Croyances et légendes du centre de la France/Tome 1/Livre 02/02

CHAPITRE DEUXIÈME

DIABLERIES :
NOMS DU DIABLE EN BERRY ; — LE DIABLE MEUNIER ; — JEAN LE CHANCEUX ; ETC., ETC.


Nos paysans désignent le Diable par une infinité de noms. Ils appellent tantôt Chouse, l’Autre, Georgeon, Georget ; tantôt le Maufait, le Mauvais, le Vilain, le Malin, etc.

Chouse ou Chose est là pour un Tel, ainsi que l’Autre ; c’est une manière de parler de Satan, sans être obligé de le nommer. — Quelques vieilles femmes ne prononcent jamais son nom, surtout la nuit, aux veillées, car elles craignent que le Diable, se croyant appelé, ne leur apparaisse. Elles le désignent simplement par les pronoms lui, il.

Chouse était autrefois très-français, les citations suivantes en font foi :

Je suis qui suis, j’ai parfait toute chouse,
Je suis le Dieu qui ay l’âme jalouse.
(Ronsard.)

« Le bon père Pavault m’a appris qu’il y a trois sortes de chouses dont il faut se garder…  » (Verville, Moyen de parvenir.)

Il paraît que l’expression l’Autre s’employait également, dans la religion chaldéenne, pour désigner l’esprit du mal ;

« Que le Dieu des morts t’étouffe ! et que l’Autre, — celui qu’il ne faut pas nommer, te brûle ! » (M. Gustave Flaubert, Salammbô.)

Rabelais a dit : « Aidez-moy de par Dieu, puisque de par l’Autre ne voulez. » (Gargantua, liv. I, ch. XLII.)

Cette manière anonyme de parler du Diable doit nous rappeler qu’au rapport de Strabon (liv. II), les Celtibériens invoquaient le Dieu sans nom, c’est-à-dire l’Esprit malin.

Les noms de Georgeon, Georget, sont donnés au Diable par dérision, et pour lui rappeler l’échec que lui fit subir saint Georges, que l’on représente toujours monté sur un coursier qui foule aux pieds un dragon, symbole de l’ennemi du genre humain :

« Lucifer est de l’invention de monsieur le curé, et Georgeon de l’invention des vieilles commères de campagne. » (George Sand, la Petite Fadette.)

Un étymologiste effréné ne manquerait pas de faire remarquer l’analogie de consonnance qui existe entre le nom de notre démon Georgeon et celui de Dæmogorgon qui, chez les anciens, était regardé comme le génie du mal.

Au reste, en Bretagne, le Diable est pareillement connu sous des noms chrétiens. On l’y appelle tantôt le vieux Guillaume, tantôt le vieux Pol ; c’est ainsi que, dans le même pays, le Follet porte le nom de Maître-Jean.

Le Maufait ne veut pas dire autre chose que le Malfaisant :

Au Maufez te comand…,

dit Wace, dans le Roman de Rou ; ce qui revient à Au Diable je te recommande.

Va-t’en, dit-il, au vif Maufé.
(Des Trois Bossus.)

Le Mauvais n’a pas besoin d’explication, le Vilain non plus :

« Qui par coustume tient en son hostel miroer pendant, soit en chambre ou en salle, de jour ne siet pas mal à y regarder, mais sitost que la nuict est venue, point on ne s’y doit mirer, ainchois le retourner ou couvrir la glace ; car de légier l’en y pourroit veoir le Meauvais. » — (Les Évangiles des quenouilles.)

Dans les exorcismes, on dit au revenant : « Si tu viens de la part de Dieu, reste ; si tu viens de la part du Vilain, va-t’en ! » (M. le comte Jaubert, Glossaire du Centre.)

Le Diable est, en Berry, le héros d’un grand nombre de récits populaires. Dans la plupart, il montre plus de méchanceté que d’adresse, plus de bêtise que de finesse. Presque toujours, pris à ses propres piéges, il est bafoué, honni et même battu[1]. En un mot, il joue généralement, chez nous, ainsi qu’en Allemagne, un rôle pitoyable. Nous nous contenterons de rapporter, à l’appui de notre dire, les deux légendes suivantes en faisant remarquer que l’une d’elles rappelle les métamorphoses ou incarnations de la Koridgwen et du Gwion des anciens Bardes[2], ou, si l’on veut, le vieux dogme de la transmigration des âmes, des existences successives, qu’avaient adopté presque toutes les religions primitives, et dont on retrouve encore la trace dans plusieurs de nos chansons berrichonnes.

LE DIABLE MEUNIER.

Le Diable, après avoir longtemps examiné quel pouvait être, entre tous les métiers exercés ici-bas, celui qui rapportait le plus, celui où il était le plus facile, per fas et nefas, de faire rapidement fortune, finit par être convaincu que c’était la profession de meunier.

En conséquence, il résolut d’établir un moulin dans la vallée de l’Igneraie, sur le territoire de la paroisse de Lacs. Il le construisit tout en fer : meules, rouages, abret[3], tout le virant-tournant, comme on dit en Berry, était en ce métal, et les diverses pièces du mécanisme avaient été forgées dans les ateliers souterrains de l’Enfer.

Jamais chose pareille ne s’était vue dans le pays ni ailleurs. Aussi les meulants[4] affluèrent-ils à la nouvelle usine, et la vogue fut si entraînante que tous les meuniers des environs, dont, au reste, on avait grandement à se plaindre, finirent par éprouver un chômage complet, qui les eut bientôt réduits à la besace.

Toutefois, les chalands de Georgeon ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’ils étaient tombés de fièvre en chaud mal ; car lorsque le Vilain eut accaparé toute la clientèle de la vallée, il traita si mal ses pratiques que celles-ci en crièrent plus fort que jamais misère.

Heureusement, sur ces entrefaites, saint Martin se trouva à passer par Lacs. Il fut touché de la position de ce pauvre peuple et résolut aussitôt de lui venir en aide.

C’était pendant un hiver fort rigoureux, ce qui augmentait encore la détresse publique. Saint Martin se mit donc sur-le-champ à construire, à quelques cents toises en amont de l’établissement de Georgeon, un moulin tout en glace. Ce fut, grâce au pouvoir du bienheureux, l’affaire de deux matins.

Dès que les grandes roues de la nouvelle usine tournèrent et resplendirent au soleil comme deux immenses pièces d’artifices, tous les métayers et ménageots[5] de la contrée, semblables à l’alouette qu’attirent les feux scintillants du miroir, s’empressèrent d’apporter leur blé à saint Martin, et chacun d’eux s’en retourna si content de la quantité et de la qualité de la farine que lui avait livrée le divin meunier, qu’en peu de temps Georgeon se trouva à son tour sans pratiques.

