Cruelle Énigme. Profils perdus
Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 70-85).


IV

UN RÊVE VÉCU


Le paquebot approchait de la jetée de Folkestone. La mer toute verte, à peine striée d’écume d’argent, soulevait la coque svelte. Les deux cheminées blanches lançaient une fumée qui s’incurvait en arrière sous la pression de l’air déchiré par la course. Les énormes roues, toutes rouges, battaient les lames, et, derrière le bateau, se creusait un mouvant sillage, sorte de chemin glauque et frangé de mousse. C’était par un jour d’un bleu tiède et voilé, comme il en fait parfois sur la côte anglaise dans les fins d’hiver, —jour de tendresse et qui s’associait divinement aux pensées du jeune homme. Il s’était accoudé sur le bastingage de l’avant, et il n’en avait pas bougé depuis le commencement de la traversée, laquelle avait été d’une rare douceur. Il voyait maintenant les moindres détails de l’approche du port : la ligne crayeuse de la côte à droite, avec son revêtement de maigre gazon ; à gauche, la jetée soutenue par ses pilotis, et par delà cette jetée, plus à gauche encore, la petite ville qui échelonne ses maisons depuis la base de la falaise jusqu’à sa crête. Il les examinait une par une, ces maisons qui se détachaient avec une netteté de plus en plus précise. Laquelle pouvait bien être l’asile où son bonheur l’attendait sous les traits aimés de Thérèse de Sauve ; laquelle, ce Star Hotel que son amie avait choisi dans le guide, à cause de ce nom de Star, qui veut dire étoile ? — « Je suis superstitieuse, » avait-elle dit enfantinement, « et puis, n’es-tu pas ma chère étoile ? » — Elle avait ainsi de ces caresses soudaines de langage auxquelles Hubert songeait ensuite indéfiniment. Il savait bien qu’elle ne serait pas sur le quai à l’attendre, et il la cherchait des yeux malgré lui. Mais elle avait multiplié les précautions, jusqu’à être venue, elle, la veille, par Calais et Douvres… Le paquebot approche toujours. On distingue le visage de quelques habitants de la ville, dont l’unique distraction consiste à se tenir au bout de cette jetée afin d’assister à l’arrivée du bateau de marée. Encore quelques minutes, et Hubert sera auprès de Thérèse. Ah ! si elle allait manquer au rendez-vous ? Si elle avait été malade ou bien surprise ? Si elle était morte en route ? Toute la légion des folles hypothèses défile devant la pensée de l’amant inquiet. Le bateau est dans le port, les passagers débarquent et se précipitent vers les wagons. Hubert est presque le seul qui s’arrête dans la petite ville. Il laisse sa malle partir pour Londres, et il prend place avec sa valise dans une des voitures qui stationnent devant la gare. Il a bien eu comme un passage de mélancolie en parlant au cocher et en constatant, quoiqu’il en soit à son premier voyage en Angleterre, combien son anglais est correct et intelligible. Il se rappelle son enfance, sa gouvernante venue du Yorkshire, le soin que sa mère avait de le faire causer tous les jours. Si elle le voyait pourtant, cette pauvre mère !… Puis, ce souvenir s’efface, à mesure que la légère calèche, enlevée au trot d’un petit cheval, gravit allègrement la rampe rude par laquelle on accède à la ville haute. L’admirable paysage de mer se développe à la gauche du jeune homme, gouffre démesuré d’un vert pâle, confondu à sa ligne extrême avec un gouffre bleu, et parsemé de barques, de goélettes, de bateaux à vapeur. Sur la hauteur, le chemin tourne. La voiture abandonne la falaise ; elle entre dans une rue, puis dans une seconde, puis dans une troisième, bordées de maisons basses dont les fenêtres en saillie laissent apparaître derrière leurs vitres des rangées de géraniums rouges et de fougères. À un détour, Hubert aperçoit la porte d’un vaste bâtiment gothique et une plaque noire, dont la seule inscription en lettres dorées lui fait sauter le cœur. Il se trouve devant le Star Hotel. Le temps de demander au bureau si Mme Sylvie est arrivée, — c’est le nom que Thérèse a voulu prendre à cause des initiales gravées sur tous ses objets de toilette, et elle a dû être inscrite sur le livre comme artiste dramatique ; le temps encore de monter deux étages, de suivre un long corridor. Le domestique ouvre la porte d’un petit appartement, et, assise à une table, dans un salon, avec son visage, dont la pâleur est augmentée par l’émotion profonde, la taille prise dans un vêtement en étoffe de soie rouge dont les plis gracieux dessinent son buste sans s’y ajuster, c’est Thérèse. Le feu de charbon grésille dans la cheminée, dont les parois intérieures sont garnies de faïence coloriée. Une fenêtre en rotonde, du genre de celles que les Anglais appellent bow-windows, termine la pièce, à laquelle l’ameublement ordinaire de ces sortes de salles dans la Grande-Bretagne donne un aspect de paisible intimité. « C’est bien toi ?… » dit le jeune homme en s’approchant de Thérèse, qui lui sourit, et il mit la main sur la poitrine de son amie comme pour se convaincre de son existence. Cette douce pression lui fit sentir les battements affolés, sous la mince étoffe, de ce cœur de femme heureuse « Oui ! c’est bien moi, » répondit-elle avec plus de langueur que d’habitude. Il s’assit auprès d’elle et leurs bouches se cherchèrent. Ce fut un de ces baisers d’une suprême douceur, où deux amants qui se retrouvent après une absence s’efforcent de mettre, avec la tendresse de l’heure présente, toutes les tendresses inexprimées des heures perdues. Un léger coup frappé à la porte les sépara.

