ce qu’on parle à une morte ? Hé bien ! Thérèse est une morte pour moi. »

En s’exprimant ainsi dans la solitaire chambre de travail où il passait maintenant presque toutes ses journées, Hubert n’avait plus de rancune contre sa maîtresse. Comme aucun fait récent ne venait susciter en lui des sentiments nouveaux, les anciens reparaissaient, ceux d’avant la trahison. Ces images de ses souvenirs abondaient en lui sans qu’il les chassât, et, petit à petit, sous cette influence, sa colère devenait quelque chose d’abstrait et de rationnel, si l’on peut dire, de convenu à ses yeux. En réalité, il n’avait jamais autant aimé cette femme que dans ces heures où il se croyait sûr de ne plus la revoir. Il l’aimait comme une morte, en effet ; mais qui ne sait que ce sont là les plus indestructibles, les plus frénétiques tendresses ? Quand l’irrévocable séparation n’a pas pour premier résultat de tuer l’amour, elle l’exalte, au contraire, d’une façon étrange. Impossible à étreindre, si présente et si lointaine, la vague forme du fantôme désiré flotte devant notre regard, avec sa beauté que la vie ne détruira plus, et notre âme s’en va vers lui, tristement, passionnément. La durée des jours s’abolit. La douceur du passé reflue tout entière en nous. Et alors commence un enchantement rétrospectif et singulier, qui est comme l’hallucination du cœur. Thérèse de Sauve eût été une femme ensevelie, cousue dans le linceul, couchée dans la froideur du caveau funèbre et pour toujours, qu’Hubert ne se serait pas abandonné davantage aux dangereux endolorissements de sa mémoire, à la folle ardeur de l’amour sans espérance, sans désir, tout fait de l’extase de ce qui fut une fois, — de ce qui ne saurait plus être jamais. Heure par heure, au moyen des billets qu’il avait gardés d’elle et qu’il relisait jusqu’à en savoir par cœur chaque mot, il reconstituait les délicieux mois de son ivresse finie. Thérèse avait l’habitude de ne jamais dater ses lettres et d’écrire simplement en tête le nom du jour : « ce jeudi… ce vendredi… ce samedi… » Hubert retrouvait le quantième du mois au timbre de la poste, grâce au soin pieux qu’il avait eu de conserver toutes les enveloppes, pour l’enfantine raison qu’il n’aurait pas détruit, sans douleur, une ligne de cette écriture. Il n’avait pu, après tant et tant de semaines, se blaser sur l’émotion que lui procurait la vue des lettres de son nom tracées de la main de Thérèse. — Oui, heure par heure, il revivait sa vie vécue déjà. Le charme des minutes écoulées se représentait, si complet, si ravissant, si navrant ! Cela s’en était allé comme tout s’en va, et le jeune homme en arrivait à ne plus se révolter contre l’énigme dont il était victime. À la notion chrétienne de responsabilité succédait en lui un obscur fatalisme. La fin de son bonheur s’expliquait maintenant à ses yeux par l’inévitable misère humaine. Il absolvait presque son fantôme d’une faute qui lui semblait tenir à des fatalités naturelles ; puis il se prenait à songer que ce fantôme était non pas celui d’une femme morte, aux yeux clos, à la poitrine immobile, à la bouche fermée, mais une créature vivante, de qui les paupières battaient, de qui le cœur palpitait, de qui la bouche s’ouvrait, fraîche et tiède ; et, malgré lui, tourmenté par il ne savait quel obscur désir, il se surprenait à murmurer : « Que fait-elle ? » Que faisait donc Thérèse, et comment n’avait-elle tenté aucun effort pour revoir celui qu’elle aimait ? Quelles idées, quelles sensations avait-elle traversées depuis la terrible scène qui l’avait séparée d’Hubert ? Pour elle aussi les journées avaient succédé aux journées ; mais tandis que le jeune homme, en proie à une métamorphose d’âme provoquée par la plus inattendue et la plus tragique déception, les laissait s’en aller, ces journées, rapides et brûlantes, passant d’une extrémité à l’autre de l’univers du sentiment, — elle, la coupable ; elle, la vaincue, s’absorbait en une pensée unique. En cela pareille à toutes les femmes qui aiment, elle aurait donné les gouttes de son sang, les unes après les autres, pour guérir la douleur qu’elle