Le Diable voyant cela, se rendit un beau jour chez saint Martin et lui proposa d’échanger son moulin de fer contre le moulin de glace. Saint Martin répondit qu’il le voulait bien ; seulement, il lui demanda mille pistoles de retour. C’était exactement le chiffre du gain illicite qu’avait fait le Diable dans l’exercice de sa nouvelle industrie. Georgeon trouva cette condition excessivement-dure ; mais le saint tint bon, et le marché fut conclu.

Le Vilain était, depuis huit jours, établi dans sa splendide usine, qui marchait à merveille, grâce au froid dont l’intensité allait augmentant, lorsque tout à coup la tiède haleine du renouveau apporta le plus grand désordre dans l’harmonie du mécanisme. Les meules, jusque-là brillantes et dures comme le diamant, commencèrent à suer en si grande abondance, attendries qu’elles étaient par le souffle printanier, qu’elles ne tardèrent pas à laisser échapper de la pâte au lieu de la farine fine et sèche qu’elles donnaient auparavant.

À la vue de ce prodige, Georgeon perdit complètement la tête. Ne pouvant se vouer à aucun saint, en raison de sa qualité de réprouvé, il s’assit, sombre et désespéré, sur la berge de son écluse, et là, d’un œil sec et enflammé de colère, il vit fondre son moulin jusqu’à la dernière parcelle.

Alors, il se leva en silence, s’en fut droit au moulin de fer, reprocha à saint Martin, dans les termes les plus acerbes, de l’avoir trompé, et finit par lui réclamer un dédommagement.

Saint Martin se tint à quatre pour ne pas lui rire au nez et se contenta de lui demander lequel d’entre eux avait proposé à l’autre de faire l’échange des deux moulins.

— Quant à un dédommagement, ajouta-t-il, je ne crois pas t’en devoir. Cependant, voici un champ que je me propose de planter en pommes de terre ; si tu veux fournir la moitié de la semence, tu auras la moitié de la récolte.

— J’y consens, dit Georgeon, qui se voyait complétement ruiné et qui ne savait plus de quel bois faire flèche.

Avant d’aller plus loin que l’on nous permette une réflexion.

Il est évident qu’à l’époque où s’est passée l’action de cette histoire, il ne pouvait être question de pommes de terre, ce qui jette quelque doute sur la vérité des événements que nous rapportons ; mais il est à croire que nos conteurs villageois, qui se soucient peu des anachronismes, auront substitué la pomme de terre à la rave ou au navet. D’ailleurs, les Arabes, qui racontent cet épisode de notre légende, ne parlent que de ce dernier légume[6].

Quand la maturité des pommes de terre fut venue, saint Martin dit au diable :

— Ah ! çà, voici notre récolte bonne à prendre ; mais comme je n’aime pas les reproches, choisis ta part : veux-tu le dessus ou le dessous, les tiges ou les racines ?

— Je prends les tiges, dit aussitôt Georgeon, qui était très-neuf en agriculture.

Et il se mit de suite à faucher et à engranger ses fanes de pommes de terre, croyant avoir fait un marché d’or. — Ce ne fut que lorsqu’il vit saint Martin sortir de terre les nombreux et jaunes tubercules, qu’il comprit toute l’étendue de sa bévue.

Nouveaux reproches de la part du Diable ; nouvelle envie de rire de la part de saint Martin.

— Tu n’es jamais content ! s’écria ce dernier. — Voyons, dans deux mois, la saison dès semailles sera arrivée ; mon intention est de faire du froment à la place des pommes de terre : si tu veux fournir la moitié de la semence, tu auras la moitié de la récolte.

— Volontiers, répondit Georgeon, qui se proposait bien, cette fois, de se récupérer d’une partie de ses pertes.

Au moment de la moisson, saint Martin dit à son associé :

— Je te donne encore le choix ; que préfères-tu ? le dessus ou le dessous, les racines ou les tiges ?

— Oh ! pour le coup, à moi les racines ! s’écria le Diable, d’un air triomphant et capable.

Saint Martin coupe et enlève aussitôt ses gerbes ; puis le Vilain se met en devoir d’arracher son chaume.

Il ne lui fallut pas longtemps, comme on peut le penser, pour s’apercevoir de sa nouvelle déconvenue.

Exaspéré, il court, la rage dans le cœur et l’écume il la bouche, au moulin de saint Martin, accable le digne homme d’un flot d’invectives, et termine son algarade par le provoquer au combat.

— Va pour le combat ! répliqua tranquillement saint Martin, mais à l’instant même, et dans cette chambre.

— À l’instant même et dans cette chambre, reprit approbativement Georgeon, en grinçant des dents d’impatience.

— Comme nous sommes tous les deux vilains, et toi surtout, observa malicieusement saint Martin, tu sais qu’il nous est interdit de vider notre querelle autrement qu’avec le bâton ; eh bien, voici justement, dans ce coin, une perche de chêne et un gourdin de néflier qui feront notre affaire, et, quoique tu ne le mérites guère, je veux être généreux jusqu’au bout : choisis ton arme…

Ces mots étaient à peine lâchés, que Georgeon saute sur la branche de chêne et charge son adversaire avec furie ; mais, à chaque coup qu’il veut porter, le haut bout de la perche s’embarrasse dans les poutres et les solives de l’appartement, et il ne peut parvenir à atteindre son but, tandis que saint Martin, qui s’est saisi du lourd bâton, le manœuvre à sa fantaisie, se rapproche habilement de Georgeon, et frappe à bras raccourci.

La lutte devenait impossible.

— Grâce ! grâce ! cria bientôt Georgeon.

— Grâce, soit ! répondit saint Martin, en continuant la bastonnade ; mais tu quitteras à l’instant la paroisse, et l’on ne t’y reverra plus.

— Je quitterai la paroisse ! jamais on ne m’y reverra !… Mais arrête donc !… arrête !

— J’ai fini, dit saint Martin, en lui allongeant un dernier et vigoureux coup d’estoc ; va-t’en, maudit, et que je ne te rencontre plus !

Le Diable ne se le fit pas redire ; il sauta par la fenêtre, et disparut sous la saulaie qui ombrageait les abords du moulin.

Or, on ajoute que ce fut pour reconnaître ce signalé service que les habitants de la paroisse de Lacs placèrent, précisément à cette époque, leur jolie petite église sous le patronage du bienheureux saint Martin.

À propos de la profonde ignorance de Georgeon en agriculture, nous ferons remarquer qu’il éprouva, ailleurs qu’en Berry, des désappointements semblables à ceux que nous avons rapportés plus haut, car voici ce qu’on lit dans un poëme oriental. — Des Arabes étaient après labourer un champ, lorsque le Diable survint et leur dit : — « Vous savez que la moitié du monde est à moi, ainsi la moitié de votre moisson m’appartiendra. » — Les Arabes répondirent au Diable : — « Que ta volonté soit faite ! Dès lors, nous t’abandonnerons, si tu le veux bien, toute la partie de la récolte qui sera dans la terre. — Non, non, reprit le Diable, j’entends avoir tout ce qui se trouvera à la surface du sol. » — En conséquence, les Arabes semèrent des navets dont le Diable n’eut que les feuilles. — L’année d’après, encore au moment des labours, le Diable, furieux de sa méprise, apparut de nouveau aux Arabes et leur déclara que, cette fois, il se réservait toute la partie de la récolte enfouie dans la terre. Alors les Arabes ensemencèrent leurs champs d’orge et de blé, dont le Diable n’eut que les racines.

