Cruelle Énigme. Profils perdus
Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 43-69).


III

JEUNES AMOURS


S’il fallait une preuve nouvelle aux vieilles théories sur là multiplicité foncière de notre personne, on la trouverait dans cette loi, habituel objet d’indignation pour les moralistes, qui veut que le chagrin des êtres les plus aimés ne puisse, à de certaines minutes, nous empêcher d’être heureux. Il semble que nos sentiments soutiennent dans notre cœur, et les uns contre les autres, une sorte de lutte pour la vie. L’intensité d’existence de l’un d’entre eux, même momentanée, ne s’obtient guère que par l’exténuation des autres. Il est certain qu’Hubert Liauran chérissait éperdument ses deux mères, — comme il appelait toujours les deux femmes qui l’avaient élevé. Il est certain qu’il avait deviné qu’elles tenaient ensemble, depuis bien des jours, des conversations analogues à celle du soir où il avait emprunté à son parrain les trois mille francs dont il avait besoin pour régler ses dettes et suffire à son voyage. Et cependant, lorsqu’il fut monté, au surlendemain de ce soir, dans le train qui l’emportait vers Boulogne, il lui fut impossible de ne pas se sentir l’âme comme noyée dans une félicité divine. Il ne se demandait pas si le comte Scilly parlerait ou non de sa démarche ; il écartait cette appréhension, comme il éloignait le souvenir des yeux de Mme Liauran à l’instant de son départ, comme il étouffait les scrupules que pouvait lui donner sa piété intransigeante. S’il n’avait pas menti absolument à sa mère en lui disant qu’il allait rejoindre à Londres son ami Emmanuel Deroy, il avait pourtant trompé cette mère jalouse en lui cachant qu’à Folkestone il retrouverait Mme de Sauve. Or, Mme de Sauve n’était pas libre. Mme de Sauve était mariée, et pour un jeune homme élevé comme l’avait été le pieux Hubert, aimer une femme mariée constituait une faute inexpiable. Hubert devait se croire et se croyait en état de péché mortel. Son catholicisme, qui n’était pas une religion de mode et d’attitude, ne lui laissait aucun doute sur ce point. Mais, religion, famille, devoir de franchise, crainte de l’avenir, ces nobles fantômes de la conscience ne lui apparaissaient qu’à l’état de fantômes, vaines images sans puissance et qui s’évanouissaient devant l’évocation vivante de cette femme qui, depuis cinq mois, était entrée dans son cœur pour tout y renouveler ; — de la femme qu’il aimait et dont il se savait aimé. En répondant à son parrain qu’il n’avait pas de maîtresse, Hubert avait dit vrai, en ceci qu’il n’était pas l’amant de Mme de Sauve au sens de possession physique et entière où l’on prend aujourd’hui ce terme. Elle ne lui avait jamais appartenu, et c’était la première fois qu’il allait se trouver réellement seul avec elle dans cette solitude d’un pays étranger, — rêve secret de chaque être qui aime. Tandis que le train courait à toute vapeur parmi les plaines tour à tour ondulées de collines, coupées de cours d’eau, hérissées d’arbres dénudés, le jeune homme égrenait longuement le secret rosaire de ses souvenirs. Le charme des heures passées lui était rendu plus cher par l’attente d’il ne savait quel immense bonheur. Quoique le fils de Mme Liauran eût vingt-deux ans, la rigueur de son éducation l’avait maintenu dans cet état de pureté si rare parmi les jeunes gens de Paris, lesquels ont pour la plupart épuisé le plaisir avant d’avoir même soupçonné l’amour. Mais ce dont cet enfant ne se rendait pas compte, c’est que, précisément, cette pureté avait agi, mieux que les roueries les plus savantes, sur l’imagination romanesque de la femme dont le profil passait et repassait devant ses regards au gré des mouvements du wagon, se détachant tour à tour sur les bois, sur les coteaux et sur les dunes. Combien d’images emporte ainsi un train qui fuit, et, avec elles, combien de destinées, précipitées vers le bonheur ou vers le malheur, dans le lointain et l’inconnu !