avait causée à son amant. Ce n’est pas que les détails visibles de son existence fussent modifiés. Sauf la première semaine, durant laquelle une continue et lancinante migraine l’avait, pour ainsi dire, terrassée, contrecoup peut-être salutaire de tant d’émotions ressenties, elle avait repris son métier de femme à la mode, son train accoutumé de courses et de visites, de grands dîners et de réceptions, de séances au théâtre ou dans les soirées. Mais ce mouvement extérieur n’a jamais plus empêché le rêve que ne fait le travail de l’aiguille à tapisserie. Chose étrange au premier abord : il s’était produit dans cette âme, après l’explication de l’avenue Friedland, une détente à demi apaisée, tout simplement parce que l’aveu volontaire avait, comme toujours, diminué le remords. C’est sur cette loi inexpliquée de notre conscience que la fine psychologie de l’Église catholique a fondé le principe de la confession. Si Thérèse ne se pardonnait pas tout à fait sa faute, du moins, en y songeant, n’avait-elle plus à subir la vision d’une bassesse absolue. L’idée d’une certaine hauteur morale s’y trouvait associée et l’ennoblissait elle-même à ses propres yeux. Ce sommeil de ses remords la rendait libre de s’abîmer dans le souvenir d’Hubert. Elle vivait maintenant dans une mortelle inquiétude à son endroit, dominée par le fixe désir de le revoir, non qu’elle espérât obtenir de lui son pardon ; mais elle savait qu’il était malheureux, et elle sentait un tel amour en son être pour cet enfant blessé par elle, qu’elle trouverait bien le moyen de panser, de fermer cette plaie. Comment ? Elle n’aurait su le dire ; mais il n’était pas possible qu’une telle tendresse, et si profondément repentante, fût inefficace. En tout cas, il fallait qu’elle montrât du moins à Hubert l’étendue de la passion qu’elle ressentait pour lui. Est-ce que cela ne le toucherait pas, ne le pénétrerait pas, ne l’arracherait pas au désespoir ? Maintenant qu’elle ne se trouvait plus sous l’accablement immédiat de son infidélité, elle ne la jugeait pas du point de vue essentiellement masculin, c’est-à-dire comme quelque chose d’absolu et d’irréparable. Chez la femme, créature beaucoup plus instinctive que nous autres hommes, beaucoup plus voisine de la nature, les puissances de renouveau sont beaucoup plus intactes. Une femme trompée pardonne, pourvu qu’elle se sente aimée, et une femme qui a trompé ne comprend guère qu’on ne lui pardonne pas. La faute commise, c’est une idée, une ombre, une chimère. L’amour éprouvé, c’est un fait, une réalité. Thérèse était donc sortie entièrement de la période de dépression morale dont son aveu avait marqué l’extrême limite. Certes, elle ne regrettait pas cet aveu, ainsi que tant d’autres femmes eussent fait dans des circonstances semblables ; mais elle désirait, elle espérait, elle voulait que cet aveu n’eût pas marqué la fin de son bonheur, car, après tout, elle aimait, et elle était aimée. Cependant son désir ne l’aveuglait pas au point de lui faire oublier ce qu’elle savait du caractère de son ami. Fier et pur comme elle le connaissait, que ce rapprochement était difficile ! Et d’ailleurs quels moyens employer pour se trouver avec lui, ne fut-ce qu’une heure ? Écrire ? elle le fit, non pas une fois, mais dix. La lettre cachetée, elle la jetait dans un tiroir et ne l’envoyait point. D’abord aucune phrase ne lui paraissait suffisamment câline et humble, enlaçante et tendre. Puis elle appréhendait avec épouvante qu’Hubert n’ouvrit même pas l’enveloppe et qu’il la lui retournât sans répondre. Le retrouver à un dîner, dans une visite ? Elle redoutait un tel hasard affreusement. De quel cœur supporter son regard, qui serait cruel, et qu’elle ne pourrait même pas essayer de désarmer ? Aller rue Vaneau et obtenir de lui un entretien ? Elle savait trop que ce n’était pas possible. Lui faire parler ? Par qui ? La seule personne qu’elle eût mise dans la confidence de son amour était l’amie de province qu’elle avait chargée de jeter ses lettres à la poste pour son mari, tandis qu’elle-même était à Folkestone. Parmi tous les hommes qu’elle