En Périgord, on raconte une légende qui a beaucoup de rapport avec celles qui précèdent, mais dont un loup et un renard sont les acteurs. — Tous les deux, à jeun, cherchent aventure et finissent par rencontrer un monceau de noix vertes. — « Ah ! ma foi, faute de mieux, voilà notre affaire, s’écrie le renard ; partageons : veux-tu le dessus ou le dedans, la chair ou les noyaux ? — Je veux la chair, répond le loup. — Le renard, sans perdre une minute, dépouille les noix de leur brou et le donne à son camarade, tandis qu’il en croque les amandes. — « Pouah ! dit le loup, cela ne vaut pas le diable ; cherchons ailleurs. » — Et les voilà de nouveau en quête, le renard bien repu et le loup toujours à jeun. Enfin, sur le tantôt, ils trouvèrent un grand panier d’olives, qu’un enfant, à la vue du loup, avait abandonné sur le chemin. — « Ah ! pour le coup, tu vas déjeuner, dit le renard à son compagnon ; eh bien, que choisis-tu, cette fois, le dessus ou le dedans, la chair ou les noyaux ? — À ton tour de manger la chair, malin ; je me contenterai des noyaux », répond le loup d’un air railleur. Et le renard de ronger aussitôt le vert des olives et d’en passer les noyaux au loup qui, en voulant les briser, se cassa toutes les dents.

Mais revenons à saint Martin.

Le service qu’il rendit à la paroisse de Lacs n’est pas le seul bienfait dont notre pays soit redevable à ce digne homme. Au rapport de Sulpice Sévère, ce fut ce courageux évêque qui, vers la fin du quatrième siècle, renversa les derniers temples païens en Berry. N’était-ce pas toujours combattre le Diable ? — L’abside très-ancienne de l’église de Saint-Martin de Lacs, dont il a été question plus haut, a certainement été construite sur l’emplacement de l’un de ces temples, car des pierres sculptées, dont le sujet appartient évidemment au paganisme, ont été encastrées dans la partie extérieure de son mur. Ces morceaux de sculpture, très-bien conservés, semblent avoir été placés là comme trophée plutôt que comme ornement. Une tête en saillie et dont le cou est engagé dans la maçonnerie du haut de la façade de la même église, paraît aussi avoir appartenu à quelque divinité de la Fable.

Le zèle que déploya saint Martin contre les faux dieux rendit son nom tellement populaire parmi nous, que plus de cent vingt-cinq églises paroissiales du diocèse de Bourges, près du cinquième, le choisirent pour patron. (Voy. les anciens pouillés et l’Histoire du Berry de M. Raynal, t. I, p. 142.) Enfin, quelques miracles opérés à propos, dans nos pays, par ce même bienheureux, mirent le comble à sa renommée. Nous mentionnerons les deux suivants, qui ne sont pas les moins curieux de sa légende.

Au temps où saint Ursin vint en Berry pour y propager la foi, il ne trouva pas partout, tant s’en faut, des auditeurs attentifs. La ville de Levroux particulièrement se montra plus qu’indifférente à ses pieuses instructions. Aussi, pour la punir, ordonna-t-il, en s’éloignant, à tous les coqs de l’endroit de ne plus chanter à l’avenir, et ces volatiles, se conformant à sa volonté plus facilement que leurs maîtres, ceux-ci, à partir de ce moment, se trouvèrent on ne peut plus désorientés, surtout pendant la nuit, car, en ces temps reculés, le chant du coq était le seul chronomètre connu. — Ce triste état de choses durait depuis près de cent cinquante ans, lorsque saint Martin arriva à Levroux pour y détruire un temple païen et y prêcher la parole de l’Évangile. Cette fois, les habitants se montrèrent aussi dociles que leurs pères s’étaient montrés récalcitrants, et saint Martin, pour récompenser leur zèle, voulut bien rendre la voix à leurs coqs ; ce qu’il fit en distribuant du grain bénit à ces animaux[7].

Nous ne saurions mieux faire que d’emprunter la relation du second miracle de saint Martin aux Pieuses légendes du Berry, très-intéressant recueil publié en 1864 par M. Just Veillat[8].

« Un jour que saint Martin, accompagné de son ami saint Brice, se rendait encore à Levroux, où il ne manquait jamais de faire, chaque année, son pèlerinage à Saint-Souain[9], il s’arrêta pour dire la messe à Argy ; mais les grenouilles des fossés voisins se mirent à coasser d’une façon si indiscrète et si persistante, qu’il fut forcé de s’interrompre et de leur dépêcher son fidèle saint Brice pour leur commander de se taire, injonction à laquelle elles se rendirent aussitôt[10]. — L’office terminé, les pieux pèlerins s’acheminèrent vers Levroux, au petit pas de leurs ânes ; mais se rappelant bientôt qu’il avait quitté Argy sans rendre la voix aux grenouilles, l’évêque dit à son compagnon d’attacher sa monture et d’aller ensuite relever les pauvres chanteuses de leur dure pénitence, tandis qu’il prendrait un peu de repos dont il avait grand besoin ; puis il mit pied à terre, s’étendit sur l’herbe et s’endormit.

« Cependant, avant de s’éloigner, saint Brice planta dans le sol son bourdon et celui de son maître, l’un à la tête, l’autre aux pieds du dormeur. Arrivé sur le bord des fossés d’Argy, il se baissa et annonça aux grenouilles qu’elles étaient libres de chanter. L’une d’elles, par obéissance, poussa quelques coassements, après quoi elle se tut de nouveau comme ses compagnes, qui depuis lors ne se firent plus entendre dans ces parages. — Quand il fut revenu au point de départ, quel ne fut pas l’étonnement de saint Brice en voyant que les deux bourdons avaient poussé de beaux rameaux et s’étaient changés en arbres touffus pour abriter son maître des rayons brûlants du soleil[11] ! Ces arbres furent longtemps connus et vénérés, dans la contrée, sous la dénomination des arbres de Saint-Martin le Riche. »

La grande popularité dont saint Martin jouissait en France et surtout en Berry, est un fait fort remarquable. Nos ancêtres, émerveillés de son pouvoir surnaturel, semblent l’avoir confondu avec l’enchanteur Merlin, ou Marthin, car telle est la plus ancienne forme du nom de ce dernier[12]. — Circonstance extrêmement significative : aujourd’hui encore, sur quelques points du Berry, et particulièrement à Cluis (dans l’Indre), au lieu de dire, comme partout : « Qui aime Martin, aime son chien, » on dit toujours : « Qui aime Merlin, aime son chien ; » ce qui est bien plus expressif, attendu que Merlin avait pour chien un loup qui ne le quittait jamais et auquel les paysans bretons donnent toujours le nom de ki du ou chien noir, lorsqu’ils s’entretiennent du compagnon de l’Enchanteur[13]. — Autre remarque non moins probante : aux environs de la Châtre, en parlant d’une tusse (toux) de mauvaise nature, on dit tantôt :

C’est la tusse à Merlin,
Elle durera jusqu’à la fin.

tantôt :

C’est la tusse à Martin,
Elle durera…, etc.