… C’est au commencement du mois d’octobre de l’année précédente qu’Hubert avait vu Mme de Sauve pour la première fois. À cause de la santé de Mme Liauran, que le moindre voyage eût menacée, les deux femmes ne quittaient jamais Paris ; mais le jeune homme allait parfois, durant l’été ou l’automne, passer une moitié de semaine dans quelque château. Il revenait d’une de ces visites, en compagnie de son cousin George. À une station située sur cette même ligne du Nord qu’il suivait maintenant, il avait, en montant dans un wagon, rencontré la jeune femme avec son mari. Les de Sauve étaient en relations avec George, et c’est ainsi qu’Hubert avait été présenté. M. de Sauve était un homme d’environ quarante-sept ans, très grand et fort, avec un visage déjà trop rouge et les traces, à travers sa vigueur, d’une usure qui s’expliquait, rien qu’à écouter sa conversation, par sa manière d’entendre la vie. Exister, pour lui, c’était se prodiguer, et il réalisait ce programme dans tous les sens. Chef de cabinet d’un ministre en 1869, jeté après la guerre dans la campagne de propagande bonapartiste, député depuis lors et toujours réélu, mais député agissant et qui pratiquait ses électeurs, il s’était en même temps de plus en plus lancé dans ce monde de luxe et de plaisir qui a son quartier général entre le parc Monceau et les Champs-Elysées. Il avait un salon, donnait des dîners, s’occupait de sport, et il trouvait encore le loisir de s’intéresser avec compétence et succès à des entreprises financières. Ajoutez à cela qu’avant son mariage il avait beaucoup fréquenté le corps de ballet, les coulisses des petits théâtres et les cabinets particuliers. La nature fabrique ainsi certains tempéraments, comme des machines à grosses dépenses, et, par suite, à grosses recettes. Tout, dans André de Sauve, révélait le goût de ce qui est ample et puissant, depuis la construction de son grand corps jusqu’à sa manière de se vêtir et jusqu’au geste par lequel il prenait un long et noir cigare dans son étui, pour le fumer. Hubert se souvenait d’avoir éprouvé pour cet homme aux mains et aux oreilles velues, aux larges pieds, à l’encolure de dragon, la sorte de répulsion physique dont nous souffrons à la rencontre d’une physiologie exactement contraire à la nôtre. N’y a-t-il pas des respirations, des circulations du sang, des jeux de muscles que nous sentons hostiles, probablement grâce à cet indéfinissable instinct de la vie qui pousse deux animaux d’espèce différente à se déchirer aussitôt qu’ils s’affrontent ? A. vrai dire, l’antipathie du délicat Hubert pouvait s’expliquer plus simplement par une inconsciente et subite jalousie envers le mari de Mme de Sauve ; car Thérèse, comme ce mari l’appelait en la tutoyant, avait aussitôt exercé sur le jeune homme un attrait irrésistible. Il avait souvent feuilleté, durant son enfance, un portefeuille de gravures rapportées d’Italie par son grand-aïeul, le soldat de Bonaparte, et, au premier regard jeté sur cette femme, il ne put s’empêcher de se souvenir des têtes dessinées par les maîtres de l’École lombarde, tant la ressemblance était frappante entre ce visage et celui des Salomés ou des madones familières à Luini et à ses élèves. C’était le même front plein et large, les mêmes grands yeux chargés de paupières un peu lourdes, le même ovale délicieux du bas des joues, terminé sur un menton presque carré, la même sinuosité des lèvres la même suave attache des sourcils à la naissance du nez, et, sur ces traits charmants, comme une suffusion de volupté, de grâce et de mystère. Mme de Sauve avait aussi, de ce type si absolument Italien, le cou vigoureux, les épaules larges, tous les signes d’une race fine et forte, avec une taille mince, des mains et des pieds d’enfant. Ce qui la distinguait des femmes Luinesques, c’était la couleur de ses cheveux, qu’elle avait non pas roux et dorés, mais très noirs, et de ses prunelles, dont le gris brouillé tirait sur le vert. La pâleur ambrée de son teint achevait, ainsi que la lenteur languissante qu’elle mettait à ses moindres mouvements, de donner à sa beauté un caractère singulier. Il était impossible, devant cette créature, de ne pas penser à quelque portrait du temps passé, quoiqu’elle respirât la jeunesse, avec la pourpre de sa bouche et le fluide vivant de ses yeux, et quoiqu’elle fût habillée à la mode du jour, le buste serré dans une jaquette ajustée de nuance sombre. La jupe de sa robe taillée dans une étoffe anglaise d’une teinte grise, ses pieds chaussés de bottines jaunes, son petit col d’homme, sa cravate droite piquée d’une épingle garnie d’un mince fer à cheval en