Cruelle Énigme (Bourget)/10
X
UNE DALILA TENDRE
Quand, au matin, Mme Liauran fit prendre des nouvelles de son fils, ce dernier répondit qu’il descendrait pour déjeuner. À midi, en effet, il parut. Sa mère et lui n’échangèrent qu’un regard, et aussitôt elle comprit l’étendue de la souffrance qu’il avait ressentie, rien qu’à la sorte de frisson dont il fut saisi en la revoyant. Elle était associée comme occasion, sinon comme cause, à cette souffrance, et il ne devait plus l’oublier. Ses yeux avaient un je ne sais quoi de si particulièrement distant, sa bouche un pli de lèvres si fermé, tout son visage exprimait si bien la volonté de n’admettre aucune explication d’aucune sorte, que ni Mme Liauran ni Mme Castel n’osèrent l’interroger. Ces trois êtres avaient eu, depuis une année, bien des repas silencieux dans la salle à manger revêtue d’anciennes boiseries, vaste salle qui faisait paraître petite la table ronde placée au milieu. Mais tous les trois n’avaient jamais ressenti, comme ce jour-là, l’impression qu’il y aurait entre eux dorénavant, même s’ils se parlaient, un silence impossible à briser, quelque chose qui ne se formulerait pas et qui mettrait, pour bien longtemps, un arrière-fonds de mutisme sous leurs plus cordiales expansions. Quand, après le déjeuner, Hubert, qui n’avait fait que toucher aux plats, prit le bouton de la porte pour sortir du petit salon où il s’était à peine tenu cinq minutes, sa mère éprouva un désir timide et presque repentant de lui demander pardon pour la peine qu’elle lisait sur son visage taciturne.
— « Hubert ? » dit-elle.
— « Maman ? » répondit-il en se retournant.
— « Tu vas tout à fait bien aujourd’hui ? » interrogea-t-elle.
— « Tout à fait bien, » répondit-il d’une voix blanche, — une de ces voix qui suppriment du coup toute possibilité de conversation ; et il ajouta : « Je serai exact à l’heure du dîner, ce soir. »
Une préoccupation singulière s’était emparée du jeune homme. Après une nuit d’une torture si continûment aiguë qu’il ne se souvenait pas d’avoir jamais rien subi de pareil, il était redevenu maître de lui. Il avait traversé la première crise de son chagrin, celle après quoi l’on ne meurt plus de désespoir, parce que l’on a réellement touché le fond du fond de la douleur. Puis il avait repris ce calme momentané qui succède aux prodigieuses déperditions de force nerveuse, et il avait pu penser. C’est alors qu’une inquiétude l’avait saisi à l’endroit de Mme de Sauve, — inquiétude dépourvue de tendresse, car à cette minute, après l’assaut de chagrin qu’il venait de soutenir, il avait l’âme tarie, sa léthargie intérieure était absolue, il ne lui restait plus de quoi sentir. Mais il s’était souvenu tout d’un coup d’avoir laissé Thérèse dans le petit rez-de-chaussée de l’avenue Friedland, et son imagination n’osait pas se former de conjectures sur ce qui s’était passé après son départ. C’est précisément à la fin du déjeuner que cette idée l’avait assailli ; elle lui avait aussitôt donné, par-dessus sa douleur fondamentale, la seule émotion dont il fût capable, un frisson de terreur physique. Il alla directement de la rue Vaneau à l’avenue, et quand il se trouva devant la maison, il n’osa pas entrer, bien qu’il eût la clef dans sa main. Il appela le concierge, vilain personnage auquel il ne parlait jamais sans répulsion, tant il haïssait sa face effrontée et glabre, son œil servile à la fois et insolent et son ton de complice grassement payé.
— « Je fais toutes mes excuses à Monsieur, » dit cet homme avant même qu’Hubert l’eût interrogé. « Je ne savais pas que Madame fût encore là. J’avais vu sortir Monsieur ; je suis entré, dans l’après-midi, pour donner un coup d’œil au ménage, comme je fais tous les jours. J’ai trouvé Madame assise sur le canapé. Elle semblait bien souffrante. Est-ce qu’elle va mieux aujourd’hui, monsieur ? » ajouta-t-il.