rencontrait dans le monde, celui qui était assez dans l’intimité d’Hubert pour servir de messager dans une pareille ambassade était aussi celui dans lequel son instinct de femme lui montrait l’auteur probable de l’indiscrétion qui l’avait perdue, George Liauran. Elle était liée des mille menus fils que la société attache aux membres de ses esclaves. Quelles misérables, mais aussi quelles imbrisables étreintes ! Elle finit, sans calcul et en obéissant aux impulsions de son propre cœur, par trouver un moyen qui lui parut presque infaillible pour arriver à une explication. Elle éprouva un irrésistible besoin de se rendre au petit appartement de l’avenue Friedland, et elle se dit qu’Hubert ressentirait, tôt ou tard, ce besoin comme elle. Il fallait, de toute nécessité, qu’elle se rencontrât face à face avec lui à une de ces visites. Sous l’influence de cette idée, elle commença de faire de longues séances solitaires dans ce rez-de-chaussée dont chaque recoin lui parlait de son bonheur perdu. La première fois qu’elle y vint ainsi, l’heure qu’elle passa parmi ces meubles fut pour elle le principe d’une émotion si intolérable qu’elle faillit retomber dans l’excès de son premier désespoir. Elle y revint cependant, et, peu à peu, ce lui fut une étrange douceur que d’accomplir presque chaque jour ce pèlerinage d’amour. Le concierge allumait le feu ; elle laissait la flamme éclairer le petit salon d’une lueur vacillante qui luttait contre l’envahissement du crépuscule ; elle se couchait sur le divan, et c’était pour elle une sensation à la fois torturante et délicieuse, toute mélangée d’attente, de mélancolie et de souvenirs. À chaque fois, elle avait soin de demander d’abord : « Monsieur est-il venu ? » et la réponse négative lui rendait l’espoir que le hasard ferait coïncider la visite du jeune homme avec la sienne. Elle épiait le plus léger bruit, le cœur battant. L’ombre noyait autour d’elle les objets que la flambée du foyer ne colorait pas. L’appartement était parfumé de l’exhalaison des fleurs dont elle parait elle-même les vases et les coupes, et, tour à tour, elle redoutait, elle souhaitait l’entrée d’Hubert. Lui pardonnerait-il ? La repousserait-il ? Et enfin elle devait quitter cet asile de son suprême espoir, et elle s’en allait, la voilette baissée, l’âme noyée de la même tristesse que jadis, lorsqu’elle sentait encore les baisers d’Hubert sur ses lèvres, épouvantée et consolée au même moment par cette idée : « Quand le reverrai-je ?… Sera-ce demain ? .. » Un après-midi qu’elle était ainsi étendue sur le divan et abîmée parmi ses songes, il lui sembla entendre qu’une clef tournait dans la serrure de la porte d’entrée. Elle se redressa soudain avec une palpitation affolée du cœur… Oui, la porte s’ouvrait, se refermait. Un pas résonnait dans l’antichambre. Une main ouvrait la seconde porte. Elle se renversa de nouveau sur les coussins du divan, incapable de supporter l’approche de ce qu’elle avait tant espéré, trouvant ainsi, à force de sincérité, l’attitude vaincue que la plus raffinée coquetterie aurait choisie, celle qui pouvait agir avec le plus de force sur son amant, — si c’était lui ?… Mais quel autre pouvait venir, et ne reconnaissait-elle point son pas ? Oui, c’était bien Hubert qui entrait à cette minute. Depuis leur rupture, il avait désiré souvent, lui aussi, retourner dans le petit rez-de-chaussée dont la pendule lui avait sonné de si douces heures, —cette pendule sur laquelle Thérèse jetait gracieusement la dentelle noire de sa seconde voilette, — « pour mieux endormir le temps, » disait-elle. Puis il n’avait pas osé. Les trop chers souvenirs rendent timide. On a peur à la fois, en y touchant à nouveau, de trop sentir et de sentir trop peu. Cet après-midi, cependant, — était-ce l’influence du ciel brouillé d’hiver et de son ensorcelante mélancolie ? était-ce la lecture, faite la veille, d’un des plus adorables billets de Thérèse, daté précisément du même jour, à une année de distance ? — Hubert s’était trouvé, sans y avoir pensé, sur le chemin de l’avenue Friedland. Il avait suivi, pour s’y rendre, un lacis de