Cette confusion de personnes et de noms est si marquée que l’on serait tenté de croire que le saint et le magicien ne font qu’un. Leurs noms (Martin, Marthin) signifient l’homme merveilleux[14], et ces deux personnages vivaient, paraît-il, aux quatrième et cinquième siècles de l’ère chrétienne. Enfin, dit M. de la Villemarqué[15], « les anciens Gallois faisaient de Merlin, ou Marthin, un saint national, et, au douzième siècle, les enfants de l’Angleterre orientale appelaient cette contrée le pays de Saint-Martin[16]… Cette opinion gagna jusqu’en France, où, comme le témoigne un collecteur de traditions du douzième siècle : « Tuit li plus haulz hommes l’appeloient le sainct prophète et toutes les menues gens leur Dieu[17]. » — Au reste, l’enchanteur Merlin était loin d’être un étranger pour nos pères, car il est dit dans sa légende qu’il accompagna le roi Arthur dans nos contrées, lorsque ce dernier vint mettre à la raison le roi du Berry, qui ne voulait plus lui obéir[18].

JEAN LE CHANCEUX.

Il y avait une fois un pauvre sabotier qui habitait avec sa femme et son fils, âgé de seize ans, une misérable cabane située près de la lisière d’une immense forêt. De douze enfants que sa femme avait mis au monde, il ne lui restait plus que ce garçon, auquel, pour cette raison, il avait donné le nom de Jean le Chanceux.

Jean le Chanceux aimait beaucoup son père et sa mère ; mais la solitude où il vivait et le métier sédentaire et peu lucratif de sabotier lui déplaisaient fort. Il aurait voulu employer son temps d’une manière plus profitable, essayer d’un travail moins ingrat, en un mot, chercher au loin, autant pour ses parents que pour lui-même, une meilleure place au soleil. Ces projets dataient de loin, et il s’en était déjà et plus d’une fois ouvert à son père qui avait toujours fort mal accueilli ses confidences à ce sujet. Enfin, un beau jour qu’il venait de mettre la dernière main à une paire de sabots, il s’écria résolûment :

— Voilà, si j’ai bien compté, la trois cent cinquantième paire de sabots que j’ai faite et parfaite depuis que je sais le métier, et je n’en ai pas mieux fait mon chemin pour cela. Je n’y tiens plus, cher père ; je veux voyager, je veux tenter fortune et montrer que ce n’est pas en vain que vous m’avez baptisé Jean le Chanceux. Grâce au curé de notre paroisse, je sais lire et écrire, et avec cela, je dois, il me semble, arriver à quelque chose et améliorer notre sort à tous trois.

— Pierre qui roule n’amasse pas de mousse, repartit en grognant le vieux sabotier.

— Non, mais elle se polit, à ce que dit monsieur le curé.

— Qu’est-ce que tu me chantes là ? reprit le père, qui ne comprenait pas. Va-t-en au Diable ! et que je n’entende plus parler de toi.

Malgré cette rebuffade, le jeune homme n’en procéda pas moins sur-le-champ à ses préparatifs de départ, ce qui lui prit peu de temps. Puis il embrassa sa mère, qui sanglotait, tendit la main à son père, qui lui tourna le dos et lui cria pour la seconde fois :

— Va-t’en au Diable !

— Vous me congédiez avec une bien mauvaise parole, dit tristement le fils, en franchissant le seuil de la cabane.

L’intention de Jean était de se rendre dans quelque grande ville et d’y chercher sans retard un emploi. Or la ville la plus proche était encore assez éloignée, et il fallait pour s’y rendre traverser toute la forêt. Il y avait déjà sept grandes heures qu’il cheminait sous la haute futaie, et néanmoins ni la fatigue, ni la nuit qui approchait, ne le préoccupaient, tant il était absorbé par les rêves d’avenir, plus riants les uns que les autres, qui défilaient dans son cerveau, lorsque tout à coup il se trouva en présence d’un petit monsieur habillé tout de noir et dont les yeux jetaient dans l’ombre, qui commençait à s’épaissir, un éclat singulier. — Jean le salua, et, tout en s’écartant du sentier pour le laisser passer, lui demanda :

— Monsieur, pourriez-vous me dire si je suis encore bien loin de la sortie de la forêt ?

— Tu en approches, mon garçon. Mais où vas-tu par là ?

— Je n’en sais trop rien, Monsieur ; je me rends à la ville pour tâcher d’y trouver du travail.

— Veux-tu entrer chez moi comme domestique ?

— Je ne demande pas mieux, Monsieur.

— Combien veux-tu gagner ?

— Cinquante écus ; est-ce trop, Monsieur ?

— Non, et je te promets au moins le double, si je suis content de toi ; mais, d’abord, dis-moi, sais-tu lire ?

— Oui, Monsieur, et écrire, s’empressa de répondre le jeune homme, non sans éprouver une certaine satisfaction de lui-même.

— Oh ! alors, mon garçon, tu ne saurais faire mon affaire. J’en suis fâché, tu me plaisais ; mais c’est comme ça.

Et il continua son chemin.

Jean le Chanceux, tout déconcerté, se grattait l’oreille et ne bougeait pas de place, lorsqu’une idée soudaine et passablement audacieuse lui traversa l’esprit.

— Eh ! Monsieur, s’écria-t-il, sans prévoir les suites d’un tel mensonge, il y a mon frère qui vient derrière moi ; il ne sait pas lire, lui, et vous pourrez peut-être vous entendre ensemble.

— Eh bien, je verrai, répondit le petit monsieur sans s’arrêter.

Aussitôt Jean quitte le sentier, s’enfonce dans le fourré et se hâte de rebrousser chemin, afin de se rencontrer de nouveau avec l’étranger. Cependant, il dépouille sa veste, dont l’endroit était gris et l’envers entièrement rouge, la retourne, l’endosse et se retrouve, dix minutes après, devant l’inconnu, qui n’avait pas cessé de suivre le sentier.