— « Elle va très bien… » répondit Hubert ; et comme il éprouvait subitement une invincible répugnance à entrer dans l’appartement, et que d’autre part il voulait à tout prix ne pas mettre cet homme, pour lui si antipathique, à même de rien soupçonner du drame de sa vie, il reprit : « Je suis venu régler votre note. Je pars pour un voyage… »
— « Mais Monsieur m’a déjà payé au commencement du mois, » dit l’autre.
— « Je serai peut-être absent longtemps, » fit Hubert, qui tira un billet de banque de son portefeuille. « Vous mettrez cela en compte. »
— « Monsieur n’entre pas ? » reprit le concierge.
— « Non, » fit Hubert, qui s’éloigna en se disant : « Je suis un innocent. Est-ce que ces femmes-là se tuent ? »
Ces femmes-là ! — Cette formule, qui lui était venue naturellement à l’esprit, à lui l’enfant jusque-là si naïf, si doux, si délicat, traduisait bien la sensation qui le dominait à cette heure, et qui dura plusieurs jours. C’était un immense dégoût, une nausée intime ; mais si entière, si profonde, qu’elle ne laissait la place à rien d’autre dans son cœur. Il n’aurait même pas su dire s’il souffrait, tant le mépris absorbait les forces vives de son être. Il apercevait cette femme, qu’il avait si religieusement idolâtrée et avec une ferveur si noble, comme plongée, comme vautrée dans un tel abîme de déchéance qu’il se faisait à lui-même l’impression de s’être, en l’aimant, roulé dans la boue. C’était la vision physique dont il était la victime maintenant, d’un bout à l’autre du jour, à ce point qu’il ne pouvait l’interpréter, ni former quelque hypothèse sur le caractère de Thérèse. Cette vision s’infligeait à lui avec une précision matérielle qui touchait à l’hallucination. Oui, il voyait l’acte, et l’acte seul, sans avoir la force de secouer cette hideuse, cette obsédante hantise. Cela le paralysait d’horreur, et il ne pouvait penser qu’à cela. Une sorte de mirage ininterrompu lui montrait la prostitution de sa maîtresse, l’exécrable souillure, et, comme un homme atteint de la jaunisse regarde tous les objets à travers la bile qui lui injecte les yeux, c’est à travers ce dégoût que toute la vie lui apparaissait. Son âme était comme saturée d’amertume et cependant affreusement sèche. Il n’était pas une impression qui ne se transformât pour lui dans ce sentiment du sale et du triste. Il se levait, passait la matinée parmi ses livres, les ouvrait, ne les lisait pas. Il déjeunait, et la vue de sa mère, au lieu de l’attendrir, le crispait. Il rentrait dans sa chambre et reprenait son oisiveté morne de la matinée. Il dînait, puis, aussitôt après le dîner, quittait le salon, pour ne rencontrer ni le général ni son cousin, de qui la présence lui était insupportable. La nuit, s’il s’éveillait, il continuait de voir la scène maudite, avec la même impossibilité de parvenir à la douleur détendue S’il s’endormait, il lui fallait, une fois sur deux, supporter le cauchemar de cette même vision. Comme il n’avait aucune idée sur la physionomie de l’homme avec lequel sa maîtresse l’avait trompé, ce qui surgissait devant son sommeil morbide, c’était d’horribles songes où toutes sortes de visages différents étaient mêlés. Le mal que lui faisait cette imagination le réveillait. La sueur inondait son corps ; il éprouvait un déchirement au sein, comme si son cœur, qui battait trop vite, allait se décrocher ; et, à travers cette souffrance, c’était la même prostration de ses puissances affectueuses, si complète qu’il ne s’inquiétait même plus de savoir ce que Thérèse était devenue.