diamants, ses gants de Suède et son chapeau rond ne rappelaient guère la toilette des princesses du seizième siècle ; et cependant elle offrait au regard le modèle accompli de la grâce milanaise, même sous ce costume d’une Parisienne élégante. Par quel mystère ? Elle était la fille de Mme Lussac, née Bressuire, dont les parents n’avaient pas quitté la rue Saint-Honore depuis trois générations, et d’Adolphe Lussac, le préfet de l’Empire, venu d’Auvergne à la suite de M. Rouher. La chronique des clubs aurait répondu à cette question en rappelant le passage à Paris, vers les environs de 1855, du beau comte Branciforte, ses yeux d’un gris verdâtre, sa pâleur mate, son assiduité auprès de Mme Lussac et sa disparition soudaine hors d’un milieu où, pendant des mois et des mois, il avait été toujours présent. Mais ces renseignements-là, Hubert ne devait jamais les avoir. Il appartenait, de par son éducation et de par sa nature, à la lignée de ceux qui acceptent les données officielles de la vie et qui en ignorent les causes profondes, l’animalité foncière, la tragique doublure, — race heureuse, car à elle appartient la jouissance de la fleur des choses ; race vouée d’avance aux catastrophes, car, seule, la vue nette du réel permet de manier un peu le réel. Non ; ce qu’Hubert Liauran se rappelait de cette première entrevue, ce n’était pas des réflexions sur la singularité du charme de Mme de Sauve. Il ne s’était pas davantage interrogé sur la nuance de caractère que pouvaient indiquer les mouvements de cette femme. Au lieu d’étudier ce visage, il en avait joui, comme un enfant goûte la fraîcheur d’une atmosphère, avec une sorte de délice inconscient. L’absence complète d’ironie qui distinguait Thérèse et se reconnaissait à son lent sourire, à son calme regard, à sa voix égale, à ses gestes tranquilles, lui avait été aussitôt une douceur. Il n’avait pas senti devant elle ces angoisses de la timidité douloureuse que le coup d’œil incisif de la plupart des Parisiennes inflige aux très jeunes gens. Durant le trajet qu’ils avaient fait ensemble, lui placé en face d’elle, et tandis qu’André de Sauve et George Liauran parlaient d’une loi sur les congrégations religieuses dont la teneur remuait alors tous les partis, il avait pu causer avec Thérèse longuement et, sans qu’il comprit pourquoi, intimement. Lui qui se taisait d’ordinaire sur lui-même, avec l’obscure idée que l’excitabilité presque folle de son être faisait de lui une exception sans analogue, il s’était ouvert à cette femme de vingt-cinq ans, et qu’il connaissait depuis une demi-heure, plus que cela ne lui était jamais arrivé avec des personnes chez lesquelles il dînait tous les quinze jours. À propos d’une question de Thérèse sur ses voyages de l’été, il avait comme naturellement parlé de sa mère malade, puis de sa grand’mère, puis de leur vie en commun. Il avait entre-bâillé pour cette étrangère le secret asile de l’hôtel de la rue Vaneau, — non pas sans remords ; mais le remords était venu plus tard, et moins d’un sentiment de pudeur profanée que de la crainte d’avoir déplu, et lorsqu’il était sorti du cercle de ses regards. Qu’ils étaient captivants, en effet, ces lents regards ! Il émanait d’eux une inexprimable caresse ; et quand ils se posaient sur vos yeux, bien en face, c’était comme un attouchement tendre, presque une volupté physique. Après des jours, Hubert se rappelait encore l’espèce de bien-être enivrant qu’il avait éprouvé dès cette première causerie, rien qu’à se sentir regardé ainsi ; et ce bien-être avait grandi aux entrevues suivantes, jusqu’à devenir aussitôt un véritable besoin pour lui, comme de respirer et comme de dormir. Mme de Sauve lui avait dit, en descendant du wagon, qu’elle était chez elle chaque jeudi, et il avait bientôt appris le chemin de l’appartement où elle habitait, dans la portion du boulevard Haussmann qui touche à l’Opéra. Dans quel recoin de son cœur avait-il trouvé l’énergie de faire cette visite dès le premier jeudi, qui tombait le surlendemain de leur rencontre ? Il avait été prié à dîner. Il se rappelait si vivement l’enfantin plaisir qu’il avait eu à lire et à relire l’insignifiant billet d’invitation, à en respirer le parfum léger, à suivre le détail des lettres de son nom écrites par la main de Thérèse.