— « C’est pour tes bagages, » dit Thérèse en repoussant son ami d’un geste de regret. Et avec un fin sourire : « Veux-tu voir ta chambre ? Je suis ici depuis hier soir ; j’espère que tout te plaira. J’ai tant pensé à toi en faisant préparer le petit appartement… »

Elle l’entraîna par la main dans une pièce contiguë au salon, dont la fenêtre donnait sur le jardin de l’hôtel. Le feu était allumé dans la cheminée. Des fleurs égayaient les vases posés sur l’encoignure et aussi la table, sur laquelle Thérèse avait déployé, pour lui donner un air plus à eux, une étoffe japonaise apportée par elle. Elle y avait placé trois cadres avec les portraits d’elle que le jeune homme préférait. Il se retourna pour la remercier, et il rencontra un de ces regards qui font défaillir tout le cœur, par lesquels une femme attendrie semble remercier celui qu’elle aime du plaisir qu’il a bien voulu recevoir d’elle. Mais la présence du domestique, en train de déposer et d’ouvrir la valise, l’empêcha de répondre à ce regard par un baiser.

— « Tu dois être lassé, » fit-elle ; « tandis que tu achèves de t’installer, je vais dire qu’on prépare le thé dans le salon. Si tu savais comme il m’est doux de te servir !… »

— « Va ! » dit-il, sans pouvoir trouver une phrase à répondre, tant l’émotion heureuse envahissait l’âme de son âme. « Mais comme je l’aime ! » ajouta-t-il tout bas, et pour lui seul, tandis qu’il la regardait disparaître par la porte, avec cette taille et cette démarche de très jeune fille que lui avait laissées son mariage sans enfants ; et il fut obligé de s’asseoir pour ne pas s’évanouir devant l’évidence de son bonheur. La créature humaine est si naturellement organisée pour l’infortune, que la réalisation complète du désir comporte un je ne sais quoi d’affolant, comme la soudaine entrée dans le miracle et dans le songe, et, à un certain degré d’intensité, il semble que la joie ne soit pas vraie. Et puis l’étrangeté de la situation ne devait-elle pas agir comme une sorte d’opium sur le cerveau de cet enfant, qui ne pouvait pas comprendre que son amie avait saisi cette circonstance pour sauver justement par cette étrangeté les difficiles préliminaires d’un plus complet abandon de sa personne ?