rues détournées, machinalement, comme il faisait jadis, afin d’éviter les espions. Quel besoin de ces ruses naïves aujourd’hui ? Et le contraste lui avait serré le cœur. Sur sa route, il dut passer devant un bureau télégraphique dans lequel il entrait autrefois, au sortir de ces rendez-vous, afin de prolonger leur volupté en écrivant à Thérèse un billet qui la surprît à peine revenue chez elle, — écho étouffé, lointain et si tendre, des soupirs enivrés du jour ! Il vit la porte du bureau, sa couleur sombre, son inscription, l’ouverture de la boîte réservée aux cartes-télégrammes, et il manqua de défaillir. Mais déjà il suivait le trottoir de la fatale avenue, il apercevait la maison, les persiennes closes sur le devant du rez-de-chaussée, l’allée commandée par la porte cochère. Que devint-il lorsque le concierge, après lui avoir demandé si «  Monsieur avait fait un bon voyage », ajouta de son accent haïssable d’obséquiosité : « Madame est là… » ? Il n’avait pas encore pris la clef dans sa poche lorsque cette nouvelle, peut-être moins inattendue qu’il ne voulait se l’avouer, le frappa comme un coup droit, en pleine poitrine. Que faire ? La dignité lui ordonnait de s’en aller tout de suite. Mais le désir inconscient et profond qu’il avait de revoir Thérèse lui suggéra un de ces sophismes grâce auxquels nous trouvons toujours le moyen de préférer avec notre raison ce que nous désirons le plus avec notre instinct. « Si je n’entre pas, » se dit-il en regardant du côté de la loge, « ce dangereux drôle comprendra qu’elle et moi, nous sommes brouillés. Il est capable de pousser l’effronterie jusqu’à parler à Thérèse de ma visite interrompue… Je dois à celle-ci de lui épargner cette humiliation, et, d’ailleurs, il faut régler cette question de l’appartement une fois pour toutes… Je ne serai donc jamais un homme ?… » C’est à cette minute, et après l’éclair de ce raisonnement subit, qu’il ouvrit la porte, se rendant bien compte qu’il y avait dans la pièce voisine une créature que ce simple bruit bouleversait depuis les pieds jusqu’aux cheveux. Il les avait réchauffés de tant de baisers, ces pieds fins, et si souvent maniés, ces longs cheveux noirs ! « Si elle est venue, c’est qu’elle m’aime encore… » Cette idée le remuait malgré lui, et il tremblait lorsqu’il pénétra dans le salon, où l’agonie du crépuscule luttait contre les flammes du foyer. Il fut surpris par l’arôme caressant des fleurs posées dans les vases de la cheminée, auquel se mêlait la senteur d’un parfum qu’il connaissait trop. Il vit sur le divan, au fond de la chambre, la forme prostrée d’un corps, puis le mouvement d’un buste, la pâleur d’un visage, et il se trouva face à face avec Thérèse, maintenant assise et qui le regardait. Leur silence, à tous deux, était tel qu’il entendait les coups secs de son propre cœur et le souffle de cette femme, évidemment perdue d’émotion. Cette présence de sa maîtresse lui avait du coup rendu sa colère nerveuse. Ce qu’il sentait à ce moment, c’était l’affreux besoin de brutaliser la femme, l’être de ruse et de mensonge, qui s’empare de l’homme, être de force et de férocité, chaque fois que la jalousie physique réveille en lui le mâle primitif placé vis-à-vis de la femelle dans la vérité de la nature. À une certaine profondeur, toutes les différences des éducations et des caractères s’abolissent devant les nécessités inévitables des lois du sexe. Ce fut Thérèse qui rompit la première le silence. Elle comprenait trop bien la gravité de l’explication qui allait suivre, pour que ses plus intimes facultés de finesse féminine ne fussent pas mises en jeu. Elle aimait Hubert, à cette seconde, aussi passionnément qu’au jour où elle s’était confessée à lui de son inexplicable faute ; mais elle était maîtresse d’elle-même à présent, et elle pouvait mesurer la portée de ses paroles. D’ailleurs, elle n’avait pas de comédie à jouer. Il lui suffisait de se montrer telle qu’elle était, dans l’humilité infinie de la plus repentante des tendresses, et ce fut d’une voix presque basse qu’elle commença de parler, du coin d’ombre où elle se sentait assise.