C’était une écriture à laquelle l’abondance des petits traits inutiles donnait un aspect particulier, léger et fantasque, où un graphologue aurait voulu lire le signe d’une nature romanesque. En même temps, la large façon dont les lignes étaient jetées et la fermeté des pleins, où la plume appuyait un peu grassement, indiquaient une façon de vivre volontiers pratique et presque matérielle. Hubert, lui, ne raisonna pas tant ; mais, dès ce premier billet, chaque lettre de cette écriture devint pour ses yeux une personne qu’ils auraient reconnue entre des milliers d’autres. Avec quelle félicité il s’était habillé pour se rendre à ce dîner, en se disant qu’il allait voir Mme de Sauve pendant de longues heures, — des heures qui, comptées par avance, lui paraissaient infinies ! Il avait éprouvé un étonnement un peu fâché lorsque sa mère, au moment où il prenait congé d’elle, avait émis une observation critique sur les habitudes de familiarité inaugurées par le monde d’aujourd’hui. Séparé de ces événements par des mois, il retrouvait, grâce à l’imagination spéciale dont il était doué, comme toutes les créatures très sensibles, l’exacte nuance de l’émotion que lui avaient causée durant ce dîner et durant la soirée l’attitude des convives et celle de Thérèse.. C’est le plus ou moins de puissance que nous avons de nous figurer à nouveau les peines et les plaisirs passés qui fait de nous des êtres capables de froid calcul ou des esclaves de notre vie sentimentale. Hélas ! toutes les facultés d’Hubert conspiraient pour river autour de son cœur la chaîne meurtrissante des trop chers souvenirs. Thérèse portait, ce premier soir, une robe de dentelle noire avec des nœuds rosés, et nul autre bijou qu’une lourde tresse d’or massif à chacun de ses poignets. Elle était à demi décolletée, trop peu pour que le jeune homme, dont la pudeur était, sur ce point, d’une susceptibilité virginale, en fût choqué. Il y avait dans le salon, lorsqu’il y entra, quelques personnes, dont pas une, à l’exception de George Liauran, ne lui était connue. C’étaient, pour la plupart, des hommes célèbres, à des titres divers, dans la société plus particulièrement nommée parisienne par les journaux qui se piquent de suivre la mode. La première sensation d’Hubert avait été un léger froissement, par ce seul fait que quelques-uns de ces hommes offraient à l’observateur malveillant plusieurs des petites hérésies de toilette familières aux plus méticuleux s’ils sont allés trop tard dans le monde. C’est un habit d’une coupe ancienne, un col de chemise mal taillé, plus mal blanchi, une cravate d’un blanc qui tourne au bleu et nouée d’une main maladroite. Ces misères devaient apparaître comme les signes d’un rien de bohème — le mot sous lequel les gens corrects confondent toutes les irrégularités sociales — au regard d’un jeune homme habitué à vivre sous la surveillance continue de deux femmes d’une rare éducation, qui avaient voulu faire de lui quelque chose d’irréprochable. Mais ces menus signes d’une tenue insuffisante avaient rendu plus gracieuse encore à ses yeux la distinction accomplie de Thérèse, de même que la liberté parfois cynique des discours débités à table avait donné pour lui une signification charmante aux silences de la maîtresse de la maison. Mme Liauran ne s’était pas trompée en affirmant qu’il se tenait chez les de Sauve des propos très hardis. Le soir où Hubert dînait là pour la première fois, il fut question, dans la demi-heure du début, d’un procès en adultère, et un grand avocat donna quelques détails inédits du dossier ; — des mœurs abominables d’un homme politique, arrêté aux Champs-Élysées ; — des deux maîtresses d’un autre politicien et de leur rivalité, — cela raconté comme on raconte seulement à Paris, avec ces demi-mots qui permettent de tout dire. Beaucoup d’allusions échappaient à Hubert ; aussi était-il moins choqué de pareils récits qu’il ne l’était d’autres discours portant sur les idées, tels que ce paradoxe lancé par Claude Larcher, alors dans tout l’éclat de ses premiers succès au théâtre, et qui d’ailleurs n’en croyait pas un mot : « Hé, ! le divorce ! le divorce ! » disait Claude, avec les gestes excessifs dont il ne devait jamais se déshabituer, « il a du bon ; mais c’est une solution beaucoup trop simple pour un problème très compliqué… Ici, comme ailleurs, le christianisme a faussé toutes nos idées… Le propre des sociétés avancées est de produire beaucoup d’hommes d’espèces très différentes, et le problème consiste à fabriquer un aussi grand nombre de morales qu’il y a de ces espèces… Je voudrais, moi, que la loi reconnût des mariages de cinq, de dix, de vingt catégories, suivant le degré de délicatesse des conjoints… Nous aurions ainsi des unions pour la vie, destinées aux personnes d’un scrupule aristocratique… Pour les personnes d’une conscience moins raffinée, nous établirions des contrats avec facilité pour un, pour deux, pour trois divorces. Pour des personnes encore inférieures, nous aurions les liaisons temporaires de cinq ans, de trois ans, d’un an. »

— « On se marierait comme on fait un bail, alors… « dit un mauvais plaisant.