— « Après tout, » se disait-il un matin en se levant, « je vivais bien avant de la connaître ! Je n’ai qu’à me remettre en pensée dans l’état où je me trouvais avant ce 12 octobre… » —Il se rappelait exactement la date. — « Il n’y a pas beaucoup plus d’un an. J’étais si paisible alors ! J’aurai fait un mauvais rêve, voilà tout. Mais il faut détruire tout ce qui pourrait me rappeler ce souvenir. »
Il s’assit devant son bureau, après avoir mis de nouveau du bois dans le feu afin d’activer la flambée et fermé la porte à double tour. Il se rappela involontairement qu’il agissait ainsi autrefois, lorsqu’il voulait revoir le cher trésor de ses reliques d’amour. Il ouvrit le tiroir où ce trésor était caché : il consistait en un coffret de maroquin noir sur lequel étaient entrelacées deux initiales, un T et un H. Thérèse et lui avaient échangé deux de ces coffrets pour y conserver leurs lettres. Sur celui qu’il avait donné à son amie, il avait fait, à défaut des deux initiales, autographier le nom de Thérèse en entier. « Ai-je été enfant ! » songea-t-il à l’idée des mille petites délicatesses de cet ordre auxquelles il s’était livré. Il y a toujours de la puérilité, en effet, dans ces extrêmes délicatesses ; mais c’est du jour où l’on est sur le chemin de la dureté du cœur que l’on pense ainsi. À côté de ce coffret gisaient deux objets qu’Hubert avait jetés là, le soir même du jour où il avait appris la trahison de sa maîtresse : l’un était sa bague, l’autre une fine chaîne d’or à laquelle était suspendue une clef toute mince. Il prit dans sa main le petit anneau et regarda malgré lui la surface intérieure. Thérèse y avait fait graver une étoile et la date de leur séjour à Folkestone. Ce simple signe évoqua soudain devant Hubert une perspective indéfinie de réminiscences : il revit la porte de l’hôtel, l’escalier et son tapis rouge, le salon où ils avaient dîné, le garçon qui les servait, avec son visage d’une respectabilité britannique, sa lèvre rasée, son menton trop long. Il l’entendit qui disait : « I beg your pardon ; » et à travers ces détails si insignifiants en eux-mêmes, pour lui uniques, le sourire de Thérèse lui apparut. Quelle langueur flottait dans ses yeux alors, ces yeux dont la nuance d’un gris vert était toute fondue, toute noyée d’un complet abandonnement de l’être intime ; ces yeux où dormait un sommeil qui semblait l’inviter à en être le rêve ! Hubert passa la bague à son doigt machinalement, puis il la lança presque avec colère dans le tiroir, contre le bois duquel le métal rebondit. Pour ouvrir le coffret, il dut manier la chaîne. C’était un jaseron ancien qui lui venait de Thérèse. Il lui avait donné, lui, le bracelet auquel était attachée la clef de l’appartement, et elle lui avait, elle, donné cette chaînette pour qu’il pût porter à son cou la clef du coffret. Il avait gardé ce scapulaire d’amour des mois et des mois, et bien souvent cherché avec la main le petit bijou sous sa chemise, pour se faire un peu de mal en se l’enfonçant contre la poitrine. Il se rappelait ainsi le tendre mystère de son cher bonheur. Que toute cette ivresse était loin aujourd’hui ; ah ! combien loin, combien perdue dans l’abîme du passé, d’où s’échappe une si affreuse odeur de mort ! Quand il eut soulevé le couvercle du coffret, il s’accouda, et, le front dans sa main, il contempla ce qui restait de son bonheur, ces quelques riens si parfaitement indifférents pour tout autre, pour lui si pénétrés d’âme : un mouchoir brodé, un gant, une voilette, un paquet de lettres, un paquet de petites dépêches bleues, mises les unes dans les autres et formant comme un menu livre de tendresse. Et les enveloppes des lettres avaient été ouvertes avec tant de soin, le papier des dépêches déchiré si exactement ! Les moindres détails remémoraient à Hubert les scrupules de piété amoureuse qu’il avait ressentis pour tout ce qui venait de sa maîtresse. Il y avait encore, par-dessous les lettres et les dépêches, un portrait d’elle, où elle était représentée dans le costume qu’elle portait à Folkestone : une simple jaquette ajustée en drap et un chapeau avancé dont l’ombre tombait un peu sur le haut du visage. Elle avait fait faire cette photographie pour le seul Hubert, et, en la lui donnant, elle lui avait dit : « Je pensais tant à nous, pendant que je posais… Si tu savais comme ce portrait t’aime !