Oui, cette joie était-elle vraie ?… Hubert se le demandait, un quart d’heure plus tard, assis auprès de Mme de Sauve devant la table carrée du petit salon, sur laquelle était disposé l’appareil nécessaire pour le goûter : la théière d’argent, l’aiguière d’eau chaude, les fines tasses. N’avait-elle pas emporté ces deux tasses de Paris avec elle, afin, sans doute, de les garder toujours ? Elle le servait, comme elle l’avait dit, de ses jolies mains, d’où elle avait retiré son anneau d’alliance, pour éloigner de la pensée du jeune homme toute occasion de se rappeler qu’elle n’était pas libre. Durant ces heures de l’après-midi, le silence de la petite ville se faisait comme palpable autour d’eux, et la sensation de la solitude partagée s’approfondissait dans leurs cœurs, si intense qu’ils ne se parlaient pas, comme s’ils eussent craint que leurs paroles ne les réveillassent de la sorte du sommeil enivré qui gagnait leurs âmes. Hubert appuyait sa tête sur sa main et regardait Thérèse. Il la sentait si parfaitement à lui dans cette minute, si voisine de son être le plus secret, qu’il ne ressentait même plus le besoin de ses caresses. Ce fut elle qui, la première, rompit ce silence, dont elle eut subitement peur. Elle se leva de sa chaise et vint s’asseoir aux pieds du jeune homme, la tête sur ses genoux. Puis, comme il continuait à ne pas bouger, une inquiétude passa dans ses yeux, et, docilement, avec ce son de voix vaincu auquel nul amant n’a jamais résisté : « Si tu savais, » dit-elle « comme je tremble de te déplaire ? J’ai pleuré, hier au soir, toute seule, au coin de ce feu, dans cette chambre où je t’attendais, en songeant que tu m’aimerais sans doute moins après être venu ici. Ah ! tu m’en voudras de t’aimer trop et d’avoir osé ce que j’ai osé pour toi… » L’angoisse à laquelle la charmante femme se trouvait en proie était si forte qu’Hubert vit ses traits s’altérer un peu tandis qu’elle prononçait cette phrase. Le drame moral qui s’était joué en elle depuis le commencement de cette liaison se formulait pour la première fois. Surtout à cette minute, le voyant si jeune, si pur, si dépourvu de brutalité, si selon son rêve, elle éprouvait un insensé besoin de lui prodiguer les marques de sa tendresse, et elle tremblait plus que jamais de l’effaroucher, peut-être aussi, — car il y a de ces replis étranges dans les consciences féminines, — de le corrompre. Elle continuait, se livrant au plaisir de penser haut sur ces choses pour la première fois : « Nous autres femmes, nous ne savons rien qu’aimer, lorsque nous aimons. Du jour où je t’ai rencontré, en revenant de la campagne, je t’ai appartenu. Je t’aurais suivi où tu m’aurais demandé de te suivre. Rien n’a plus existé pour moi, rien, si ce n’est toi… Non ! » ajouta-t-elle avec un regard fixe, « ni bien, ni mal, ni devoirs, ni souvenirs. Mais peux-tu comprendre cela, toi qui penses, comme tous les hommes, que c’est un crime d’aimer quand on n’est pas libre ? »

— « Je ne sais plus rien, » répondit Hubert en se penchant vers elle pour la relever, « sinon que tu es pour moi la plus noble des femmes et la plus chère, »

— « Non ! laisse-moi rester à tes pieds comme ta petite esclave… » reprit-elle avec une expression d’extase. « Mais est-ce vraiment vrai ? Jure-moi que jamais tu ne diras de mal de cette heure. »

— « Je te le jure, » dit le jeune homme, que l’émotion de son amie gagnait sans qu’il pût bien se l’expliquer. Cette simple parole la fit se redresser. Légère comme une jeune fille, elle se releva, et, penchée sur Hubert, elle commença de lui couvrir le visage de baisers passionnés ; puis, fronçant le sourcil et comme par un effort sur elle-même, elle le quitta, passa sa main sur ses yeux, et, d’une voix encore mal assurée, mais plus calme : « Je suis folle, » dit-elle, « il faut sortir. Je vais mettre mon chapeau et nous allons faire une promenade. Will you be so kind as to ask for a carriage, will you ? » ajouta-t-elle en anglais. Quand elle parlait cette langue, sa prononciation devenait quelque chose de joliment gracieux, de presque enfantin ; et elle sortit du salon par une porte opposée à celle de la chambre d’Hubert, en lui envoyant un petit salut de la main, coquettement.