— « Pourquoi pas ? » continua Claude ; « le siècle se vante d’être révolutionnaire, et il n’a jamais osé ce que le plus petit législateur de l’antiquité entreprenait sans hésitation : toucher aux mœurs. »

— « Je vous vois venir, » répliqua André de Sauve ; « vous voudriez assimiler les mariages aux enterrements : première, seconde, troisième classe… »

Aucun des convives, que cette tirade et la réponse divertissaient parmi l’éclat des cristaux, les parures des femmes, les pyramides des fruits et les touffes de fleurs, ne se doutait de l’indignation qu’une pareille causerie soulevait chez Hubert. Qui donc aurait pris garde à ce tout jeune homme, silencieux et modeste, à l’un des bouts de la table ? Il se sentait, lui, cependant, froissé jusqu’à l’âme dans les convictions intimes de son enfance et de sa jeunesse, et il jetait à la dérobée le regard sur Thérèse. Elle ne prononça pas cinquante paroles durant ce dîner. Elle semblait être partie, en idée, bien loin de cette conversation qu’elle était censée gouverner ; et, comme si on eût été habitué à ces absences, personne n’essayait d’interrompre sa rêverie. Elle avait ainsi des heures entières où elle s’absorbait en elle-même. La pâleur de son visage devenait plus chaude ; l’éclat de ses yeux se retournait en dedans, pour ainsi dire ; ses dents apparaissaient blanches, minces et serrées, à travers ses lèvres, qui s’entr’ouvraient. À quoi pensait-elle, en ces minutes, et par quelle secrète magie ces mêmes minutes étaient-elles celles où elle agissait le plus fortement sur l’imagination de ceux qui subissaient son charme ? Un physiologiste aurait sans doute attribué ces soudaines torpeurs à des passages d’émotion nerveuse. N’y avait-il pas là le signe d’un égarement de sensualité contre lequel cette passionnée créature luttait de toutes ses forces ? Hubert Liauran n’avait vu dans le silence de ce soir que la désapprobation d’une femme délicate contre les discours des amis imposés par son mari. Ç’avait été pour lui une suprême douceur de se rapprocher d’elle et de lui parler au sortir de ce dîner où ses plus chères croyances avaient été blessées. Il s’était assis sous le regard de ses yeux, redevenus limpides, et dans un des coins du salon, — une pièce toute meublée à la moderne ; et l’opulence de ce petit musée, ses peluches, ses étoffes anciennes, ses bibelots japonais, contrastaient aussi absolument avec l’appartement sévère de la rue Vaneau que l’existence de Mme Castel et de Mme Liauran pouvait contraster avec celle de Mme de Sauve. Au lieu de reconnaître cette évidente différence et de partir de là pour étudier la nouveauté du monde où il se trouvait, Hubert s’abandonnait à un sentiment trop naturel à ceux dont l’enfance a grandi dans une atmosphère de féminine gâterie. Habitué par les deux nobles créatures qui avaient veillé sur sa jeunesse à toujours associer l’idée de la femme à quelque chose d’inexprimablement délicat et pur, il était immanquable que l’éveil de l’amour s’accomplît chez lui dans une sorte de religieuse presque et de respectueuse émotion. Il devait étendre sur la personne qu’il chérirait, quelle qu’elle fut, la dévotion conçue par lui pour les saintes dont il était le fils. En proie à cet étrange déplacement d’idées, il avait, dès ce premier soir, et rentré chez lui, parlé de Thérèse à sa mère et à sa grand’mère, qui l’attendaient, dans des termes qui avaient dû éveiller la défiance des deux femmes. Il le comprenait aujourd’hui. Mais quel est le jeune homme qui a pu commencer d’aimer sans être précipité par la dangereuse ivresse des débuts d’une passion dans des confidences irréparables et trop souvent meurtrières à l’avenir même de son sentiment ? De quelle manière et par quelles étapes ce sentiment avait-il pénétré en lui ? Cela, il n’aurait pas su le dire. Lorsqu’une fois on aime, ne semble-il pas qu’on ait aimé toujours ? Des scènes s’évoquaient cependant et rappelaient à Hubert l’insensible accoutumance qui l’avait conduit à voir Thérèse plusieurs fois par semaine. Mais