… » Et Hubert se sentait réellement aimé par ce portrait. Il lui semblait que de cet ovale du visage, que de cette bouche fine, que de ces yeux baignés de songe, un effluve tendre se détachait, l’enveloppait ; et c’est alors qu’à côté de la vision de la perfidie commença de nouveau à se dresser la vision de l’amour de Thérèse. Aussi évidemment qu’il savait, par son aveu, que cette femme l’avait trompé, il savait, par ses souvenirs, qu’elle l’avait aimé, qu’elle l’aimait encore. Il la revit telle qu’il l’avait laissée sur le canapé de leur cher asile, avec sa face convulsée et ses larmes, surtout, Dieu ! quelles larmes ! Pour la première fois depuis cette heure fatale, il se rendit compte de la noblesse avec laquelle elle s’était confessée de sa faute, quand il lui était si aisé de mentir, et il laissa soudain échapper ce cri qui ne lui était pas encore venu à travers ses journées de douleur desséchée et déchirante : « Mais pourquoi ? pourquoi ? »
Oui, pourquoi ? pourquoi ? — Cette angoisse d’ordre tout moral accompagna dès cette minute l’angoisse de la vision physique. Hubert commença de penser, non plus seulement à son mal, mais à la cause de son mal. Brûler ces lettres, lacérer ce portrait, briser, jeter la chaîne, la bague, détruire ce résidu suprême de son amour, cela lui aurait été aussi impossible que de déchirer avec le fer le corps frémissant de sa maîtresse. C’étaient, ces objets, des personnes vivantes, avec des regards, des caresses, des palpitations, une voix. Il referma le tiroir, incapable de supporter plus longtemps la présence de ces choses qui lui semblaient faites avec la substance même de son cœur. Il se jeta sur la chaise longue, et il se perdit dans le gouffre de ses réflexions. Oui, Thérèse l’avait aimé, Thérèse l’aimait ! Il y a des larmes, des étreintes, une chaleur d’âme, qui ne mentent pas. Elle l’aimait, et elle l’avait trahi ! Elle s’était donnée à un autre, avec son nom à lui dans le cœur, moins de six semaines après l’avoir quitté ! Mais pourquoi ? pourquoi ? Poussée par quelle force ? Entraînée par quel vertige ? Envahie par quelle ivresse ? Qu’était-ce donc que la nature, non plus de « ces femmes-là », —il n’avait plus de férocités de pensée maintenant, — mais de la femme, pour qu’une aussi monstrueuse action fût seulement possible ? de quelle chair était-elle donc pétrie, cette créature décevante, pour qu’avec toutes les apparences, avec toutes les réalités du sentiment, on ne pût pas faire plus de fonds sur elle que sur de l’eau ? Qu’elles étaient douces, ces mains de la femme, et qu’elles semblaient loyales ; et cependant leur confier son cœur, dans la sécurité de l’affection partagée, c’était la plus folle des folies ! Elle vous sourit, elle vous pleure, et déjà elle a remarqué celui qui passe, celui auquel, s’il l’amuse une heure, elle sacrifiera toute votre tendresse, une flamme aux yeux, la grâce aux lèvres ! Pourquoi ? Pourquoi ? Qu’y a-t-il pourtant de vrai au monde, si même l’amour n’est pas vrai ? Et quel amour ? Hubert scrutait son passé intime maintenant ; il faisait comme un examen de conscience de son attachement pour Thérèse, et il se rendait cette justice qu’il n’avait pas eu depuis des mois une pensée qui ne fût pour elle. Certes, il avait commis des fautes, mais pour elle toujours, et, à cette heure