Croyances et légendes du centre de la France/Tome 1/Livre 02/01


CHAPITRE PREMIER

FÉERIE BERRICHONNE :
LES MARTES OU MARSES ; — LES FADES ; — LES DAMES, ; — LES DEMOISELLES ; — LES LAVEUSES DE NUIT, ETC.

Ne craignons pas d’être obligés de trop nous baisser pour relever les contes de fées, car la place qu’ils occupent n’est pas sans dignité ; considérons-les au contraire sérieusement comme une mythologie nationale.
(Jean Reynaud, l’Esprit de la Gaule, p. 339.)

En raison de notre position géographique, nous connaissons les fées, en Berry, sous la plupart des noms qu’elles portent partout ailleurs en France. Vers le midi du département de l’Indre, sur toute la ligne frontière qui court de l’est à l’ouest, et qui sépare, dans cette région, la langue d’oïl de la langue d’oc, on les appelle Fades, Fadées, Martes ou Marses ; dans quelques cantons de l’arrondissement de la Châtre et ailleurs, on les nomme Dames, Demoiselles.

On leur attribue, comme partout, des qualités bonnes ou mauvaises ; mais, le plus communément, la malignité et la malfaisance forment le fond de leur caractère, et, dans tous les cas, on leur accorde une grande adresse, — d’où la locution proverbiale : Adroite comme une fée.

Nos fées n’eurent pas toujours une aussi mauvaise réputation, car elles furent tour à tour les Nymphes des Grecs et des Romains, les Korigans, les Sighes[1] des nations gaéliques, les Nornes, les Walkiries des Scandinaves[2], les Jinns des Arabes et les Péris de l’Orient[3]. Mais, en vertu de cette vieille loi qui veut que les dieux de toute religion vaincue ne soient plus regardés que comme des démons, le christianisme arracha les fées de leur Olympe et en peupla son enfer[4]. Toutefois, le moyen âge n’en montra pas moins pour elles un faible tout particulier, et il en fut bien récompensé, car il leur doit ses plus aimables et ses plus poétiques fictions.

C’est principalement dans les parties les plus abruptes, les plus accidentées de notre pays, sur les bords escarpés et rocheux de la Creuse, de l’Anglin, du Portefeuille et de la Bouzanne, que le souvenir de ces êtres fantastiques s’est le mieux conservé. Les fées se plaisent surtout à errer parmi les nombreux monuments druidiques dont ces régions sont hérissées. Là, chaque grotte, chaque rocher, un peu remarquable, a sa légende. C’est aux abords de ces antres, autour de ces menhirs, sur ces dolmens, que quelques-uns de nos paysans continuent d’accomplir en secret certains rites mystérieux, restes confus d’anciens cultes, aussi persistants, aussi indestructibles que les masses de granit qui, depuis trente siècles, en sont les monuments. Où se dressent encore les vieux autels, là sont toujours présentes les vieilles divinités.

Ce culte des pierres a laissé de telles traces dans l’esprit de quelques-uns de nos villageois, que nous avons connu une brave femme qui, lorsqu’elle voyageait sur une route, ne manquait jamais de faire le signe de la croix toutes les fois qu’elle passait devant un de ces monolithes qui divisent en kilomètres nos grandes voies de communication.

Plusieurs de nos rocs celtiques portent les noms de Pierre-folle, Pierre à la Marte ; ce qui ne veut pas dire autre chose, ainsi qu’on le verra plus loin, que Pierre-fée, Pierre à la Fée.

Nous saisirons cette occasion pour donner un aperçu des principales pierres druidiques qui existent encore sur le sol de notre vieux Berry.

C’est surtout vers les frontières qui le séparent de la Marche, et dans les contrées de notre ancienne province qui, aujourd’hui, font partie du département de l’Allier, que l’on trouve en abondance ces monuments primitifs. MM. Raynal, de la Tramblais et Élie de Beaufort ont indiqué, dans leurs ouvrages, les plus remarquables restes de notre architecture celtique. — Ce sont, entre autres, dans le canton de Saint-Benoît-du-Sault, le dolmen de Passebonneau, celui de Montborneau, un menhir appelé la Croix des Rendes ; sur le chemin de Vatan à Levroux, les Pierres-folles de Liniez, dolmen et reste d’une galerie couverte ; dans la commune de Moulins, canton de Levroux, un beau dolmen accompagné de pierres levées ; dans le canton d’Aigurande, les dolmens ou Pierres à la Marte de Saint-Plantaire et de Montchevrier, — le dolmen de Saint-Plantaire s’appelle aussi Pierre-La ou Pierre des Las[5] ; — près de Crévant, un dolmen appelé les Pierres Bures[6] ; enfin, et toujours dans l’Indre, plusieurs autres pierres celtiques sur les communes d’Anjoin, de Bagneux, la Châtre-Langlin, Luçay-le-Libre, Sainte-Gemme, etc. — N’oublions pas les fameuses Pierres Jomâtres et celles d’Epnel, situées dans une contrée de la Creuse qui, autrefois, faisait partie du Berry. La plus grande des pierres d’Epnel n’a pas moins de quatorze mètres de longueur sur quatre de largeur.

Les monuments druidiques sont fort rares dans le département du Cher. La liste détaillée qu’en a donnée la Commission historique du Cher, page 60 du Bulletin de 1854, n’en mentionne que cinq ; les voici :

1o Une allée couverte, entre Villeneuve et Saint-Florent ;

2o Le dolmen de Graçay ;

3o Le dolmen de Mehun-sur-Yèvre ;

4o Le menhir de Saint-Georges ;

5o Les Pierres-Folles, ou l’allée couverte de Nohant-en-Graçay.

Encore, sur ce petit nombre d’antiquités gaéliques, deux n’existent plus ; ce sont : le dolmen de Mehun-sur-Yèvre, détruit en 1850, et l’allée couverte de Nohant-en-Graçay, dont les pierres ont été brisées en 1825 et ont servi en grande partie à empierrer un morceau de la route de Vierzon à Vatan, qu’elles avoisinaient. — Ajoutons que M. H. Boyer nous a signalé, en dehors de cette liste : 1o la Pierre de Leu ou du Lu[7], énorme bloc siliceux, entouré de quelques autres plus petits ; le tout disséminé sur le bord du chemin qui mène d’Allouis à Allogny ; 2o à droite du même chemin, dans le champ des Las, deux pierres levées en silex rouge, chacune de deux mètres de haut, l’une appelée la Pierre des Las, l’autre, la Pierre à la Bergère. Cette dernière offre, dans le milieu d’une de ses parois, un trou inégalement arrondi.