Jean le salue comme la première fois, et se range pour le laisser passer, mais sans dire mot. L’homme noir alors se retourne et lui crie :

— Où vas-tu donc par là, jeune homme ?

— Je n’en sais trop rien, Monsieur ; je me rends à la ville prochaine pour tâcher d’y trouver du travail. — Vous avez dû, il y a un instant, rencontrer mon frère ?

— Oui, et c’est étonnant comme tu lui ressembles, dit lentement l’inconnu, en l’examinant avec attention.

— Tout le monde le remarque, il faut bien que cela soit ; mais il n’y a rien là de bien surprenant : mon frère et moi sommes jumeaux.

— Veux-tu entrer chez moi comme domestique ? dit alors l’étranger.

— Je ne demande pas mieux, Monsieur.

— Combien veux-tu gagner ?

— Cinquante écus ; est-ce trop, Monsieur ?

— Non, et je te promets au moins le double, si je suis content de toi ; mais, d’abord, réponds-moi, sais-tu lire ?

— Non, Monsieur, répliqua Jean le Chanceux, en affectant un air contristé. On m’a bien envoyé quelque temps à l’école, mais je n’ai jamais pu mordre à rien. Ce n’est pas comme mon frère, qui sait lire, écrire, compter et beaucoup d’autres choses encore.

— Eh bien, viens avec moi, dit l’homme noir.

Et prenant aussitôt à gauche du sentier, il disparut sous bois, suivi de Jean le Chanceux.

Ils marchaient depuis à peu près une demi-heure sans avoir échangé une parole, lorsqu’ils arrivèrent en face d’un vieux manoir construit, en pleine forêt, sur un massif de hauts rochers auxquels les rayons de la lune donnaient, en cet instant, les formes les plus fantastiques.

— Voici ma demeure, dit l’inconnu.

— Elle n’est pas gaie, pensa tristement le pauvre Jean.

On entra, et tandis que le jeune homme, assis devant une table assez bien servie, apaisait commodément sa faim, son nouveau maître lui expliqua en quoi devait consister son service.

— Tu n’auras absolument à t’occuper que de mon cheval et de mes livres. Quant aux soins que peut exiger ma personne, ils ne te regardent point. Tu veilleras à ce que nul être humain ne pénètre ici pendant mes absences, qui sont assez fréquentes, et tu ne t’absenteras toi-même qu’une fois par an et avec ma permission. Du reste, je t’engage à ne te préoccuper aucunement de ce que pourraient te paraître avoir d’étrange et mes habitudes et l’intérieur de cette maison. Et, je te le répète, si tu t’acquittes convenablement de tes devoirs qui, comme tu le vois, ne sont ni nombreux, ni difficiles, tu seras étonné de la manière dont je récompense les personnes qui me sont dévouées.

Cela dit, et Jean le Chanceux ayant largement satisfait son appétit, son maître le conduisit dans la bibliothèque qui devait désormais lui servir de chambre à coucher. — Cette pièce était immense et garnie sur ses quatre faces de nombreuses tablettes qui supportaient une multitude de bouquins, de format très-varié et dont la reliure, parcheminée et jaunie par le temps, attestait la plus haute antiquité.

Jean, auquel sa nouvelle condition suggérait une foule de réflexions qui n’étaient pas toutes couleur de rose, ne put s’y livrer longtemps, car à peine fut-il étendu sur sa couche, qu’un sommeil de plomb engourdit aussitôt et son esprit fatigué d’émotions, et son corps brisé par la marche.

Le lendemain, lorsqu’il s’éveilla, les rayons du soleil égayaient déjà depuis longtemps sa chambre. Aussi se hâta-t-il de s’habiller et de courir offrir ses services à son maître. Mais il eut beau visiter la maison de la cave au grenier, explorer l’interminable labyrinthe des corridors et des escaliers, entrer dans les appartements qui étaient ouverts, heurter aux portes qui étaient closes, il ne put trouver à qui parler.

Alors, il se rendit à l’écurie, où l’attendait le cheval du maître, qui lui parut hors de service, tant il était vieux, et auquel il donna la provende et les soins d’usage. Puis, il visita la cour qui entourait le manoir. Elle était, de tous côtés, protégée par une espèce de rempart à pic qui ne permettait d’y entrer ou d’en sortir que par une porte aussi solide au moins que la muraille et qui, pour le moment, se trouvait très-soigneusement fermée.

— Ce n’est pas là du tout mon compte, ne put s’empêcher de se dire Jean le Chanceux ; je voulais être libre et je suis en prison. C’est égal, j’attendrai les effets de la générosité de ce monsieur, car c’est là l’important pour mon vieux père, pour ma bonne mère.

Tout en faisant ces réflexions, il se dirigea vers l’office, où il découvrit d’abondantes provisions, auxquelles son appétit de seize ans fit honneur.

Les journées suivantes se passèrent absolument comme la première : toujours la même solitude, le même silence, les mêmes loisirs ou, pour mieux dire, le même ennui.

Enfin, au bout d’un mois, l’homme noir reparut. — Il inspecta soigneusement son cheval, qui lui sembla en aussi bon point que le comportait son grand âge ; examina minutieusement ses livres, et fut satisfait de les voir bien rangés et nets de toute poussière.

— C’est très-bien, dit le petit homme, en frappant amicalement sur l’épaule de Jean le Chanceux ; continue ainsi et tu n’auras pas à t’en repentir. Tiens, prends cela, non comme avance sur ton loyer, mais comme témoignage de ma satisfaction. Et il lui mit dans la main une pistole toute neuve.

Le lendemain, l’homme noir avait déjà quitté le château, Il continua d’y faire ainsi, de loin en loin, quelques courtes apparitions, et, à chacune d’elles, Jean recevait des éloges sur son service et une nouvelle gratification.

Cependant, le pauvre jeune homme se mourait d’ennui. Il avait bien cherché à se distraire en feuilletant les livres de la bibliothèque ; mais tous ceux qu’il avait ouverts étaient écrits en caractères bizarres auxquels il ne pouvait rien comprendre. Un jour qu’il y revenait pour la centième fois peut-être, non dans l’espoir de mieux rencontrer, mais afin de parcourir les figures baroques qui couvraient les pages de quelques-uns de ces bouquins, et qui piquaient sa curiosité sans la satisfaire, il tomba sur un petit volume écrit à la main et dans la langue qui lui était familière. Quel ne fut pas son étonnement lorsqu’il lut en tête d’un chapitre les mots suivants : — Comment on peut voir et faire des choses surnaturelles… ; et plus loin : — Comment on parvient à faire de l’or.Par quel moyen on peut ouvrir les portes les mieux fermées.Comment on peut se changer en toutes sortes de bêtes, etc., etc.

Malgré le rapide essor qu’avait pris son imagination, à l’annonce de toutes ces merveilles, un titre, entre tous, frappa pour le moment son esprit et captiva toute son attention ; ce fut celui-ci : Comment on peut connaître ce qui se passe à une grande distance.