pourtant si triste, il ne pouvait pas se repentir de ces fautes-là. Il aurait éprouvé un soulagement de toute sa peine à s’agenouiller devant le prêtre qui l’avait élevé et à lui dire : « Mon père, j’ai péché. » Mais non ; il était au-dessus de ses forces de regretter les actions auxquelles Thérèse, sa Thérèse, était mêlée. Oui, il l’avait idolâtrée avec une ferveur sans défaillance, et c’était son premier amour, et ce serait le dernier, du moins il le croyait ainsi, et il lui avait montré cette confiance dans la durée de leur sentiment avec une ingénuité sans calcul. Rien de tout cela n’avait eu sur elle assez d’influence pour l’arrêter au moment de commettre son infamie, —avec le même corps ! Il en respirait l’arôme subitement, il en retrouvait l’impression sur tout son être ; puis c’était une résurrection de la jalousie, douloureuse jusqu’à la torture, et toujours il reprenait le « pourquoi ? pourquoi ? », désespéré, lui, chétif, après tant d’autres, de se heurter à cette énigme funeste qu’est l’âme de la femme, coupable une fois, coupable deux fois, coupable jusqu’aux cheveux blancs, jusqu’à la mort. Cette nouvelle forme de chagrin dura des jours encore et des jours. Le jeune homme donnait plein accès en lui à un sentiment nouveau qu’il n’avait jamais soupçonné jusque-là, qu’il devait toujours subir désormais, — la défiance. Il avait vécu depuis ses premières années dans une foi complète aux apparences qui l’entouraient. Il avait cru en sa mère. Il avait cru en ses amis. Il avait cru à la sincérité de toutes les paroles et de toutes les caresses. Il avait cru, par-dessus tout, en Thérèse de Sauve. Il l’avait, dans sa pensée, assimilée au reste de sa vie. Autour de lui tout était vérité ; aussi l’amour de Thérèse lui était-il apparu comme une vérité suprême. Et voici que maintenant, par une révolution d’esprit où se trahissait le vice originel de son éducation, il assimilait à cette femme de mensonge tout le reste de sa vie. Il avait été façonné par sa mère à ne faire aucune part au scepticisme. C’est probablement le plus sur procédé pour que la première déception transforme le trop croyant en un négateur absolu. Il n’est jamais bon d’attendre beaucoup des hommes et de la nature. Car ils sont, eux, des animaux féroces à peine masqués de convenances ; et quant à elle, son apparente harmonie est faite d’une injustice qui ne connaît pas de rémission. Pour garder de l’idéal en soi, jusqu’à ce que la mort nous délivre enfin dû dangereux esclavage des autres et de nous-mêmes, il faut s’être habitué de bonne heure à considérer l’univers de la beauté morale comme le fumeur d’opium considère les songes de son ivresse. Ce qui constitue leur charme, c’est d’être des songes, partant de ne correspondre à rien de réel — du moins ici-bas. Hubert était si accoutumé, au contraire, à remuer son intelligence tout d’une pièce, qu’il ne pouvait ni douter ni croire à moitié. Si Thérèse lui avait menti, pourquoi tout ne mentirait-il point aussi ? Cette idée ne se formulait pas sous une forme abstraite, et il n’y arrivait pas avec l’aide du raisonnement : c’était une façon de sentir qui se substituait à une autre. Il se surprenait, durant cette cruelle période, à douter de Thérèse dans leur passé commun. Il se demandait si sa trahison de Trouville était la première, si elle n’avait pas eu d’autre amant que lui au temps de leur passion la plus enivrée. La perfidie de cette femme lui corrompait jusqu’à ses souvenirs. Elle faisait pire : sous cette influence de misanthropie, il commettait le plus grand des crimes moraux, il doutait de la tendresse de sa mère. Dans cette affection passionnée de Mme Liauran, le malheureux ne voyait plus qu’un égoïsme jaloux. « Si elle m’aimait vraiment, elle ne m’aurait pas appris, » se disait-il, « ce qu’elle m’a appris. » Il se trouvait ainsi dans cet