De la grande quantité de pierres celtiques qui couvrent certaines régions du département de l’Indre, on a inféré que cette partie du Berry devait être, sous l’ère gauloise, beaucoup plus peuplée que les autres, mais c’est à tort, selon nous. Deux raisons expliquent cet état de choses : d’abord, l’abondance, la grande dimension et la dureté des matériaux qui se trouvaient sur l’emplacement même où l’on éleva ces constructions ; ensuite, l’usage où étaient, au rapport de plusieurs savants, les tribus gaéliques d’accumuler ces monuments sur les confins de leur territoire. Là où le sol était naturellement dépourvu de pierres monumentales, comme dans le haut Berry et dans une grande partie de l’Indre, on les faisait venir de fort loin ; exemple : le dolmen de Moulins et les Pierres-Folles de Liniez. Si ces contrées ne possèdent maintenant qu’un très-petit nombre de pierres celtiques, c’est que très-probablement on les a employées, comme celles de Nohant-en-Graçay et de Mehun-sur-Yèvre, à des usages vulgaires.

Les moyens mis en œuvre pour transporter et ériger les plus grands de ces monolithes, — il en existe un à Locmariaker, en Bretagne, qui a vingt et un mètres de long et qui pèse un poids considérable, — sont aujourd’hui connus ; l’explication s’en trouve dans les bas-reliefs de Ninive, où l’on voit, dit M. Henri Martin, une masse non moins énorme avancer, tirée à bras d’hommes, sur une espèce de radeau roulant, puis dressée avec des machines.

On sait aussi pourquoi nos pères ne cherchaient pas même à dégrossir ces pierres consacrées : c’était par suite d’un préjugé religieux et traditionnel qui remonte aux premiers âges du monde et qui paraît avoir été généralement accepté par les sociétés alors existantes, puisque l’on rencontre de ces sortes de monuments sur presque tous les points du globe[8]. Dans ces temps primitifs, les pierres que l’on destinait à l’édification des monuments religieux étaient regardées comme plus pures lorsque le ciseau ne les avait pas touchées. C’est pourquoi l’Écriture recommande, en maint endroit, de n’employer dans la construction des autels du Seigneur que des pierres non taillées : « — Que si tu me dresses un autel, dit l’Éternel lui-même, tu ne le tailleras pas, car tu le souillerais, si tu en approchais le fer[9]. » — On réprouvait, alors, en une foule de circonstances, l’emploi du fer[10].

M. Élie de Beaufort, dans un savant travail sur les monuments celtiques des environs de Saint-Benoît-du-Sault (Indre), a fait observer que « l’on ne voit pas de tombelles là où les pierres sont convenables pour ériger un menhir, un peulvan ou un dolmen, » d’où il conclut que ces deux espèces de monuments : tombelles et pierres levées, doivent être considérées comme d’anciennes sépultures. Pour se convaincre de la vérité de cette assertion, il suffit d’examiner la nature des terrains où se rencontrent principalement les petites tombelles si multipliées sur certains points de notre sol, et dont personne n’a encore parlé, tels que les monticules de la brande (lande) de Champflorentin, commune de Briantes, et les baraws ou galgals de Cosnay et de ses environs, commune de Lacs ; car, quant aux grands tumulus, signalés par nos écrivains locaux, plusieurs, ainsi que l’a dit M. de la Tramblais, n’ont dû être élevés que pour servir de mottes ou de bases à d’anciennes constructions fortifiées[11]. Les tumulus de Presles et de Cluis-Dessous (Indre) doivent être de ce nombre.

Reprenons notre thème.

Dans la commune de Saint-Benoît-du-Sault, au pied du coteau que couronnent les tourelles du château de Montgarnaud, se trouve une profonde ravine dont le lit et les bords sont encombrés de roches immenses aux formes tourmentées et fantastiques et entre lesquelles bondissent les bruyantes cascatelles du Portefeuille. On assure qu’en ce lieu pittoresque il existe toute une peuplade de fées et que leurs voix, étrangement accentuées, se mêlent, pendant les nuits d’orage, aux voix mugissantes du torrent. Leur principale demeure, que l’on appelle l’Aire aux Martes, est un vrai palais de cristal, puisqu’elle est située sous les brillants arceaux de la cascade.

Malgré leur nature divine, il paraîtrait que les Martes sont assujetties aux nécessités de la vie humaine, car, par les temps de sécheresse, lorsque l’eau du ruisseau est moins abondante, on aperçoit très-bien, au fond de son lit et creusés dans le roc, quelques-uns de leurs ustensiles culinaires : leur chaudron et leur poêlon, entre autres, sont très-visibles. — C’est ainsi qu’à Sassenage, près de Grenoble, les fées ont un four où elles font cuire des gâteaux.

Les Martes de Montgarnaud ont une tenue et des habitudes tout à fait excentriques. Au dire des gens de l’endroit, ce sont, en général, de grandes femmes maigres, tannées et débraillées comme des bohèmes. Leurs longs cheveux, noirs et roides, tombent d’un seul jet jusque sur leurs talons ; leurs mamelles, presque aussi longues, leur battent les genoux. C’est en cet état, et perchées sur quelque monticule, sur la table d’un dolmen, ou sur la crête d’un peulvan, qu’elles apparaissent parfois au laboureur qui travaille dans la plaine, au berger qui paît ses brebis au penchant des coteaux. Si ces braves gens ne répondent point aux appels effrontés qu’elles leur adressent, elles rejettent aussitôt leurs mamelles par-dessus leurs épaules, et, s’élançant à leur poursuite, les forcent d’abandonner et charrue et troupeau.

Les Martes ont pour voisins des espèces de géants, connus également dans le pays sous le nom de Martes ou Morses. La tradition ne dit point quelle parenté, quelle alliance, quelles relations peuvent exister entre les Martes femelles et les Martes mâles. Quoi qu’il en soit, la force de ces derniers tient du prodige. Ce sont eux qui, en se jouant, ont apporté et mis debout tous les dolmens, menhirs et cromlekhs de la contrée.

On raconte, à ce sujet, que, tandis que cinq de ces géants procédaient à l’érection des piliers du dolmen de Monthorneau, situé dans le voisinage, l’un d’entre eux, trop confiant en ses forces, se vanta d’enlever, seul, à bout de bras, et de poser sur les supports la pierre immense qui sert de plateforme au monument. Quand ce fut au fait et au prendre, non-seulement il ne put en venir à bout, mais, après avoir réclamé l’aide de ses quatre compagnons, il ne parvint pas même à élever le côté dont il s’était chargé aussi haut que les autres, et sa forfanterie lui valut une rupture de reins et les railleries de ses camarades. Ainsi s’explique la déclivité que l’on remarque dans le niveau de la table du dolmen de Montborneau[12].