Ces paroles lui rappelant tout à coup sa famille, il voulut, en se conformant aux prescriptions du petit livre, savoir à l’instant même ce qu’elle devenait, et il le sut :

Il vit son pauvre père creusant tristement un sabot, tandis que sa bonne mère tricotait en pleurant dans un coin… Chose incroyable ! il put lire dans leur pensée aussi clairement que dans la sienne, et se convaincre qu’ils étaient tous les deux désolés de son absence.

— Chers amis, s’écria-t-il, en essuyant une larme, nous nous réunirons bientôt !

Alors l’idée lui vint de s’enquérir de son maître, d’apprendre enfin qui il était, où il se trouvait en cet instant, ce qu’il faisait. — Mais ce désir était à peine formé, que Jean le Chanceux, l’œil fixe et les traits bouleversés, jeta un grand cri et perdit entièrement connaissance. Lorsqu’il revint à lui, tout son corps tremblait comme la feuille, et aussitôt qu’il put proférer une parole, il s’écria d’une voix étranglée : — « Le Diable ! le Diable !… Je suis chez le Diable !!… »

Cette horrible découverte attrista pour le moins autant qu’elle effraya le malheureux Jean. — Il vit où l’avait conduit son mensonge ; il se rappela les derniers adieux de sa famille, et il eut la conviction que les paroles de colère qu’un père adresse à son fils rebelle sont toujours exaucées.

Toutefois, comme il ne manquait pas de résolution, il eut bientôt recouvré tout son sang-froid. Alors, il réfléchit que, dans ses conventions avec le Diable, il avait tout au plus engagé son corps et point du tout son âme, et que, son année de service terminée, c’est-à-dire dans trois mois, il serait libre de retourner chez ses parents. Mais, en attendant, il résolut de mettre à profit le temps qu’il avait encore à passer chez son terrible maître ; se proposant d’étudier à fond le petit livre et d’apprendre par cœur tous les secrets qu’il jugerait pouvoir lui être utiles un jour. Il se livra à cette étude avec d’autant moins de scrupule que son intention n’était pas d’en faire un mauvais usage.

À la première visite que fit le Diable à son manoir, le vieux cheval se trouva mort. Il n’adressa, à cette occasion, aucun reproche à Jean qui, comme on peut croire, se tint, durant cette entrevue, plus que jamais sur la réserve.

— Le pauvre animal avait fait son temps, dit Georgeon, et je m’attendais tous les jours à le perdre. Heureusement la foire de la Berthenoux[19] est dans deux jours, et je pourrai bientôt le remplacer.

Jean le Chanceux, enhardi par la bonhomie de son maître, se hasarda à lui demander la permission d’aller voir ses parents, et de leur porter les différentes sommes qu’il devait à sa générosité.

— Cela n’est pas possible, en de moment, mon garçon ; je veux que ma maison soit gardée.

— Cependant, reprit respectueusement Jean le Chanceux, vous m’aviez promis de m’accorder un congé sur l’année, et comme, en cet instant, je n’ai point de cheval à soigner…

— Encore une fois, cela n’est pas possible, interrompit vivement Georgeon. Et un éclair infernal jaillit de sa prunelle.

— Ah ! c’est ainsi que tu tiens ta parole, se dit Jean, lorsque son maître eut disparu ; eh bien, tu ne me retiendras pas plus longtemps prisonnier ; et il se décida, sur-le-champ même, à quitter le vieux manoir. Mais il voulut auparavant en sonder tous les secrets, tous les mystères. Il se mit donc à le parcourir du haut en bas, ouvrant, partout sur son passage, les portes qu’un art diabolique avait cru rendre à jamais inviolables. Il lui suffisait pour cela de prononcer certains mots consacrés, consignés dans le petit livre. — Quant au résultat de cette exploration, jamais il n’en parla ; on sut seulement, plus tard, qu’il avait découvert d’immenses richesses accumulées dans les caves du château ; trésor intarissable, où sans doute venait puiser le Diable, toutes les fois que, dans ses tournées, il trouvait une âme à acheter ; on sut de plus qu’en cette circonstance, Jean ne se fit ni faute, ni scrupule de bien garnir ses poches.

Cependant le jour touchait à son déclin ; c’était le moment que le fils du sabotier avait choisi pour sortir de sa prison. Après avoir examiné du haut de la muraille de la cour, les abords extérieurs de la porte, il l’ouvrit et gagna précipitamment le couvert de la forêt. Mais bientôt, craignant d’être rencontré par son maître, il jugea prudent d’avoir recours au plus strict incognito, et, à cette fin, il revêtit, en un clin d’œil, l’apparence d’un jeune et magnifique poulain. Puis, prenant le sentier qu’il avait déjà parcouru pour venir au manoir, il s’abandonna à un galop si impétueux qu’il arriva près de la demeure de sa famille beaucoup plus tôt qu’il ne s’y attendait, et avant d’avoir eu le temps de reprendre sa forme naturelle.

Son père qui, selon son habitude, prenait ce soir-là le frais, debout sur le seuil de la chaumière, fut on ne peut plus surpris de voir ce bel animal déboucher de la forêt et s’arrêter, haletant et couvert de sueur, devant sa porte.

— Ne vous effrayez pas, dit étourdiment le poulain, je suis votre fils.

À ces mots, sortant d’une pareille bouche, le vieux sabotier fut pris d’un tel saisissement qu’il tomba à la renverse. Jean, se hâtant de se transformer, releva son père et le porta dans la cabane. Là, grâce aux soins que lui prodiguèrent et sa femme et son fils, le vieillard eut bientôt repris ses sens. Alors, tout s’expliqua par le récit que leur fit Jean de toutes ses aventures.

— Vous le voyez, cher père, dit-il en terminant, vous m’aviez envoyé au Diable ; j’y ai été, mais j’en suis revenu, et je voudrais bien n’y plus retourner. À cet effet, il est nécessaire que je redevienne encore une fois poulain et que vous me conduisiez demain à la foire de la Berthenoux pour m’y vendre. Ne vous inquiétez pas du reste, et que ma mère prépare, pour demain soir, et pour nous trois, un bon souper ; voilà de quoi y pourvoir. Et, ce disant, il versait sur les genoux de sa mère le contenu d’une bourse pleine d’or. — Jamais ces pauvres-gens n’avaient vu tant de richesses réunies ; ils ne pouvaient en croire leurs yeux, et leur joie égalait au moins leur étonnement.

— Ah ! ce n’est pas à tort que je t’ai nommé Jean le Chanceux ! s’écria gaiement le vieillard.

— Vous en verrez bien d’autres, dit son fils.

Là-dessus, la famille fut se coucher.

Le lendemain, le vieux sabotier s’éveilla de bonne heure et appela Jean à plusieurs reprises, sans recevoir de réponse.