état de cœur auquel le langage populaire a donné le nom si expressif de désenchantement. Il avait fini de voir la beauté de l’âme humaine, et il commençait d’en constater la misère, et toujours il retombait sur cette question comme sur une pointe d’épée : « Mais pourquoi ? pourquoi ? » Et il creusait le caractère de Thérèse sans aboutir à une réponse. Autant valait demander pourquoi Thérèse avait des sens en même temps qu’un cœur, et pourquoi le divorce s’établissait à de certaines heures entre les besoins de ce cœur et la tyrannie de ces sens, comme chez les hommes. Les débauchés en qui le libertinage n’a pas tué le sentimentalisme connaissent le secret de ces divorces ; mais Hubert n’était pas un débauché. Il devait rester pur, même dans son désespoir, et jamais il ne lui vint à la pensée de demander l’oubli de son mal aux enivrements des baisers sans amour. Il ignora toujours les tentations des alcôves vénales et consolatrices, — où l’on perd en effet ses regrets, mais en perdant son rêve. Et cependant, comme il était jeune, comme dans son intimité avec Thérèse il avait contracté l’habitude du plus ardent plaisir, celui qui exalte à la fois l’esprit et le corps dans une communion divine, après quelques semaines de ces douleurs et de ces réflexions, il commença de ressentir l’obscur désir, l’appétit inavoué de cette femme, dont il ne voulait plus rien savoir, qu’il devait considérer comme morte et qu’il méprisait si absolument. Cet étrange et inconscient retour vers les délices de son amour, mais un retour qu’aucun idéal n’ennoblissait plus, se manifesta par une de ces curiosités qui sortent des profondeurs insondables de notre être. Il éprouva un besoin maladif de voir de ses yeux cet homme qui avait été l’amant de Thérèse, ce La Croix-Firmin auquel sa maîtresse s’était donnée, dans les bras duquel elle avait frémi de volupté, comme dans ses bras, à lui. Pour un directeur de conscience qui aurait suivi, période à période, le ravage qu’accomplissait dans cette âme le ferment de corruption inoculé par la trahison de Thérèse, cette curiosité eût sans doute paru le symptôme le plus décisif d’une métamorphose chez cet enfant grandi parmi toutes les pudeurs. N’était-ce point le passage de l’horreur absolue devant le mal, tourment et gloire des êtres vierges, à cette sorte d’attrait encore épouvanté, si voisin de la dépravation ? Mais, surtout, c’était l’affreuse complaisance de l’imagination autour de l’impureté d’une femme désirée, qui veut que, par une des plus tristes lois de notre nature, la constatation de l’infidélité, en avilissant l’amant, en déshonorant la maîtresse, avive si souvent l’amour. Il est probable que, dans ce cas, l’idée de la perfidie agit à l’état de tableau infâme ; et ainsi s’expliquent ces accès de sensualité dans la haine qui étonnent le moraliste au cours de certains procès fondés sur les drames de la jalousie. Certes, le pauvre Hubert n’en était pas à donner place en lui à des instincts de cette bassesse ; et cependant sa curiosité de connaître son rival de Trouville était déjà bien malsaine. Il en était d’elle comme de la faute de Thérèse. C’est la ténébreuse, l’indestructible mémoire de la chair, qui agit à l’insu de l’être qu’elle domine. Il y avait un peu du souvenir de toutes les caresses données et reçues depuis la nuit de Folkestone, dans ce désir de constater l’existence réelle de l’homme haï et d’en repaître ses regards. Cela devint quelque chose de si âpre et de si cuisant, qu’après avoir lutté longtemps, et avec la sensation qu’il se diminuait étrangement, Hubert n’y put résister ; et voici quel procédé presque enfantin il employa pour réaliser son singulier désir : il calcula que La Croix-Firmin devait appartenir à un cercle à la mode, et il eut tôt fait de découvrir son nom et son adresse dans l’annuaire d’un club élégant. C’est