Ces prodigieux travaux de nos Marses rappellent que les traditions gauloises « veulent que ce soient les géants qui aient apporté les pierres magiques douées de vertus bienfaisantes[13] ; » ils rappellent — aussi que, dans plusieurs de nos provinces, le géant Gargantua est regardé comme le constructeur d’un grand nombre de monuments druidiques.

Faut-il voir quelque analogie entre nos Marses berrichons et les Marses d’Italie, peuplade mystérieuse, composée d’enchanteurs et de magiciens, qui était venue de la Médie s’établir dans les Abruzzes et qui descendait de Marsus, petit-fils du soleil et fils de Circé[14] ? Nous serions fort disposé à le croire, car le pouvoir surnaturel de ces mêmes Marses fut longtemps célèbre dans les Gaules. « Sous les empereurs romains, dit M. de la Villemarqué, tout individu qui faisait le métier d’enchanteur, de quelque manière que ce fût, était appelé un Marse… La croyance populaire à la puissance surnaturelle des Marses persistait encore au sixième siècle en Gaule, et au neuvième siècle en Grande-Bretagne[15]. »

D’un autre côté, n’y a-t-il pas tout lieu de penser que nos Martes femelles sont les descendantes de ces prêtresses gauloises que d’anciens auteurs nous représentent comme des magiciennes ou des sorcières procédant, la nuit, à des sacrifices suspects, le corps entièrement nu et peint en noir, les cheveux épars, en proie à des transports frénétiques. Ainsi que les Martes, ces druidesses habitaient, aux bords des torrents, des lieux sauvages et inaccessibles. Le peuple, qui les croyait immortelles, leur supposait le plus grand pouvoir et les regardait comme très-redoutables. Au temps de nos rois carlovingiens, elles étaient connues sous les noms de fanæ, fatuæ gallicæ. D’après l’opinion générale, elles commandaient à la nature entière, soulevaient ou apaisaient les orages, se changeaient et métamorphosaient les gens en animaux de toute espèce, principalement en loups. Enfin, elles décidaient du bonheur ou du malheur des familles. Sous ce dernier rapport, on a observé[16] que leur puissance était tout à fait identique, non-seulement à celle que l’on accorde généralement aux fées, mais encore à celle que la mythologie grecque attribuait aux Parques. D’ailleurs, le nom latin de ces dernières (fata, destinées) a la même étymologie — que celui de fatua, et tous les deux dérivent du verbe fari, prophétiser. — Il ne faut pas oublier non plus que si certains poëtes ont donné aux Parques le nom de sœurs filandières, quelques-unes de nos fées sont connues sous celui de fileuses. Par exemple, dans le canton de Mehunsur-Yèvre, les habitants du Rein-du-Bois, situé près de la belle fontaine du Griffon[17], vous parleront du Trou à la fileuse, antique mardelle cachée dans un bois voisin, et sur les bords de laquelle se promène, à certaines époques et pendant la nuit, une blanche fée portant une quenouille[18]. — D’un autre côté, si l’on juge du physique et du moral des Parques par les épithètes peu bienveillantes que les poëtes de l’antiquité ont accolées à leur nom, on trouvera une ressemblance de plus entre elles et nos Martes ou Marses ; mais lorsque l’on aura remarqué que plusieurs mythologues attestent que l’on donnait parfois aux Parques les noms de Marta, Marte, Martia[19] on sera convaincu, que nos fées de Montgarnaud ont une origine gallo-romaine[20]. — Observez encore que le nom propre Marthe, en hébreu, signifie maîtresse, dame, et que ce dernier mot sert aussi à désigner les fées. Cette coïncidence dans le sens des mêmes vocables, chez des peuples si éloignés les uns des autres, si différents par le langage et par les mœurs, est vraiment fort curieuse et ne peut pas être attribuée au hasard. Ainsi, comment se fait-il encore que le mot chinois fey se trouve signifier dame, terme qui, chez nous, est l’équivalent de fée ?

Les Fatuæ gallicæ, dont nous avons parlé plus haut, ont légué leur nom à plusieurs de nos monuments gaulois. La dénomination de Pierres-Folles, sous laquelle sont connues les pierres druidiques de Liniez (Indre) et celles de Nohanten-Graçay (Cher), prouve notre assertion, puisque le mot latin fatua se traduit par folle et, tout à la fois, par prophétesse, magicienne, fée. — Nous pourrions citer encore Rochefolle, qui est le nom d’un moulin dans la commune de Fougerolle (Indre), et Pierre-Folle, appellation par laquelle on désigne un domaine dans la commune de Chassignolle et un hameau dans celle de Bouges (Indre). — Nos pierres-folles sont donc des pierres-fées ou les pierres des fées. Conséquemment, le Follet est aux Folles ce que le Fadet est aux Fades[21], ce que le de la Normandie est aux Fées[22], ce que les Fatui romains étaient aux Fatuæ. — Plusieurs pierres levées du Berry portent aussi le nom de Pierres-Sottes, et cette qualification étant encore l’équivalent de fatuæ, nous sommes tenté de croire que les Sottais, espèce de Kobolts, qui, dit-on, habitent certaines cavernes des vallées de la Meuse et de l’Ourthe, ne sont pas sans rapport avec nos Sottes berrichonnes.

La double signification du mot fatua doit nous faire souvenir que les fous et les idiots étaient regardés comme des espèces de prophètes par les Celtes. Ils leur supposaient une sorte de prescience, une connaissance de l’invisible, refusées aux gens sensés. — Plus tard, les fous n’ont été en si grand crédit près des souverains de plusieurs nations, que parce qu’on les regardait généralement comme des oracles. — «  Par l’advis, conseil et prédictions des folz, dit Pantagruel à Panurge (liv. III, ch. xxxvii), vous savez quantz princes, roys et républicques ont été conservez, quantes batailles guaignés, quantes perplexitez dissolues. » — De là, les noms de fols-sages, de morosophes, donnés par nos vieux historiens aux bouffons de la cour de France. Le rusé Louis XI s’étant aperçu que l’un de ses secrets avait été surpris par son fou, « duquel il ne se doutoit qu’il fût si fol, fat, sot, qu’il put rien rapporter, en conclud qu’il ne fait pas bon se fier à ces fols qui quelquefois ont des traits sages, et disent tout ce qu’ils savent, ou bien le devinent par quelque instinct divin. » (Brantôme.) — D’une opinion semblable dérivent probablement la considération, les attentions toutes particulières, que les habitants de nos campagnes témoignent aux innocents, et il ne faut peut-être pas chercher ailleurs l’origine de ces étranges solennités de l’Église connues, au moyen âge, sous les noms de fêtes des Fous, des Innocents, des Sots, de l’Ane, etc. — Cet antique respect pour les faibles d’esprit s’observe également en Bretagne[23] ; on le retrouve même en Afrique. On sait que des voleurs arabes ayant rencontré, dans leurs montagnes un minéralogiste européen, se jetèrent avidement sur le gros sac d’échantillons qu’il portait sur ses épaules ; mais, n’y ayant trouvé que des pierres, ils saisirent aussitôt l’une des mains de notre savant, l’élevèrent respectueusement jusqu’à leur front, et s’éloignèrent en s’écriant : « Ada mahboul ! Cet homme est fou ! » — Les Arabes n’ont une aussi grande vénération pour les fous que parce qu’ils pensent que l’esprit de Dieu les a visités. Aussi, « un mahboul ou maaboul fait tout ce qu’il veut : il boit du vin, mange du porc, ne jeûne pas. Voyant tous les avantages dont jouissent les maabouls, il y a des gaillards intelligents qui singent la folie pour se permettre une foule de licences. Il y a même des femmes qui usent de ce moyen pour s’affranchir de toute contrainte[24]. »

Mais rentrons dans notre sujet.