Ce même mélange de caressante inquiétude, de soudaine exaltation et d’enfantillage tendre continua de sa part durant cette promenade, qui se composa, pour l’un et pour l’autre, d’une suite d’émotions suprêmes. Par un hasard comme il ne s’en produit pas deux au cours d’une vie humaine, ils se trouvaient placés exactement dans les circonstances qui devaient porter leurs âmes au plus haut degré possible d’amour. Le monde social, avec ses devoirs meurtriers, se trouvait écarté. Il existait aussi peu pour leur pensée que le cocher qui, juché haut par derrière et invisible, conduisait le léger cab où ils erraient en tête à tête, le long de la route de Folkestone à Sandgate et à Hythe. Le monde de l’espérance s’ouvrait devant eux, en revanche, comme un jardin paré des plus belles fleurs. Ils se voyaient récompensés, lui de son innocence, elle de la réserve que sa raison lui avait imposée, par une impression aussi délicieuse que rare : ils jouissaient de l’intimité du cœur, qui ne s’obtient d’ordinaire qu’après une longue possession, et ils en jouissaient dans la fraîcheur du désir timide. Mais ce désir timide avait pour arrière-fonds chez tous les deux une enivrante certitude, perspicace chez Thérèse, obscure encore chez Hubert, et c’était dans un vaste et noble paysage qu’ils promenaient ces sensations rares. Ils suivaient donc cette route de Folkestone à Hythe, mince ruban qui court au long de la mer. La verte falaise est sans rochers, mais sa hauteur suffit pour donner au chemin qu’elle surplombe cette physionomie d’asile abrité, reposant attrait des vallées au pied des montagnes. La plage de galets était recouverte par la marée haute. Le large Océan remuait, sans qu’un oiseau volât au-dessus des lames. Son immensité verdâtre se fonçait Jusqu’au violet à mesure que le jour tombant assombrissait l’azur froid du ciel. La voiture allait vite sur ses deux roues, traînée par un cheval fortement râblé, que son mors trop dur forçait par instants à relever la tête en tordant la bouche. Thérèse et Hubert, serrés l’un contre l’autre dans la petite guérite roulante ouverte à moitié, se tenaient la main sous le plaid de voyage qui les enveloppait. Ils laissaient leur passion se dilater comme cette large mer, frémir en eux avec la plénitude de ces houles, s’ensauvager comme cette côte stérile. Depuis que la jeune femme avait demandé à son ami ce singulier serment, elle semblait un peu plus calme, malgré des passages de soudaine rêverie qui se résolvaient en effusions muettes. Lui, de son côté, ne l’avait jamais si absolument aimée. Il lui fallait sans cesse la prendre contre lui, la serrer dans ses bras. Un infini besoin de se rapprocher d’elle encore davantage montait à sa tête et le grisait ; et, cependant, il appréhendait l’arrivée du soir avec cette mortelle angoisse de ceux pour qui l’univers féminin est un mystère. Malgré les preuves de passion que lui donnait Thérèse, il se sentait devant elle en proie à une défaillance de sa volonté, insurmontable, qui serait devenue de la douleur s’il n’avait pas eu en même temps une immense confiance dans l’âme de cette femme. Cette impression de l’abîme inconnu dans lequel allait se plonger leur amour, et qui l’eût épouvanté d’une terreur presque animale, se faisait plus tranquille parce qu’il descendait dans cet abîme avec elle. Véritablement, elle avait une intelligence adorable des troubles qui devaient traverser celui qu’elle aimait. N’était-ce pas pour ménager ses nerfs trop vibrants qu’elle l’avait entraîné à cette promenade, durant laquelle le grandiose spectacle, le vent du large et les marches à pied à de certaines minutes maintenaient et lui et elle au-dessus des troubles inévitables du trop ardent désir ? Ils allèrent ainsi, jusqu’à l’heure tragique où les astres éclatent dans le ciel nocturne, tantôt cheminant sur les galets, tantôt remontant dans la petite voiture, prenant et reprenant sans cesse les mêmes sentiers, sans pouvoir se décider à retourner, comme s’ils eussent compris qu’ils retrouveraient d’autres instants de bonheur, mais d’un bonheur comme celui-là, jamais ! L’obscure intuition de l’âme