à ce club qu’il recourut pour savoir si le personnage était à Paris. La réponse fut affirmative. Hubert fit la reconnaissance de la rue de La Pérouse, au numéro 14 ter de laquelle habitait son rival, et il se convainquit aussitôt qu’en se tenant sur le trottoir d’une des places que coupe cette rue il pourrait surveiller la maison, un hôtel à deux étages qui ne contenait certainement qu’un très petit nombre de locataires. Il s’était dit qu’il se posterait là un matin : il attendrait jusqu’au moment où il verrait sortir un homme qui lui parût être celui qu’il cherchait ; il questionnerait alors le concierge, sous un prétexte quelconque, et il serait sans doute renseigné. C’était un moyen d’une simplicité primitive, dans lequel tous ceux dont la jeunesse a nourri un culte passionné pour quelque écrivain célèbre retrouveront la naïveté des ruses employées afin de voir leur grand homme. Si ce plan échouait, Hubert se réservait de s’adresser à une des personnes qu’il connaissait parmi les membres du cercle ; mais sa répugnance était grande à une telle démarche… Il était donc là, par un matin froid de décembre, dès neuf heures. Le temps était sec et clair, le ciel d’un bleu pâle, et ce quartier à demi élégant, à demi exotique, traversé par son peuple de fournisseurs et de palefreniers. De la maison qu’il examinait, Hubert vit sortir successivement des domestiques, une vieille dame, un petit garçon suivi d’un abbé, puis enfin, sur les onze heures et demie, un homme encore jeune, de taille moyenne, élégant de tournure, mince et robuste dans son pardessus doublé de loutre. Cet homme achevait de boutonner son collet en se dirigeant droit du côté d’Hubert. Ce dernier s’avança aussi et frôla l’inconnu. Il vit un profil un peu lourd, des moustaches de la couleur de l’or bruni et, dans un teint que le saisissement du froid colorait déjà, un œil légèrement bridé, l’œil d’un viveur qui s’est couché trop tard, après une nuit passée au jeu ou ailleurs. Un serrement de cœur inexprimable précipita l’amant jaloux vers l’hôtel.
— « M. de La Croix-Firmin ? » demanda-t-il.
— « M. le comte n’est pas à la maison, » répondit le concierge.
— « Il m’avait cependant donné rendez-vous à onze heures et demie, et je suis exact, » fit Hubert en tirant sa montre. « Y a-t-il longtemps qu’il est sorti ? »
— « Mais Monsieur aurait dû rencontrer M. le comte. M. le comte était là voici cinq minutes ; il n’a pas détourné la rue. »
Hubert savait ce qu’il voulait savoir. Il se précipita du côté où il avait croisé La Croix-Firmin, et, après quelques pas, il l’aperçut de nouveau qui se préparait à prendre le trottoir de l’avenue du côté de l’Arc-de-Triomphe. C’était donc lui. Hubert le suivait d’un peu loin, lentement, et le regardait avec une sorte d’angoisse dévorante. Il le voyait marcher d’une jolie manière, avec une souplesse tout ensemble robuste et fine. Il se rappelait ce qui s’était passé à Trouville, et chacun des mouvements de La Croix-Firmin ravivait la vision physique. Hubert se comparait mentalement, frêle et mince comme il était, à ce solide et fier garçon, qui, plus haut que lui de la moitié de la tête, s’en allait ainsi, tenant sa canne à la façon anglaise, par le milieu et à quelque distance de son corps, sous le joli ciel de ce matin d’hiver, d’un pas qui disait la certitude de la force. La comparaison expliquait trop bien les causes déterminantes de la faute de Thérèse, et pour la première fois le jeune homme les aperçut, ces causes meurtrières, dans leur brutalité vraie. « Ah ! le pourquoi ? le pourquoi ? Mais le voilà ! » songeait-il en considérant avec une envie douloureuse cet être si animalement énergique. Cette première émotion fut trop amère, et le misérable enfant allait renoncer à sa poursuite, lorsqu’il vit La Croix-Firmin monter dans un fiacre. Il en héla un lui-même.