Dans le Cher, si ce n’est à des géants, c’est à une géante que l’on attribue l’érection du menhir ou peulvan de granit rouge qui existe sur le territoire de la commune de Saint-Georges-sur-Moulon, et qui porte, dans la contrée, le nom de Pierre à la Femme. Le Bulletin de la Commission historique du Cher (année 1854, p. 73) contient une notice intéressante sur cet antique monument ; ce qui suit en est extrait :

« Sur le versant méridional du coteau que domine le petit château de Montpensier, à dix kilomètres de Bourges et à une distance d’environ trois kilomètres de la route qui conduit de cette ville à Gien, on voit une pierre druidique d’autant plus intéressante à étudier qu’elle est peut-être le seul menhir qui existe dans le département du Cher. La Pierre à la Femme a aussi ses légendes ; voici les plus curieuses :

« Une inconnue vint un jour du fond de la vieille forêt de Haute-Brune. C’était une femme d’une beauté surhumaine, d’une taille colossale. Elle portait dans son tablier une pierre énorme. Déjà elle avait franchi le sommet de la colline et elle en descendait les pentes, quand les cordons de son tablier vinrent à se rompre ; la pierre tomba et s’enfonça dans le sol à la place où on la voit maintenant.

» Suivant une autre version, l’étonnante voyageuse portait deux rochers d’égale grosseur ; elle en laissa tomber un qui se brisa (ce sont les fragments que l’on aperçoit à droite du chemin de la Salle-le-Roi à Montpensier) ; elle alla déposer l’autre sur le versant opposé du coteau, où il est aujourd’hui. Enfin, et comme il faut toujours ajouter quelque chose au merveilleux, d’autres disent que la pierre, quand elle fut plantée par la femme inconnue, n’était qu’un petit caillou de la grosseur d’une noix, et qu’elle grandit jusqu’à atteindre les proportions qu’elle a de nos jours.

» Chaque soir, au crépuscule, on voyait errer la belle étrangère autour de la roche merveilleuse. — On assure que la Pierre à la Femme ferme l’entrée d’un souterrain où sont entassées d’immenses richesses. Mais on ne peut y pénétrer qu’une fois chaque année. Le dimanche des Rameaux, quand, au retour de la procession, le clergé et le peuple s’arrêtent devant la porte de l’église qu’on vient de fermer, le rocher commence à s’agiter, et quand le prêtre frappe la porte avec le bâton de la croix, en chantant : Attollite portas, la pierre se soulève et se renverse sur le flanc, laissant libre l’entrée du caveau. Alors y pénètre qui l’ose, et y prend qui veut l’or et les pierres précieuses. Mais il faut se hâter, car à peine le célébrant a-t-il frappé les trois derniers coups, que le rocher retombe sur sa base et y reste immobile jusqu’à l’année suivante, à pareil jour. Malheur donc à l’imprudent qui ne sait pas borner ses désirs et qui oublie l’instant fatal ! Plusieurs, dit-on, ont été ainsi ensevelis tout vivants, victimes de leur avidité. »

En Auvergne, dans la Bresse, et même en Finlande, on attribue également à des femmes le transport et l’érection de certains monuments druidiques. Ainsi, à Saint-Germain-les-Belles-Filles, dans la Haute-Vienne, ce fut sainte Magdeleine qui construisit l’oratoire d’origine celtique qu’on lui a consacré et qui consiste en une énorme dalle soutenue par quatre piliers de pierre. Elle apporta, dit-on, tous ces matériaux à la fois : le toit de l’édifice sur sa tête, les quatre colonnes dans son tablier, et le bénitier dans sa poche[25]. — En Finlande, ce sont les filles des géants qui ont élevé non-seulement des constructions pareilles, mais encore des montagnes, en transportant, toujours dans leurs tabliers, d’immenses blocs de rochers[26].

Le terme fade, par lequel nous désignons quelques-unes de nos fées, appartient il la langue d’oc, et ne signifie pas autre chose que fée ; il vient du latin fata, qui, lui-même, ainsi que nous l’avons dit plus haut, dérive de fando. — N’oublions pas que fata était le nom des Parques, et que les fées, en italien, s’appellent fatas. — En espagnol, où le h s’emploie fréquemment pour le f au commencement des mots, hada signifie aussi bien parque que fade ou fée. L’appellation hada se retrouve chez les Gascons qui disent hade pour fade. — Dans la légende provençale de Saint-Armentaire, qui date de 1300, on parle de la lauza de la Fada (pierre de la Fée). — Près du bourg de Chambon-Sainte-Croix (Creuse), existe lou daro de la Fadée (le rocher de la Fée), qui est le sujet de plusieurs merveilleuses histoires. — Entre autres, on raconte que la reine des Fades, ayant à se plaindre des habitants de cette localité, lit tarir des sources thermales qui, jadis, sortaient de ce rocher, et les lit jaillir à trois lieues plus loin, près de la ville d’Évaux qui, à partir de ce moment, dut à ces eaux bienfaisantes toute sa prospérité. Pour cela faire, la fée n’eut qu’a frapper le granit de son pied droit, dont lou daro de la Fadée a gardé et gardera éternellement l’ineffaçable empreinte.

Nos Fades habitent de préférence les campagnes qu’arrosent, dans le canton de Sainte-Sévère, quelques-uns des petits affluents de l’Indre. Elles ont des mœurs et des goûts bien différents de ceux des Martes. D’humeur douce et paisible, elles aiment les occupations champêtres et affectionnent la vie pastorale.