— Serait-ce un rêve ? se dit-il tristement en se jetant à bas de sa couche.

Mais il eut à peine ouvert la fenêtre qu’il aperçut le beau poulain tondant d’une dent avide la verte pelouse toute diamantée de rosée qui séparait la cabane de la forêt.

— Je déjeune, comme vous voyez, cher père, dit le bel animal ; faites-en bien vite autant de votre côté, et partons pour la foire ; nous n’avons pas de temps à perdre.

Quand le bonhomme eut pris son repas, il s’empressa de rejoindre son fils, qui lui dit :

— Ne vous gênez pas, cher père, sautez-moi sur le dos, et ne vous inquiétez point du reste.

Chemin faisant, Jean le Chanceux jugea à propos de donner quelques instructions à son père touchant la vente à laquelle ils allaient procéder.

— Faites-moi hardiment cent pistoles, et ne vous pressez pas de conclure le marché, lui dit-il ; sans vanité, je suis assez bien fait de ma personne de poulain pour être sûr qu’à ce prix-là, je ne manquerai pas d’amateurs.

Il disait vrai ; car lorsqu’ils se réunirent à l’une de ces mille caravanes qui, de tous les points de l’horizon, affluaient vers la foire, l’aspect du noble animal attira l’attention de tout le monde. — C’était à qui s’éloignerait pour lui livrer passage, et surtout pour admirer, d’une distance convenable, le merveilleux ensemble de ses incomparables qualités. Si bien qu’au moment où le jeune cheval aborda le champ de foire, toute cette foule qui l’acclamait déjà depuis longtemps semblait se trouver là plutôt pour lui servir d’escorte que pour vaquer à ses propres affaires.

À peine le beau poulain fut-il en place, qu’un cercle immense et pressé de connaisseurs se forma autour de lui, et que le plus riche et le plus retors des maquignons de la foire aborda le vieux sabotier et lui dit :

— Combien cette bête ?

— Cent pistoles.

— Pourquoi pas deux cents ? dit railleusement le maquignon, en visitant avec soin le cheval.

— Dame ! si vous voulez les donner, ça n’empêchera pas le marché, repartit le vieillard.

— Allons ! cinquante pistoles, proposa le maquignon, après avoir terminé son examen.

— Soixante ! cria un nouveau personnage qui s’approcha de l’animal et que l’on reconnut aussitôt pour le premier écuyer du roi, qui, tous les ans, fréquentait cette foire dans l’intérêt des écuries de son maître.

— Vous irez bien à soixante-dix ? dit le maquignon, mécontent de voir que l’on courait sur son marché.

— Et même à quatre-vingts ? reprit une voix qui sortait de la foule.

— Puisque vous êtes si peu d’accord entre vous, observa le sabotier, je retire ma mise à prix, afin de vous laisser plus de marge et de vous donner le temps de vous entendre.

— Bravo ! bravo ! exclama joyeusement l’assistance, pendant que le poulain poussait un énergique hennissement d’approbation dont son père comprit parfaitement le sens.

— Cent pistoles ! poursuivit l’écuyer.

— Cent dix ! répliqua le maquignon.

— Cent vingt ! articula vivement la voix qui partait de la foule.

— Tonnerre du ciel ! jura le maquignon, pour sûr en voilà un qui s’entend avec l’homme au poulain.

— Montrez-vous donc ! montrez-vous ! cria-t-on de tous côtés au dernier enchérisseur.

— Me voilà ! dit en faisant irruption dans le cercle un petit monsieur habillé tout de noir.

Nul ne le connaissait… hormis Jean le Chanceux.

Aux regards provocants que l’homme noir promenait sur ses concurrents et que n’enflammait pas seulement le feu de l’enchère, l’écuyer et le maquignon comprirent, ainsi que tous les spectateurs, que le cheval ne serait jamais pour eux ; aussi abandonnèrent-ils la partie.

Après cinq minutes de silence, le petit monsieur dit au sabotier :

— Conduisez le poulain à l’auberge de la Tête-Noire, où je vous paierai.

— Aussitôt que les cent vingt pistoles eurent été comptées, le père de Jean, qui désormais craignait les voleurs, se hâta de reprendre le chemin de sa chaumière, afin d’y arriver avant la nuit. De son côté, l’homme noir, ou, si vous voulez, le Diable, car vous l’avez bien reconnu, enfourcha sa nouvelle monture pour se diriger vers son manoir.

À peine fut-il en selle, qu’il conçut la plus haute idée de son acquisition. — Cet animal doit être plein de ressource, se dit-il, et, pour s’en assurer, aussitôt qu’ils furent en pleine campagne, il lui donna la main. Le poulain partit comme une flèche, et en moins d’une demi-heure dévora les six mortelles lieues qui séparaient le bourg de la Berthenoux du grand bois au fond duquel le Diable avait caché sa retraite.

À la vue des premiers arbres de la forêt, le Diable voulut modérer la fougue de son coursier, mais il ne put y parvenir : tous les moyens, tous les efforts qu’il tenta dans ce but, ne firent qu’activer la course effrénée de l’animal.

Bientôt les rênes se rompirent, et cheval et cavalier disparurent avec la rapidité de la trombe sous le couvert de la forêt.

Le poulain, sans rien rabattre de son impétuosité, semble choisir les passages les plus difficiles. Tantôt il s’élance à travers les ronces et les épines ; tantôt il rase de ses flancs les aspérités tranchantes des rochers, ou bien se jette à corps perdu sous les arbres, dont les rameaux entre-croisés et surbaissés peuvent lui effleurer la croupe.

L’homme noir, cependant, les mains nouées aux crins de sa monture, se livre à une foule d’évolutions plus ou moins adroites, plus ou moins heureuses, pour déjouer ses desseins évidemment malintentionnés. Mais bientôt, meurtri, lacéré par tout le corps, il est contraint de lâcher prise. Il tombe… et, pour surcroît de disgrâce, reçoit dans la mâchoire, au moment même de sa chute, une rapide série de ruades capable d’assommer un bœuf ; ce qui toutefois ne l’empêche pas de suivre de l’œil son poulain, tant le Diable a la vie dure.

À la crainte de perdre une bête de ce prix, se joint désormais dans son cœur le désir de s’en venger ; aussi n’en fait-il ni une ni deux : il se change en loup et s’élance à sa poursuite avec tant d’ardeur, qu’un instant lui suffit pour l’atteindre. Déjà il bondit et va lui sauter sur la croupe, lorsque le poulain, qui a tout vu, tout prévu, se transforme soudain en hirondelle, pointe comme une fusée à travers le feuillage, et s’élève, et plane bientôt au-dessus du dôme verdoyant de la forêt.

Alors, seulement, Satan comprit à qui il avait affaire : — Ses secrets avaient été surpris ; il devina tout, et sa rage fut au comble.