— » Suivez cette voiture, » fit-il au cocher.
L’idée que son ennemi allait chez Thérèse venait de rendre à Hubert sa frénésie. Il se penchait de temps à autre à la portière de son coupé de rencontre, et il y voyait rouler celui qui emportait son rival. C’était un fiacre de couleur jaune, qui descendit les Champs-Elysées, suivit la rue Royale, s’engagea dans la rue Saint-Honoré, puis s’arrêta devant le café Voisin. La Croix-Firmin allait tout simplement déjeuner. Hubert ne put s’empêcher de sourire du piteux résultat de sa curiosité. Machinalement, il entra, lui aussi, dans le restaurant. Le jeune comte était assis déjà devant une table, avec deux amis qui l’avaient attendu. À une autre extrémité de la salle, une seule table était libre, à laquelle Hubert prit place. Il pouvait de là, non pas entendre la conversation des trois convives, — le bruit du restaurant était trop fort, — mais étudier la physionomie de l’homme qu’il détestait. Il commanda au hasard son propre repas et s’abîma dans une sorte d’analyse que connaissent bien les observateurs de goût et de profession, ceux qui entrent dans un théâtre, un estaminet, un wagon, avec le seul désir de voir fonctionner des physiologies humaines, de suivre dans des gestes et des regards, dans des bruits de souffle et dans des attitudes, les instinctives manifestations des tempéraments. Par instant, un éclat de voix apportait à Hubert quelque lambeau de phrase. Il n’y prenait pas garde, abîmé dans la contemplation de l’homme lui-même, qu’il voyait presque en face, avec ses yeux hardis, son cou un peu court, ses fortes mâchoires. La Croix-Firmin était entré le teint battu et couperosé ; mais, dès la première moitié du déjeuner, le travail de la digestion commença de lui pousser à la face un afflux de sang. Il mangeait posément et beaucoup, avec une lenteur puissante. Il riait haut. Ses mains, qui tenaient la fourchette et le couteau, étaient fortes et montraient chacune deux bagues. Sur son front, que des boucles courtes découvraient dans son étroitesse, jamais une flamme de pensée n’avait brillé. Cela faisait un ensemble qui, même au regard hostile d’Hubert, ne manquait pas d’une beauté mâle et saine ; mais c’était la beauté brutale d’un être de chair et de sang, sur le compte duquel il était impossible qu’une personne délicate se fît illusion une heure. Dire d’une femme qu’elle s’était donnée à cet homme, c’était dire qu’elle avait cédé à un instinct d’un ordre tout physique. Plus Hubert s’identifiait à ce tempérament par l’observation, plus cela lui devenait évident. Il interprétait la nature de Thérèse à cette minute mieux qu’il ne l’avait jamais fait. Il en saisissait l’ambiguïté avec une certitude affreuse ; et c’est alors que s’éleva dans son cœur le plus triste, mais aussi le plus noble des sentiments qu’il eût éprouvés depuis son aventure, le seul qui fût vraiment digne de ce qu’avait été autrefois son âme, celui par lequel l’homme trouve encore, devant les perfidies de la femme, de quoi ne pas se perdre tout à fait le cœur : — la pitié. Un attendrissement, d’une amertume à la fois et d’une mélancolie infinies, l’envahit à l’idée que la créature charmante qu’il avait connue, sa chère silencieuse, comme il l’appelait, celle qui s’était montrée si délicatement fine dans l’art de lui plaire, se fût livrée aux caresses de cet homme. Il se rappela tout d’un coup les larmes de la nuit de Folkestone, les larmes aussi de la dernière entrevue ; et comme s’il en eût enfin compris le sens, il ne trouva plus en lui-même qu’un seul mot, qu’il prononça tout bas dans cette salle de restaurant emplie de la fumée des cigares, puis tout haut sous les arbres défeuillés des Tuileries, puis dans la solitude de la chambre de la rue Vaneau, — un seul mot, mais rempli de la perception des fatalités avilissantes de la vie : « Quelle misère ! mon Dieu, quelle misère ! »