La paroisse de Notre-Dame-de-Pouligny a conservé le souvenir de l’une de ces fées qui faisait sa résidence dans une grotte voisine, connue sous le nom de Trou aux Fades, et qui consacrait tous ses instants, tous ses soins, aux brebis du domaine du Bos[27]. Tous les jours, elle les conduisait aux champs et les ramenait au bercail. Les gens de la ferme en étaient venus à ne plus s’occuper de ces animaux. À quoi bon ? — Grâce à la Fade, le troupeau croissait et multipliait que c’était une bénédiction. Quand venait la saison du part, chaque brebis mettait bas au moins deux agneaux ; quand arrivaient les tondailles[28], chaque toison pesait au moins dix livres, et lorsque cette laine était filée, on ne pouvait guère la comparer, pour la finesse et pour la blancheur, qu’à ces fils si déliés que la sainte Vierge ou la Bonne-Ange[29] laisse tomber de sa quenouille, en traversant les cieux par les beaux jours d’automne[30].

Mais le cours de ces prospérités, qui duraient depuis des siècles, fut subitement et pour jamais interrompu par un événement aussi imprévu qu’extraordinaire. — Une veille de Noël, que la métayère du Bos était allée à la messe de minuit de Pouligny-Notre-Dame, elle s’approcha, à son retour, du berceau où elle avait laissé endormi le plus jeune de ses enfants, qu’elle allaitait encore, et qui était beau comme le jour. Elle venait de se pencher pour lui donner le sein, lorsque tout à coup elle se releva en poussant un grand cri que lui arrachait une horrible morsure. On apporte aussitôt la lumière, et l’on voit dans les langes du berceau, à la place du bel enfant rose et potelé que la pauvre mère y avait déposé, un petit être velu, malingre et criard, tout disposé à sauter à la figure du premier qui osera l’approcher.

L’histoire s’arrête là ; elle ne dit point ce que devint ce petit monstre ; elle se tait également sur la destinée du fils de la métayère ; mais la Fade ayant cessé, à partir de cette aventure, de hanter le domaine du Bos, tout le monde l’accusa et l’accuse encore, dans le pays, de cette substitution d’enfant.

Passons à nos Dames, ou Bonnes-Dames, et à nos Demoiselles.

Les fées, au moyen âge, étaient fréquemment désignées par ces trois dénominations. On les appelle encore ainsi en plusieurs de nos provinces, comme en Normandie, dans le Jura, la Meuse,  etc.,  etc. — Ce sont les Doumayselas (les Demoiselles) qui ont creusé toutes les grottes merveilleuses du Languedoc et du Vivarais. On admire surtout la célèbre Baume des Demoiselles, située près de Saint-Bauzille dans l’Hérault. — Cette appellation doit nous faire souvenir que les Grecs donnent aux Nymphes qui hantent les solitudes le nom de bonnes Demoiselles (Nagarides), et que les inscriptions latines qualifient quelquefois les Fata de sacræ virgines.

Jeanne d’Arc, interrogée, pendant son procès, sur les relations qu’on l’accusait d’avoir eues avec les fées, répondit à ses juges : — « Que assez près de Domremy, il y avait un arbre qui s’appelait l’arbre des Dames… qu’elle avait ouï dire à plusieurs anciens, non pas de son lignage, que les fées y repairaient (s’y rencontraient, de reperire) ; mais que pour elle, elle ne vit jamais fée, qu’elle sache, à l’arbre ni ailleurs. »

Observons de plus que notre mot dames répond à celui de matronæ, qui, chez les Latins, servait à désigner leurs fata.

C’est probablement par suite de ces anciennes habitudes d’appellations que nos paysans en sont venus à donner le nom de Bonne-Dame à toute image représentant la sainte Vierge. Nous le croirions d’autant plus volontiers que, dans leur esprit, où les traditions gauloises et romaines s’amalgament si souvent aux croyances chrétiennes, chaque Bonne-Dame constitue une divinité particulière : ainsi, la Bonne-Dame de Vaudouan, près la Châtre, n’est pas la même et n’a pas les mêmes attributions que la Bonne-Dame de Sainte-Sévère, que la Bonne-Dame du Chêne de la forêt de Châteauroux, que la Bonne-Dame des bois de Diors, etc., etc. — Voyez, sur ces singuliers écarts de la foi religieuse de nos campagnards, ce que dit M. le comte Jaubert, au premier alinéa de l’article Saint de son Glossaire du Centre.

Selon M. Alfred Maury (Recherches sur les Fées du moyen âge), cette dénomination de Bonne-Dame, en tant qu’on l’applique aux fées ou fades, serait tout simplement la traduction du titre de bonæ, que l’on donnait aux Parques, par antiphrase plutôt que par gratitude. — Notons encore que le mot fad ou fat, en bas-breton, signifie bon ; ce qui fait songer au good people des Anglais.

Au reste, les traditions populaires, en beaucoup de nos contrées, ont substitué la Vierge aux Fades, Dames ou fées. C’est ainsi que la légende des Pierres-Folles de Nohant-en-Graçay raconte que « pendant la messe de minuit, la sainte Vierge venait se placer sur la plus grande de ces pierres et que toutes les autres tournaient en dansant autour d’elle[31]. » — Il en est de même dans la vieille Armorique, où la Vierge est regardée comme la plus grande ennemie des Korigans bretonnes et passe pour les avoir chassées des abords de plusieurs dolmens[32].

Les Dames ou Bonnes-Dames et les Demoiselles diffèrent peu, au fond, des Fades, si tant est qu’elles en diffèrent. Elles semblent particulièrement fréquenter les pays de plaine, se plaire sous l’ombrage des vieux chênes, sur le vert gazon des prairies, aux frais abords des fontaines. Beaucoup d’héritages, dans les campagnes des environs de la Châtre, portent les noms de pré à la Dame, champ de la Dame, etc. — Un acte de 1169 mentionne une fontaine à la Dame située près de Longefont, dans le canton de Saint-Gaultier (Indre) ; enfin, on trouve, en Brenne, l’Elfe à la Dame, c’est-à-dire l’Étang à la Fée[33], ce qui nous rappelle que, chez les Poitevins, on parle beaucoup de la Dame de l’étier ou de la Fée de l’étang.