Sans perdre une seconde, de loup qu’il était, il devint épervier, perce à son tour la voûte mobile de la forêt, et gagne d’un vol puissant les hautes régions du ciel. Un coup d’œil lui a suffi : ce point noir, qui fuit et va se perdre, là-bas, au fond de l’horizon, c’est l’hirondelle. — L’épervier part comme l’éclair.

Cependant le roi du pays qui prenait, ce jour-là, le plaisir de la chasse à l’oiseau, accompagné de sa fille et de quelques personnes de sa cour, traversait, en ce moment, la vaste plaine au-dessus de laquelle semblait sur le point de se dénouer le drame de Jean le Chanceux.

— Voyez ! voyez ! dit tout à coup le roi à sa fille, en lui indiquant du doigt, presque au-dessus de leurs têtes, l’épervier qui était près d’atteindre l’hirondelle.

— Pauvre petite ! elle est perdue !… s’écria la princesse, les yeux tournés vers le zénith.

Presque aussitôt, elle cessa d’apercevoir les deux oiseaux, et sentit dans ses vêtements quelque chose qui la gênait.

Or, ce qui l’incommodait ainsi, c’était d’abord Jean le Chanceux qui, voyant l’épervier fondre sur lui, avait jugé à propos de se changer en diamant et de se laisser choir dans la gorgerette de la jeune fille ; c’était ensuite, le dirons-nous ?… le Diable lui-même qui, sous la forme d’un grain de blé, avait suivi de près Jean le Chanceux dans sa charmante retraite.

La princesse, qui était loin de se douter d’un aussi mauvais voisinage, se tient un moment à l’écart, saute à bas de sa haquenée, secoue sa robe et se débarrasse des deux objets qui tombent et se perdent dans le gazon ; puis elle se remet en selle et rejoint la chasse.

À l’instant même, Jean le Chanceux, plus que jamais sur ses gardes, se change en coq, saute sur le grain de blé, l’avale, et chante par trois fois sa victoire d’une voix claire et retentissante.

Vingt minutes après, il soupait tranquillement avec son père et sa mère, ainsi qu’il le leur avait promis la veille, et leur racontait joyeusement la fin de son histoire.

Les uns disent que, grâce aux sommes assez rondes qu’il avait tirées du Diable, Jean le Chanceux devint le coq de son village, et que, tout en se faisant aimer d’un chacun, il passa, toute sa vie, pour avoir le Diable au corps. — D’autres prétendent qu’il fit main basse sur les trésors du vieux manoir de la forêt, et qu’étant devenu le plus grand seigneur de la contrée, il eut occasion de rendre au roi des services d’argent de la dernière importance. Ils ajoutent que, ne pouvant oublier les charmes de la princesse, après l’avoir approchée d’aussi près, il parvint à gagner ses bonnes grâces et enfin à l’épouser, au grand contentement de tout le monde.

  1. Voy. liv. II, chap. III, du présent ouvrage : le Carroi-Billeron.
  2. Myvyrian, t. I, p. 17, 18, 36 et 37.
  3. Nous appelons ainsi l’arbre qui sert d’essieu à une roue de moulin.
  4. On nomme ainsi les pratiques d’un meunier ; ceux dont un meunier fait passer le blé sous la meule.
  5. Voy. la note 2 de la p.61.
  6. Voy. le Magasin pittoresque, t. VIII, p. 128.
  7. Sulpice Sévère, de Vita sancti Mart., 10, 12 ; — Labbe, Nova bibliotheca et in Patr. Bitur.
  8. Châteauroux, Ve Migné, imprimeur-éditeur.
  9. « Saint-Souain, Sevain ou Sovein, ancienne variante du nom de Saint-Silvain, bien connue des habitants du pays. » (Just Veillat.) — Il y a une grande affinité entre Saint-Martin et Saint-Silvain. L’une des deux églises de Thevet, bourg situé non loin de celui de Lacs, était aussi sous l’invocation de saint Martin. On y voyait la statue de saint Silvain, qui est resté le patron de l’endroit et dont on célèbre la fête le 15 septembre.
  10. A Arge, com j’oï conter,
    Volt une feiz Martins chanter.
    Si oït raines qui chanteient
    Et joste l’église crieient
    En fossez, qui ilec esteient,
    Où si grant noise li faseient
    Qu’il ne poeit a riens entendre.
    Lors lor manda, sanz plus atendre,
    Par saint Briz, que se teussent.

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Ces vers sont, ainsi que les suivants, extraits de la Vie de Monseigneur saint Martin de Tours, par Péan Gatineau, poëte du treizième siècle, publiée d’après un manuscrit de la Bibliothèque impériale par M. J.-J. Bourassé, chanoine de l’église métropolitaine de Tours. — Tours, Mame, 1860.

  11. Si dist à saint Briz justement
    Que la sentence relaschast
    Et qu’il son asne atachast
    Ilec, quar dormir se voleit.
    Le bordon que porter soleit
    A mis saint Briz joste sa teste
    Le soen as piez, puis ne s’areste…
    Vers le fossé s’est abaissé,
    Si dist : Raine, Martin te mande
    Que tu chantes, et te commande.
    Une, sanz plus, lor en chanta,
    N’onc puis, si cum l’om me conta,
    N’en chanta plus nule saison.
    D’eles plus conte ne faison,
    Fors de saint Briz qui s’entorna.
    Mès en chemin vers nul torna
    Jusque a Martin, qui sans veiller
    Ot puis dormi ; a merveiller
    Se commença quand ot veu
    Que li bordon furent creu,
    Qui en terre fiché esteient,
    Tant creisseient et foillisseient
    Qu’au dessuz tel umbre ot,
    Qui trestrot Martin aumbrot,
    Qui davant se moreit de chaut.
    De lores bordons gaires ne chaut
    A nul d’os ; ainceis s’entornèrent
    Vers saint Souain, ou ils alèrent…

  12. Voy. la p. 3 de l’Enchanteur Merlin de M. de la Villemarqué.
  13. Vita Merlini, éd. de 1837, p. 2. — De là, sans nul doute, le nom de meneux de loups donné à certains de nos sorciers. — Odin, d’après les Eddas, avait toujours aussi près de lui deux loups familiers : Gere et Freke.
  14. L’Enchanteur Merlin par M. de la Villemarqué, p. 19 et 20. — Ces noms ont très-probablement la même origine que le nom Marte, dont il est question plus haut, p. 106.
  15. L’Enchanteur Merlin, p. 20.
  16. Regio S. Martini, d’après Guillaume de Nowbrige.
  17. Le Roman de Lancelot ; Bibl. imp. de Paris, mss. no 6772.
  18. M. de la Villemarqué, Mirdhinn, ou l’Enchanteur Merlin, p. 196 et 201.
  19. L’une des plus anciennes et des plus célèbres foires du bas Berry.