n’avait-il pas été présenté peu à peu chez elle à toutes ses amies, et, aussitôt ses cartes déposées, ne l’avait-on pas prié de toutes parts dans ce monde qu’il connaissait à peine et qui se composait, pour une partie, de hauts fonctionnaires du régime tombé ; pour une autre partie, de grands industriels et de financiers Israélites ; pour un tiers enfin, d’artistes célèbres et de riches étrangers ? Cela faisait une libre société de luxe, de plaisir et de mouvement, dont le ton devait beaucoup déplaire au jeune homme ; car, s’il n’en pouvait comprendre les qualités d’élégance et de finesse, il en sentait bien le terrible défaut : le manque de silence, de vie morale et de longues habitudes. Ah ! il s’agissait bien pour lui d’observations de ce genre, préoccupé qu’il était uniquement de savoir où il apercevrait Mme de Sauve et ses tendres yeux. D’innombrables heures se représentaient à lui où il l’avait rencontrée : — tantôt chez elle, assise au coin de son feu vers la tombée de l’après-midi et abîmée dans une de ses taciturnes rêveries ; — tantôt en visite, habillée d’une toilette de ville, et souriant, avec sa bouche d’Hérodiade, à des conversations de robes ou de chapeaux ; — tantôt sur le devant d’une loge de théâtre et causant à mi-voix durant un entr’acte ; — tantôt dans le tumulte de la rue, emportée par son cheval bai cerise et inclinant sa tête à la portière par un geste gracieux. Le souvenir de cette voiture déterminait chez Hubert une nouvelle association d’idées, et il revoyait l’instant où il avait, pour la première fois, avoué le secret de ses sentiments. Mme de Sauve et lui s’étaient, ce jour-là, rencontrés vers les cinq heures dans un salon de l’avenue du Bois-de-Boulogne, et comme la pluie commençait à s’abattre, intarissable, la jeune femme avait proposé à Hubert, venu à pied, de le reconduire dans sa voiture, ayant, disait-elle, une visite à faire près de la rue Vaneau, qui lui permettrait de le déposer sur le chemin, à sa porte. Il avait pris place, en effet, auprès d’elle dans l’étroit coupé doublé de cuir vert où traînait un peu de cette atmosphère subtile qui fait de la voiture d’une femme élégante un petit boudoir roulant, avec les vingt menus objets d’une jolie installation. La boule d’eau chaude tiédissait sous les pieds ; sur le devant, la glace posée dans sa gaine attendait un regard ; le carnet placé dans la coupe, avec son crayon et ses cartes de visite, parlait de corvées mondaines ; la pendule accrochée à droite marquait la rapidité de la fuite de ces minutes douces ; un livre entr’ouvert et glissé à la place où l’on met d’ordinaire les emplettes portatives révélait que Thérèse avait pris chez le libraire le roman à la mode. Au dehors, c’était, dans les rues, où les lumières commençaient de s’allumer, le déchaînement d’un glacial orage d’hiver. Thérèse, enveloppée d’un long manteau qui dessinait sa taille, se taisait. Au triple reflet des lanternes de la voiture, du gaz de la rue et du jour mourant, elle était si adorablement pâle et belle, qu’à bout d’émotion Hubert lui prit la main. Elle ne la retira pas. Elle le regardait avec des yeux immobiles, comme noyés de larmes qu’elle n’eût pas osé répandre. Il lui dit, sans même entendre le son de ses propres paroles, tant ce regard le grisait : « Ah ! comme je vous aime !… » Elle pâlit davantage encore, et elle lui mit sur la bouche sa main gantée pour le faire taire. Il se mit à baiser cette main follement, en cherchant la place où l’échancrure du gant permettait de sentir la chaleur vivante du poignet. Elle répondit à cette caresse par ce mot que toutes les femmes prononcent dans des minutes pareilles, mot si simple, mais dans lequel tant d’inflexions se glissent, depuis la plus mortelle indifférence jusqu’à la tendresse la plus émue : — « Vous êtes un enfant… » Il l’interrogea : — « M’aimez-vous un peu ?… » Et alors, comme elle le regardait avec ces mêmes yeux par lesquels un rayon de félicité s’échappait, il put l’entendre qui, d’une voix étouffée, murmurait : — « Beaucoup. »