Remarquons, à propos de ces trois dernières appellations, que le mot dame, qui sert à désigner l’ondine, le génie élémentaire qui habite la fontaine et les étangs dont nous venons de parler, est également employé par les Hindous pour dénommer, en général, les divinités de l’eau. « Lorsque, après une longue sécheresse, une pluie abondante fait déborder le Kavery, ou remplit les grands réservoirs qui servent à l’arrosement des rizières, les habitants de ce côté de la presqu’île accourent en foule : « La Dame est arrivée ! » s’écrient-ils, pleins d’allégresse, en s’inclinant, les mains jointes… Puis ils présentent à la Dame des offrandes de toute espèce…[34] »

Dans la paroisse de Lacs, quelques vieilles fileuses parlent encore de la Dame de la Font Chancela[35], qui avait coutume de prendre ses ébats, par les beaux clairs de lune, dans un pré qui avoisine la fontaine de ce nom, et qui, pour cette raison, est toujours appelé le Pré à la Dame. La Dame de la Font-Chancela, au dire de ces mêmes personnes, était douée d’une incomparable beauté. Ln seigneur des environs, qui en était tombé et qui en resta toute sa vie éperdument amoureux, parvint plusieurs fois à l’enlever ; mais à peine l’avait-il placée sur son cheval, pour l’emporter à son manoir, qu’elle lui fondait entre les bras et lui laissait par tout le corps une impression de froid si profonde et si persistante, que toute flamme amoureuse s’éteignait à l’instant dans son cœur, et qu’il en avait pour plus d’une année avant de songer à un nouvel enlèvement.

Comme toutes les prudes, la Dame de la Font-Chancela est d’une extrême susceptibilité. Si jamais le hasard vous conduit près de sa source glacée, par une chaude journée de canicule, et que l’envie vous prenne de vous y désaltérer, gardez-vous bien de vous récrier sur la trop grande fraîcheur de son onde, car, à l’instant même, vous perdriez la parole et seriez condamné à aboyer tout le reste de vos jours. — Au reste, il s’est passé et il se passe encore, aux entours de cette fontaine, tant de choses extraordinaires ; le jour comme la nuit, ses approches sont semées de tant de surprises, de tant de pièges diaboliques, qu’un chemin public qui autrefois l’avoisinait, a été depuis longtemps complètement abandonné.

Notre fée de la Font-Chancela doit être rangée dans la classe des Ondines ou des génies des eaux. — On connaît aussi, dans le haut Berry, des fées de cette nature. Auprès d’Henrichemont, nous écrit M. H. Boyer, il existe un domaine dans la cour duquel on voit une vaste mare qui porte le nom de Lac aux Fées, nom qui est devenu celui de la propriété, et que Cassini, sur sa curie, écrit Lagofé, suivant la prononciation locale. — La tradition rapporte que deux blanches filles de l’air venaient autrefois, par certains clairs de lune, se mirer dans ce lac. À leur apparition, le flambeau des nuits semblait pâlir, et si quelque indiscret cherchait à surprendre le secret de leur innocente coquetterie, elles se changeaient aussitôt en petites flammes bleues qui couraient en se jouant sur la surface de l’eau[36].

Mais rentrons dans la commune de Lacs.

Sur le vaste plateau de nature calcaire qui domine, au sud-est, la partie de l’étroit vallon de l’Igneraie, où verdoie le Pré à la Dame et où s’épanche la Font-Chancela, s’étend une vaste plaine, nue et pierreuse, connue dans les environs sous le nom de Chaumoi de Montlevic[37]. Ces champs, tristes et déserts, sont peuplés, durant la nuit, d’apparitions bien étranges.

Il n’est pas rare que le passant attardé y rencontre des châsses (cercueils) garnies de tout leur luminaire et placées en travers sur sa route. En cette occurrence, ce qu’il a de mieux à faire, c’est, après s’être signé, et avoir débité tout ce qu’il sait de prières, de déranger pieusement la châsse, de passer, et de ne pas s’étonner si, en remettant respectueusement à sa place le cercueil, il en entend sortir ces mots, prononcés d’une voix nécessairement sépulcrale : À la bonne heure ! — L’imprudent auquel il semblerait plus expéditif de sauter par-dessus la châsse serait sûr de ne jamais retrouver son chemin. Au reste, l’herbe d’engaire, ou l’herbe qui égare, croit, assure-t-on, dans le Chaumoi de Montlevic. Nous l’appelons herbe d’engaire, parce que engairer signifie dans notre idiome égarer.

Certaines nuits, c’est une croix d’un rouge sanglant qui luit tout à coup dans l’ombre, s’attache aux pas du voyageur et lui fait escorte tant qu’il n’est pas sorti de cette région mystérieuse.

Une autre apparition non moins lugubre, mais qui, assure-t-on, ne se manifeste qu’aux protégés de saint Martin (les meuniers), lorsqu’il leur arrive de traverser, à minuit, ces mornes solitudes, est celle-ci : Deux longues files de grands fantômes, à genoux, la torche au poing, et revêtus de sacs enfarinés, surgissent soudainement à droite et à gauche du sentier que suit le passant, et l’accompagnent silencieusement jusqu’aux dernières limites de la plaine, en cheminant à ses côtés, toujours à genoux, et en lui jetant sans cesse au visage une farine âcre et caustique. — Les riverains de l’Igneraie prétendent que ces blancs fantômes sont tout simplement les âmes pénitentes de tous les meuniers malversants qui, à dater de l’invention des moulins, ont exercé leur industrie sur les bords de cette petite rivière.

Quelquefois enfin, ce sont des spectres plaintifs qui vont errant çà et là, à travers ces lieux solitaires, en portant dans leurs bras une pierre énorme, et en criant sans relâche d’une voix haletante : « Où la mettrai-je, la borne ?… Où la mettrai-je, la borne ?… » — Généralement, on tient pour certain que ces espèces de Sisyphes ne sont autre chose que les ombres de malheureux qui, pendant leur séjour ici-bas, ont déplacé les bornes des champs de leurs voisins, afin de leur voler quelques toises de terre, et l’on affirme que, pour mettre fin à leur supplice, il suffit de répondre à leur question, lorsqu’on les trouve sur son chemin : « Mets-la où tu l’as prise ! » — Cette légende, que nous avons aussi entendu raconter dans le canton de Neuvy-Saint-Sépulcre (Indre), est également connue en Normandie[38].

Mais revenons à nos fées. — Deux chemins principaux, l’un allant du nord au midi, l’autre se dirigeant de l’est à l’ouest, traversent le Chaumoi de Montlevic. L’une des pièces de terre qui avoisinent la croisée de ces chemins, porte le nom de champ de la Demoiselle, et ce nom lui a été donné, parce que fréquemment, la nuit, on y aperçoit, de tous les points de la campagne environnante, une immense figure de femme qui, à mesure que l’on en approche, grandit, grandit toujours, sans changer de place, et finit par se perdre dans le temps.

Dans l’est du Berry, du côté du Bourbonnais, on affirme qu’il est des jours où les fées ont plus de puissance que dans d’autres. On signale spécialement le 1er mai. C’est la nuit de ce jour-là, surtout, qu’elles choisissent pour rousiner, c’est-à-dire pour balayer, avec les bords traînants de leurs longues robes blanches, la rosée des prairies qu’elles veulent rendre stériles. On assure aussi qu’elles ont le pouvoir de nuire aux moissons et aux vendanges, par le seul effet de leur souffle ; mais les villageois de ces contrées, qui connaissent parfaitement ces époques critiques, ont soin, lorsqu’elles arrivent, d’allumer de grands feux dans les champs et de les parcourir en fouettant l’air avec de longues gaules et en tirant force coups de fusil ; cela suffit pour tenir à distance tout être malfaisant.