— « Je vous demande pardon de me trouver ici, » dit-elle ; « je vais partir. En me permettant de venir dans cet appartement, quelquefois, toute seule, je n’ai cru rien faire qui vous déplût… C’était un pèlerinage vers ce qui a été l’unique bonheur de ma vie, mais je ne le recommencerai plus, je vous le promets… »

— « C’est à moi de me retirer, madame, » répondit Hubert, que le son de cette voix troublait d’une émotion impossible à définir. «  Elle est venue plusieurs fois, » songea-t-il, et cette idée l’irritait, comme il arrive quand on ne veut pas s’abandonner à une sensation tendre. « J’avoue, » continua-t-il tout haut, « que je ne m’attendais pas à vous revoir ici après ce qui s’est passé. Il me semblait que vous deviez fuir certains souvenirs plutôt que de les rechercher… »

— « Ne me parlez pas avec dureté, » reprit-elle avec plus de douceur encore. « Mais pourquoi me parleriez-vous autrement ? » ajouta-t-elle d’un ton mélancolique. « Je ne peux pas me justifier à vos yeux. Réfléchissez pourtant que, si je n’avais pas tenu, comme j’y tenais, à la beauté du sentiment qui nous a unis, je n’aurais pas été sincère avec vous comme je l’ai été. Hélas ! c’est que je vous aimais comme je vous aime, comme je vous aimerai toujours. »

—- « N’employez pas le mot d’amour, » répliqua Hubert, « vous n’en avez plus le droit »

— « Ah ! » répondit-elle avec une exaltation grandissante, « vous ne pouvez pas m’empêcher de sentir. Oui ! Hubert, je vous aime, et si je n’ai plus d’espoir que cet amour soit partagé, il n’en est pas moins vivant ici ! » et elle se frappa la poitrine. « Et il faut que vous le sachiez, » continua-t-elle, « c’est ma seule consolation dans le plus complet malheur, de penser que j’aurai pu vous dire une dernière fois ce que je vous ai tant dit en des jours heureux : je vous aime. Ne voyez pas là un rêve de pardon ; je n’essayerai pas de vous fléchir et vous ne me condamnerez jamais autant que je me condamne. Mais il n’en est pas moins vrai que je vous aime — plus que jamais. »

— « Hé bien ! » reprit Hubert, « cet amour sera la seule vengeance que je veuille tirer de vous… Sachez-le donc, cet homme que vous aimez, vous lui avez fait supporter un martyre à ne pas y survivre ; vous lui avez déchiré le cœur, vous avez été son bourreau, bourreau de toutes les heures, de toutes les minutes… Il n’y a plus en moi qu’une plaie, et c’est vous, vous qui l’avez ouverte… Je ne crois plus à rien, je n’espère plus rien, et c’est vous qui en êtes la cause… Et cela durera longtemps, longtemps, et tous les matins il faudra que vous vous disiez et tous les soirs : Celui que j’aime est dans l’agonie, et c’est moi qui le tue… » Et il continuait, soulageant son âme de sa douleur de tant de jours avec tout ce que la colère lui fournissait de paroles cruelles pour cette femme, qui l’écoutait les paupières baissées, le visage décomposé, effrayante de pâleur dans l’ombre où résonnait cette voix pour elle terrible. Ne lui infligeait-il pas, rien qu’en obéissant à sa passion, le plus torturant des supplices : celui de saigner devant elle d’une blessure qu’elle lui avait faite et qu’elle ne pouvait guérir ?