Pour la plupart des jeunes gens de Paris, une telle scène aurait été le prélude d’un effort vers la complète possession d’une créature aussi évidemment éprise, et cet effort eût peut-être échoué. Car une femme du monde qui veut se défendre trouve mille moyens de ne pas se donner, même après des aveux de ce genre ou des marques plus compromettantes d’attachement, pour peu qu’elle soit coquette. La coquetterie n’était pas plus le cas de Mme de Sauve que l’audace physique n’était le cas de l’enfant de vingt-deux ans dont elle était aimée. Ces deux êtres ne se voyaient-ils point placés par le hasard dans une situation de la plus étrange délicatesse ? Il était, lui, incapable d’entreprendre davantage, à cause de son entière pureté. Quant à elle, comment n’aurait-elle pas compris que s’offrir à lui, c’était risquer d’être aimée moins ? De telles difficultés sont plus fréquentes que la fatuité des hommes ne l’avoue, dans les conditions faites aux sentiments par les habitudes modernes. Entre deux personnes qui s’aiment, dans l’état présent des mœurs, toute action devient en même temps un signe ; et comment une femme qui sait cela n’hésiterait-elle pas à compromettre pour jamais son bonheur en voulant l’étreindre trop vite ? Thérèse obéissait-elle à cette raison de prudence, ou bien trouvait-elle dans les respects brûlants de son ami un plaisir de cœur d’une nouveauté délicieuse ? Chez tous les hommes qu’elle avait rencontrés avant celui-ci, l’amour n’était qu’une forme déguisée du désir, et le désir lui-même une forme enivrée de l’amour-propre. Toujours est-il que, durant les mois qui suivirent ce premier aveu, elle accorda au jeune homme chacun des rendez-vous qu’il lui demanda, et chacun de ces rendez-vous demeura aussi essentiellement innocent qu’il était clandestin. Tandis que le train de Boulogne emportait Hubert vers la plus désirée de ces rencontres, il se ressouvenait des anciennes, de ces passionnantes et dangereuses promenades, hasardées presque toutes à travers le Paris matinal. Ils avaient ainsi aventuré leur naïve et coupable idylle dans les divers endroits où il semblait le plus invraisemblable qu’une personne de leur monde pût les rencontrer. Combien de fois avaient-ils visité, par exemple, les tours de Notre-Dame, où Thérèse aimait à promener sa grâce jeune parmi les vieux monstres de pierre sculptés sur les balustrades ? À travers les minces fenêtres en ogive de la montée, ils regardaient tour à tour l’horizon du fleuve encaissé entre ses quais et de la rue encaissée entre ses maisons. Il y avait, dans une des bâtisses tapies à l’ombre de la cathédrale, du côté de la rue Chanoinesse, un petit appartement au cinquième étage, prolongé par, une terrasse, derrière les vitres duquel ils imaginaient un roman pareil au leur, parce qu’ils y avaient vu deux fois une jeune femme et un jeune homme qui déjeunaient, assis à une même table ronde et la fenêtre entr’ouverte. Quelquefois les rafales du vent de décembre grondaient autour de la basilique. Des tourmentes de neige fondue battaient les murs. Thérèse n’en était pas moins exacte au rendez-vous, descendant de son fiacre devant le grand portail, traversant l’église pour sortir sur le côté, puis retrouver Hubert dans le sombre péristyle qui précède les tours. Ses fines dents brillaient dans son joli sourire ; sa taille mince paraissait plus élégante encore dans ce décor de l’ancienne cité. Sa grâce heureuse semblait agir même sur la vieille gardienne qui distribue les cartes, du fond de sa loge et parmi ses chats, car elle lui envoyait un sourire de reconnaissance. C’est dans l’escalier de ces antiques tours qu’Hubert s’était hasardé à mettre pour la première fois un baiser sur ce pâle visage, pour lui divin. Thérèse gravissait devant lui, ce matin-là, les marches creusées qui tournent autour du pilier de pierre. Elle s’arrêta une minute pour respirer ; il la soutint dans ses bras, et comme elle se renversait doucement en appuyant la tête sur son épaule, leurs lèvres se rencontrèrent. L’émotion fut si forte qu’il pensa mourir. Ce premier baiser avait été suivi d’un autre, puis de dix, puis d’autres encore, si nombreux qu’ils n’en savaient plus le nombre. Oh ! les longs, les angoissants, les profonds baisers, et dont elle disait tendrement, comme pour se justifier dans la pensée de son doux complice : « J’aime les baisers comme une petite fille !