Matons-nous de dire que toutes les fées n’ont point cette fatale influence. Quelques-unes d’entre elles répandent, au contraire, la fertilité et l’abondance sur les lieux qu’elles fréquentent. Il est aisé de reconnaître, dans nos prés et dans nos pâturages, le théâtre accoutumé de leurs jeux et de leurs danses. Leurs promenades favorites, l’aire où elles aiment à s’abandonner aux tourbillons de leurs farandoles échevelées, sont indiquées par de capricieux méandres et des orbes réguliers que tapisse toujours le gazon le plus frais et le plus riche, et où souvent croît spontanément l’humble et odorant mousseron, ce rival modeste, mais apprécié, de la truffe aristocratique.

Il est important de remarquer que les cercles mystérieux que forment les pas des fées, dans leurs rondes nocturnes, passent, en beaucoup d’endroits, pour des asiles inviolables, toutes les fois que, sous le coup d’un danger quelconque, tel que poursuite de bêtes malfaisantes, embûches et attaques de Georgeon et de ses suppôts, on est à portée de s’y réfugier.

De toutes les fées qui ont le plus préoccupé les romanciers et même les historiens du moyen âge, Mélusine est assurément la plus renommée[39]. Qui n’a pas entendu parler de cette célèbre épouse de Raimond de Poitiers et de ses huit enfants, dont l’aîné avait un œil rouge et l’autre bleu, le second des oreilles d’éléphant, le troisième une griffe de lion[40],  etc.,  etc. ? qui n’a pas entendu dire que chaque fois que l’un des membres des nombreuses familles qui avaient la prétention de descendre de l’antique maison de Lusignan devait quitter ce monde, Mélusine se montrait sur les tours du château de ce nom et remplissait l’air de cris lamentables ? Le château de Lusignan ayant été détruit en 1574, pendant les guerres de religion, Catherine de Médicis, qui se trouvait sur les lieux, et dont l’esprit était si fort tourné à la féerie, se plut à se faire raconter ces merveilleuses traditions par de vieilles femmes qui lavaient la lessive à une fontaine voisine du château. Au rapport de Brantôme[41], « les unes lui disoient qu’elles voyoient Mélusine quelquefois venir à la fontaine pour s’y baigner en forme d’une très-belle femme et en habit de veuve. Les autres lui disoient qu’elles la voyoient, mais très-rarement, et ce, le samedi, à vespres (car en cet état ne se laissoit-elle guère voir), se baigner, moitié le corps d’une très-belle dame et l’autre moitié en serpent. Les autres, qu’elle paraissoit sur le haut de la grosse tour en forme très-belle et en serpent. Les unes disoient que quand il devoit arriver quelque grand désastre au royaume ou changement de règne, ou mort et inconvénient de ses parents les plus grands de la France, que trois jours avant on l’oyoit crier d’un cri très-aigre et effroyable, par trois fois : « On tient ceci pour très-vrai. »

Si nous avons introduit cette fée quasi-historique dans le monde fantastique de notre vieux Berry, c’est que, à la fin du dix-huitième siècle, on voyait encore sur la lanterne qui dominait alors la plus haute des tours du château de Châteaumeillant une grande et belle image de Mélusine. Cette statue de cuivre doré avait sans doute été placée là du temps de Marie de Saint-Celais-Lusignan, qui vivait vers le milieu du dix-septième siècle et qui était épouse de Jean de Fradet, seigneur de Châteaumeillant[42].

À tout ce cortège de Dames, de Fades et de Martes, on peut joindre les Laveuses de nuit, auxquelles on attribue, en Berry, à peu près les mêmes habitudes qu’on leur connaît partout ailleurs.

C’est le long des passerelles rustiques, c’est aux bords des fontaines qui avoisinent les chemins profondément encaissés, autour des mares écartées qui, dans nos brandes et nos pâtis, servent d’abreuvoirs au bétail, que les laveuses de nuit aiment surtout à se livrer à leurs mystérieuses occupations.

Tout le monde s’accorde à dire qu’elles s’acquittent de leur besogne avec une sorte d’acharnement, presque toujours en silence, quelquefois, mais rarement, en faisant entendre un chant sourd et monotone, triste comme un de Profundis.

Ce qu’elles lessivent ainsi, nul ne peut le décrire. Cela ne ressemble à rien de connu. Ce n’est point du linge, ce ne sont pas, comme ailleurs, des linceuls ; c’est une espèce de vapeur, d’une couleur livide, d’une transparence terne et nuageuse qui rappelle celle de l’opale.

Au moment où la lavandière immerge ou retire de l’eau ce je ne sais quoi, cela semble prendre quelque apparence de forme humaine, et l’on jurerait que cela pleure et vagit sous les coups furieux du battoir, sous l’énergique torsion des laveuses.

On pense généralement que ce sont des âmes d’enfants trépassés sans baptême, ou d’adultes morts avant d’avoir reçu le sacrement de confirmation.

Un métayer du domaine des Ferrons ayant conduit, un matin, avant le jour, au lavoir de la Font-de-Font[43], une charge de hardes que les ménagères de la ferme devaient venir laver plus tard, fut fort étonné de trouver, à pareille heure, au bord de la fontaine, trois grandes femmes, dont deux lui parurent occupées à tordre du linge, tandis que l’autre l’étendait pour le faire sécher.

— Vous ne vous y êtes pas prises tard ! dit à ces ouvrières matineuses le métayer, qui croyait parler à quelques femmes des métairies voisines.

Ces paroles, quoique réitérées, étant restées sans réponse, il s’imagina que ces personnes voulaient plaisanter et fit quelques pas en avant pour savoir à qui il avait affaire. Mais le ciel étant orageux et très-couvert, il ne pouvait y parvenir, lorsqu’un rapide éclair illumina tout à coup la scène. S’il n’eut pas le temps de reconnaître les trois lavandières qui, en ce moment, lui tournaient le dos, il remarqua toutefois très-bien que les tissus qu’elles lavaient étaient d’une nature telle que, pour les faire sécher, elles n’avaient besoin que de les déployer dans l’air, où ils restaient suspendus sans soutien d’aucune espèce…

Il cherchait, non sans un certain effroi, à se rendre compte de ce singulier phénomène, lorsqu’une des laveuses, se tournant brusquement de son côté, lui tendit l’objet qu’elle avait à la main, et l’invita, par un geste expressif, à le tordre avec elle.