— « Frappez-moi ! » répondit-elle simplement, « j’ai tout mérité. »

— « Ce sont là des phrases, » dit Hubert après un nouveau silence, durant lequel il avait marché d’un bout à l’autre de la pièce pour user sa fureur. « Venons aux faits. Il faut que cette entrevue ait une conclusion pratique. Nous devons nous revoir dans le monde et chez vous. Mon absence des maisons où je vous ai connue ne peut plus s’expliquer, comme je l’ai expliquée, par un petit voyage. Ai-je besoin de vous dire que je me conduirai comme un honnête homme et que personne ne soupçonnera rien de ce qui a pu se passer entre nous ? Il reste la question de cet appartement. Je vais écrire à Deroy pour le prévenir que je n’y viendrai plus. Il est inutile que nous nous retrouvions ici. Nous n’avons plus rien à nous dire. »

— « Vous avez raison, » fit Thérèse d’un accent brisé ; puis, comme prenant une résolution suprême, elle se leva. Elle passa ses deux mains sur ses yeux, et, détachant de son poignet le bracelet auquel était appendue la petite clef, elle tendit ce bijou à Hubert sans prononcer une parole. Il prit la chaînette d’or, et ses doigts rencontrèrent ceux de la jeune femme. Ni l’un ni l’autre ne retira sa main. Ils se regardèrent, et il la vit bien en face pour la première fois depuis son entrée dans l’appartement. Elle était à cet instant d’une beauté sublime. Sa bouche s’entr’ouvrait comme si la respiration lui eût manqué, ses yeux étaient chargés de langueur, ses doigts pressèrent les doigts de son amant d’une caresse lente, et une flamme subtile courut soudain en lui. Comme pris d’ivresse, il se rapprocha d’elle et la prit dans ses bras en lui donnant un baiser. Elle défaillit, et ils s’étreignirent d’une de ces étreintes affolées et silencieuses dans lesquelles se fondent toutes les rancunes, justes et injustes, mais aussi toutes les dignités. Ce sont des minutes où ni l’homme ni la femme ne prononcent le mot : je t’aime, comme s’ils éprouvaient que ces égarements-là n’ont, en effet, plus rien de commun avec l’amour.

Quand ils reprirent leurs sens, et qu’ils se retrouvèrent l’un auprès de l’autre sur le divan, elle le regarda. Elle tremblait de le voir céder à l’horrible mouvement familier aux hommes au sortir de chutes pareilles, et qui les pousse à punir leur propre faiblesse sur leur complice, en l’accablant de mépris. Si Hubert fut saisi d’un frisson de révolte, il eut du moins la générosité d’en épargner la vue à Thérèse ; et alors, d’une voix que la crainte rendait si captivante : « Ah ! mon Hubert, » disait-elle, « je t’ai donc de nouveau à moi… Si tu savais ! Je n’aurais pas survécu à notre séparation. J’en serais morte ; je t’aime trop… Je serai si douce, si douce pour toi, je te rendrai si heureux… Mais ne me quitte pas. Si tu ne m’aimes plus, laisse-moi t’aimer. Prends-moi, renvoie-moi, au gré de ton caprice. Je suis ton esclave, ta chose, ton bien. Ah ! si je pouvais mourir maintenant !… » Et elle couvrait le visage amaigri du jeune homme de baisers passionnés. Lui cependant restait immobile, la bouche et les yeux clos, et il songeait où il en était tombé. Maintenant que l’ivresse était dissipée, il pouvait comparer ce qu’il venait de ressentir à ce qu’il avait ressenti autrefois. Le symbole du changement accompli était dans le contraste entre la brutalité de ce plaisir, pris ainsi, sur ce divan, et la divine pudeur des anciens jours. Il n’avait point pardonné à Thérèse, et il n’avait pu lui résister ; mais, par cela même, il avait à jamais perdu le droit de lui reprocher sa trahison. Et puis, l’aurait-il eu de nouveau, ce droit, comment en user ? Il y avait dans les caresses de cette femme un ensorcellement trop fort. Il devina qu’il allait le subir à partir de ce jour, et que c’en était fait de son rêve. Il avait aimé cette femme du plus sublime amour ; elle le tenait maintenant par ce qu’il y avait de plus obscur et de moins noble en lui. Quelque chose était mort dans sa vie morale, qu’il ne devait plus jamais retrouver. C’était un de ces naufrages d’âme que ceux qui les subissent sentent irrémédiables. Il avait cessé de s’estimer, après avoir cessé d’estimer sa maîtresse. La Dalila éternelle avait une fois de plus accompli son œuvre, et, comme les lèvres de la femme étaient frémissantes et caressantes, il lui rendit ses baisers.