… » De ces voluptueux baisers, ils avaient ainsi peuplé follement tous les asiles où leur imprudent amour s’était abrité. Hubert se souvenait d’avoir embrassé Thérèse, assis tous les deux sur une pierre de tombeau, dans une allée déserte d’un des cimetières de Paris, tandis que le jardin des morts étendait autour d’eux, par une matinée bleue et tiède, son paysage funèbre d’arbres toujours verts et de sépulcres. Il l’avait embrassée encore sur un des bancs de ce parc lointain de Montsouris, un des plus inconnus de la ville, parc alors nouvellement planté, qu’un chemin de fer traverse, que domine un pavillon d’architecture exotique et autour duquel s’étend l’horizon d’usines du lamentable quartier de la Glacière. D’autres fois, ils s’étaient promenés, indéfiniment, en voiture, le long du morne talus des fortifications, et lorsque l’heure arrivait de rentrer, c’était toujours Thérèse qui partait la première. Il la voyait, caché lui-même dans le fiacre arrêté, qui, de son pied svelte, franchissait les ruisseaux. Elle marchait sur le trottoir sans qu’une tache de boue déshonorât sa robe, puis elle se retournait comme involontairement pour l’envelopper d’un dernier regard. Dans ces occasions-là il sentait trop bien quels dangers il faisait courir à cette femme ; mais quand il lui parlait de ses craintes, elle répondait en secouant sa tête d’une expression si aisément tragique : « Je n’ai pas d’enfants… Quel mal peut-on me faire, sinon de te prendre à moi ?… » Ils en étaient venus, bien qu’ils continuassent à ne pas s’appartenir entièrement, aux familiarités de langage dont s’accompagne la passion partagée. Ils s’écrivaient chaque matin des billets dont un seul eût suffi pour établir que Thérèse était la maîtresse d’Hubert, et cependant elle ne l’était point. Mais, à quelque détail que s’arrêtât le souvenir du jeune homme, il trouvait toujours qu’elle ne lui avait disputé aucune des marques de tendresse qu’il lui avait demandées. Seulement il n’osait rien concevoir au delà de lui prendre les mains, la taille, le visage, et de s’appuyer, comme un enfant, sur son cœur. Elle avait avec lui cet abandon de l’âme, si entier, si confiant, si indulgent, le seul signe du véritable amour que la plus habile coquetterie ne puisse imiter. Et par contraste à cette tendresse, pour en mieux aviver encore la douceur, à chacune des scènes de cette idylle avait correspondu quelque douloureuse explication du jeune homme avec sa mère, ou quelque cruelle angoisse à retrouver Mme de Sauve, le soir, auprès de son mari. Ce dernier ne faisait réellement aucune attention à Hubert, mais le fils de Mme Liauran n’était pas encore habitué aux déshonorants mensonges des cordiales poignées de main offertes à l’homme que l’on trompe… Qu’importaient ces misères cependant, puisqu’ils allaient, lui la retrouver, elle l’attendre, dans la petite ville anglaise où ils passeraient ensemble deux jours ? Était-ce d’Hubert, était-ce de Thérèse que venait cette idée ? Le jeune homme n’aurait pas su le dire. André de Sauve se trouvait en Algérie pour une enquête parlementaire. Thérèse avait une amie de couvent, et qui habitait la province, assez sûre pour qu’elle pût se donner comme étant allée chez elle. Elle prétendait, d’autre part, que la position sur le chemin de Paris à Londres fait de Folkestone, en hiver, le plus sûr abri, parce que les voyageurs français traversent cette ville sans jamais s’y arrêter. À la seule idée de revoir sa lointaine amie, le cœur d’Hubert se fondait dans sa poitrine, et il se sentait, avec un frémissement impossible à définir, sur le point de rouler dans un gouffre de mystère, d’enivrant oubli et de félicité.