Le métayer, qui déjà commençait à perdre la tramontane, prend machinalement cette chose sans nom ; mais… horreur !! à la lueur d’un nouvel éclair, il vient de distinguer, dans cet objet livide et impalpable, l’image pâle et chérie du plus jeune de ses enfants, qui s’était tué, l’année précédente, en tombant d’un arbre.

Lorsque les femmes des Ferrons arrivèrent, au point du jour, pour laver leur lessive, elles trouvèrent près de la fontaine de la Font-de-Font le corps inanimé du métayer ; elles le transportèrent aussitôt au domaine, où il reprit connaissance, un instant, à la voix de sa femme ; mais il n’eut que le temps de lui apprendre ce qui lui était arrivé, et mourut immédiatement après entre ses bras.


  1. Korigan, en breton ; Sighe, en gaélique irlandais, signifient fée.
  2. Voy. l’antique poëme de l’Edda.
  3. Voy., sur les fées françaises, le savant et intéressant travail de M. Alfred Maury, intitulé : les Fées du moyen âge ; Recherches sur leur origine, leur histoire et leurs attributs. Paris, 1843. — Voy. aussi le chapitre des Fées, dans la Normandie romanesque et merveilleuse de Mlle Amélie Bosquet.
  4. C’est ainsi que Béelzébuth, le dieu suprême des Philistins, devint pour les Juifs, aux temps évangéliques, le prince des démons (M. Alfred Maury, Croyances et Légendes de l’antiquité, p. 76) et que le mot div, qui, chez les Indiens, signifiait dieu, servit, chez les Perses et les peuples slaves, à désigner le Diable.
  5. Voy. plus loin l’explication de ces termes, à la table alphabétique, le mot : Lu (la).
  6. C’est-à-dire les pierres grises. — Rabelais dit : moynes burs pour moines gris.
  7. Voy. plus loin ce que l’on dit des Pierres du Lu et des Pierres-Las, au mot : Lu (la), de la table alphabétique.
  8. Voy. dans l’Encyclopédie nouvelle, l’article Druidisme de M. J. Reynaud, et la p. 51 du t. i de l’Histoire de France de M. Henri Martin.
  9. Exode, xx, 25 ; — Deutéronome, XXVII, 5 ; — Josué, viii, 31 et 32 ; — Esdras, v, 8, etc.
  10. Voy., plus haut, la p. 62.
  11. Esquisses pittoresques de l’Indre, p. 301 et 303.
  12. Voy., pour tout ce qui concerne les Martes, les p. 107, 139 et 140 des Esquisses pittoresques de l’Indre, par M. de la Tramblais, et la p. 21 du t. I de l’Histoire du Berry, par M. Raynal.
  13. Geoffroi de Monmouth, liv. V, ch. v ; — Henri Martin, Histoire de France, t. I, p. 52.
  14. Voy., sur les anciens Marses, Ovide, Pline, Tacite,  etc.
  15. Histoire de l’enchanteur Merlin, ou Marthin (p. 4 et suiv.), par M. de la Villemarqué, membre de l’Institut.
  16. Voy. la Normandie romanesque et merveilleuse, p. 90 et suiv.
  17. « Griffon, — point d’émergence d’une source, lieu où elle sort de terre : « Les griffons de Néris (eaux minérales). » (Boulanger, Géologie de l’Allier, p. 406; — Glossaire du Centre, au mot Griffon.)

    Il se pourrait, toutefois, que Fontaine du Griffon voulût dire ici Fontaine du Diable. C’est ainsi qu’en Saxe, Griffon-Stein signifie Pierre du Diable. — D’après Cambry (Monum. celt.) les griffons, dans la mythologie celtique, jouent le rôle de démons.

  18. Nous devons ce renseignement à l’obligeance de M. H. Boyer.
  19. Giraldi, entre autres, mentionne ces noms dans son Histoire des Dieux. — Voy. le Dict. de la Fable de Chompré, au mot Parques.
  20. La qualification de Mâtres, que les anciens donnaient encore aux Parques, doit entrer dans la composition du nom Gômâtre, sous lequel sont connues les célèbres pierres druidiques des environs de Boussac (Creuse).
  21. Voy. le mot Fade dans le Glossaire du Centre.
  22. Voy., sur le normand, les p. 96 et 130 de la Normandie romanesque et merveilleuse.
  23. Voy. la note qui suit le conte de Péronnik l’Idiot, dans le Foyer breton d’Émile Souvestre.
  24. Jules Noir, les Arabes.
  25. Mémoires de la Société royale des antiquaires de France, t. VII, p. 42.
  26. X. Marmier, Traditions finlandaises, p. 348.
  27. Et non Beau, comme le porte la carte de Cassini. Bos est là pour bois. Le nom propre de Dubos est le même que celui de Dubois.
  28. Tondailles, pour toute, était autrefois français. Voy. ce mot à la table alphabétique.
  29. Le mot ange est toujours féminin dans la bouche de nos paysans. Ils appellent aussi la Vierge, la sainte Ange. — Au reste, ils sont d’accord, sur cette question de genre, avec M. Alfred de Vigny, qui a dit, dans son poëme d’Éloa.

    C’est une femme aussi, c’est une ange charmante.

  30. Voy. plus loin, ce que l’on dit de ces fils, à l’article de la table alphabétique : Fuseau de la Vierge.
  31. Commission historique du Cher, Bulletin de l’année 1854. p. 70.
  32. M. de la Villemarqué, Barzaz-Breiz, t. I, p. xlvi et xlvii de l’Introduction.
  33. Littéralement l'eau à la Fée. — Le zend dit âfs pour eau, et le kimry ew. — Voy. le mot Effe dans le Glossaire du Centre et la p. 174 des Esquisses pittoresques de l’Indre de M. de la Tramblais.
  34. Daniélo, Histoire et tableau de l’univers, t. III, p. 32 et 34.
  35. Font est là pour fontaine. — Voy. ce mot dans le Gloss. du Centre.
  36. Aymé Cécyl, Histoire du royaume de Bois-Belle, p. 35.
  37. Chaumoi, grande étendue, en plaine, de terres labourables, où l’on ne voit ni fossés, ni buissons.
  38. Mlle A. Bosquet… la Normandie romanesque et merveilleuse, p. 263.
  39. Voy. le roman de Mélusine de Jean d’Arras ; — les Annales de Jean Bouchet,  etc., etc.
  40. Nodot, Histoire de Mélusine.
  41. Éloge de Louis de Bourbon II. due de Montpensier.
  42. En juin 1644, Louis XIV érigea en comté la terre de Châteaumeillant en faveur de Jean Fradet.
  43. La Font-de-Font (fons fontium) est une magnifique fontaine qui se trouve sur le chemin de Lourouer-Saint-Laurent à Saint-Chartier (Indre).