universelle, dont les visibles formes et les invisibles sentiments sont le commun effet, leur révélait, sans qu’ils s’en rendissent compte, une secrète analogie et comme une correspondance mystique entre la face particulière de ce coin de nature et l’essence indéfinie de leur tendresse. Elle lui disait : « Être auprès de toi ici, c’est un bonheur à ne pouvoir ensuite rentrer dans la vie ! » et il ne souriait pas d’incrédulité à cette phrase, comme elle ne doutait pas lorsqu’il lui disait : « Il me semble que je n’ai jamais ouvert les yeux sur un paysage avant cette minute. » Et quand ils marchaient, c’est lui qui prenait le bras de Thérèse et qui s’y appuyait câlinement. Il symbolisait ainsi, sans le savoir, l’étrange renversement des rôles, qui voulait que, dans cette liaison, il eût toujours représenté l’élément féminin, avec sa frêle personne, son innocence entière, la candeur de ses émotions craintives. Certes, elle était bien femme aussi, par sa démarche souple, par la finesse féline de ses manières, par ses yeux fondus, qui se donnaient à chaque regard. Elle paraissait pourtant une créature plus forte, mieux armée pour la vie que le délicat enfant, œuvre fragile de la tendresse de deux femmes pures, qu’elle avait enlacé d’un si léger tissu de séduction, et qui, à peine plus grand qu’elle de trois lignes du front, s’abandonnait avec une fraternelle confiance ; et le mouvement même de leur démarche, d’une parfaite harmonie de rythme, disait assez la complète union des cœurs qui les faisait vibrer ensemble à ce moment d’une étroite manière. Ils rentrèrent. Le dîner qui suivit cet après-midi de songe fut silencieux et presque sombre. Il semblait que tous deux eussent peur l’un de l’autre. Ou bien seulement était-ce chez elle une recrudescence de cette crainte de déplaire qui lui avait fait différer jusqu’à cette heure l’abandon de sa personne, et chez lui la farouche mélancolie, dernier signe de l’animalité primitive, qui précède chez l’homme toute entrée dans le complet amour ? Comme il arrive à des moments pareils, leurs discours se faisaient d’autant plus calmes et indifférents que leurs cœurs étaient plus troublés. Ces deux amants, qui se retrouvaient, après une journée dans la plus romanesque exaltation, dans la solitude de cet asile étranger, semblaient n’avoir à se dire que des phrases sur le monde qu’ils avaient quitté. Ils se séparèrent de bonne heure et comme s’ils se fussent dit adieu pour ne se voir que le lendemain, quoiqu’ils sentissent bien tous deux que dormir séparés l’un de l’autre ne leur était pas possible. Aussi Hubert ne fut-il pas étonné, quoique son cœur battit à se rompre, lorsque, au moment où il allait lui-même se rendre auprès d’elle, il entendit la clef tourner dans la porte. Thérèse entra, vêtue d’un long peignoir souple de dentelles blanches, et dans ses yeux une douceur passionnée. « Ah ! » dit-elle en fermant de sa main parfumée les paupières d’Hubert, « je voudrais tant reposer sur ton cœur ! »

Vers le milieu de la nuit, le jeune homme s’éveilla, et, cherchant des lèvres le visage de celle à qui il pouvait désormais donner vraiment le doux nom de maîtresse, il trouva que ces joues, qu’il ne voyait pas, étaient inondées de pleurs. « Tu souffres ? » lui dit-il. — « Non, » répondit-elle, « ce sont des larmes de reconnaissance. Ah ! » continua-t-elle, « comment a-t-on pu ne pas te prendre à moi par avance, mon ange, et comme je suis indigne de toi !… » Énigmatiques paroles qu’Hubert devait se rappeler si souvent plus tard, et qui, même à cette minute et sous ces baisers, firent soudain se lever en lui la vapeur de la tristesse, accompagnement habituel du plaisir. À travers cette vapeur de tristesse, il aperçut, comme dans un éclair, une maison de lui bien connue, et les visages penchés sous la lampe, parmi les portraits de famille, des deux femmes qui l’avaient élevé. Ce ne fut qu’une seconde, et il posa sa tête sur la poitrine de Thérèse pour oublier toute pensée, tandis que la vague plainte de la mer arrivait jusqu’à lui, adoucie par la distance, — rumeur mystérieuse et lointaine comme l’approche de la destinée.