Croyances et légendes du centre de la France/Tome 1/Livre 02/03

CHAPITRE TROISIÈME

LES CARROIRS.

En beaucoup de lieux, on vous montrera les carrois où se tenait, où se tient peut-être encore le sabbat.
(M. Raynal, Histoire du Berry, t. IV, p. 304.)

Nous donnons les noms de carroirs, carrois, à tous nos carrefours champêtres, c’est-à-dire à tout terrain vague et désert où viennent se croiser plusieurs chemins.

Notre terme carroi, qui autrefois était français, a beaucoup d’affinité avec le mot carrau qui, en roman, a la signification de voie, chemin, ainsi qu’avec l’italien carro, employé pour char.

« Disans le tout avoir été faict par les bergiers et mestaiers de Grandgousier, près le grand carroy par de là Seuillé. »
(Rabelais, Gargantua, liv. I, ch. xxvi.)

Et ainsi triste en haste s’en alloit
Par maint carroy, par maint canton et place.

(Clément Marot, l’Amour fugitif.)

« Ce n’était pas peu de chose que d’arracher l’équipage des ornières qui avoisinaient alors le carroir de Beauvais. »
(H. de Latouche, le Déshérité.)

En général, le carroir est un lieu très-suspect. C’est ordinairement là que Georgeon tend ses embûches et donne ses rendez-vous ; c’est là que se transportent, à minuit, ceux qui veulent trafiquer de leur âme ; c’est là qu’à certaines époques s’assemblent, dans l’ombre, les sorciers et les sorcières du canton ; c’est là aussi qu’ils viennent rôder isolément, et sous les formes les plus étranges, pour se livrer à leurs détestables incantations.

Quand la nuit est venue, vous ne traversez guère un carroir sans y rencontrer soit un lièvre blanc, soit un chat noir, soit un bouc à la barbe argentée et aux cornes flamboyantes. — Ne vous amusez pas à suivre ces bêtes-là, elles vous mèneraient trop loin[1].

Vous y trouvez parfois encore quelque pauvre hère, à la mine hâve, aux yeux démesurément grands, aux mâchoires tremblantes, et qui se traîne à peine. — Ce personnage-là n’est point à craindre, quoiqu’il se rende en ce mauvais lieu dans une intention peu charitable : c’est tout simplement un pauvre fiévreux qui a fait cuire un œuf dans son urine, et qui vient le déposer dans la passée principale du carroir, à seule fin que celui qui le ramassera contracte la fièvre qui le ronge, et l’en débarrasse complétement.

Enfin, du côté d’Éguzon (Indre), il passe pour certain que les chats ont un sabbat particulier qu’ils tiennent régulièrement chaque année dans un carroir, au pied d’une croix, et pendant la nuit qui sépare le mardi gras du mercredi des Cendres. Ils s’esquivent, assure-t-on, de leurs domiciles, au moment où l’on apporte sur la table le dessert du souper. C’est en vain que les ménagères bien intentionnées mettent en œuvre les moyens les plus ingénieux pour détourner leurs chats de ces mauvaises compagnies. Plus d’une maîtresse de maison, après avoir pris la précaution d’enfermer son matou dans la huche au pain, a été bien surprise de ne l’y plus trouver, lorsqu’elle a voulu lui rendre la liberté. — Au reste, on prétend que les chats qui portent sur leur robe quelque trace de brûlure ne sont point admis aux assemblées nocturnes du mardi gras.

De toutes nos histoires de carroirs, la plus célèbre, la plus authentique, est sans contredit celle du Carroi-Billeron, dans le haut Berry. Malheureusement il ne s’agit point ici d’un récit imaginaire ; les acteurs de cette étrange tragédie ont existé, et plusieurs d’entre eux, victimes de leur superstition et surtout de celle de leurs juges, ont trouvé la mort sur le théâtre même de leurs folies.

Le Carroi-Billeron est situé sur le chemin de Brécy aux Aix. À l’époque dont nous parlons, il dépendait de la baronnie de Brécy qui, alors, appartenait aux seigneurs de Culan, qui se faisaient gloire, disait-on dans la contrée, de descendre du meurtrier de sainte Solange, la douce patronne de notre Berry ! Certes, c’en était bien assez pour que le Diable prît envie d’élire domicile sur les terres de ces mécréants et de prendre ses ébats sur le Carroi-Billeron. Avec cela qu’il avait toujours sur le cœur un assez bon tour que lui avait joué autrefois l’un des membres de cette famille, et dont certaine fresque du château de Brécy perpétuait le souvenir. — Dans cette peinture, un sire de Culan, que le Vilain avait aidé à se venger d’un Chabannes, son ennemi capital, tenait à la main un billet qu’il venait de signer avec son sang et le présentait au Diable. Par ce billet le souscripteur faisait à Satan l’abandon de son âme ; mais quand vint le jour de l’échéance, il se trouva que l’écrit était signé Chabannes et non Culan.

Lors de l’aventure du Carroi-Billeron, en 1616, Jean Chenu était bailli de la baronnie de Brécy. Comme tel, il instruisit le procès des sorciers qui se réunissaient sur ce carroi, et c’est lui qui nous a transmis la relation[2]. Ces sorciers étaient des paysans de la paroisse de Brécy et de celle de Sainte-Solange.

Jean Chenu, ainsi que tous les traqueurs de sorciers de ce temps-là, n’ignorait pas que le Diable « avoit coustume de marquer les siens pour les reconnoistre » ; aussi ordonna-t-il que les prévenus fussent visités avec soin par un chirurgien-barbier. Celui-ci ne manqua pas de découvrir sur la peau de quelques-uns d’entre eux des taches blanches à l’endroit desquelles il enfonça profondément des aiguilles. Aucun de ces malheureux n’ayant sourcillé pendant cette opération, le juge dut en inférer qu’ils étaient réellement coupables. — Remarquons en passant que la science de nos jours explique cette insensibilité d’une manière assez satisfaisante. « Il est un certain nombre de conditions, dit M. Jobert (de Lamballe), qui influent singulièrement sur les sensations douloureuses. Une vive exaltation intellectuelle et la concentration des facultés cérébrales déterminée par une vive contention d’esprit peuvent nous plonger dans une insensibilité presque absolue. C’est ainsi que des fanatiques, des martyrs de toutes les sectes, ont pu supporter sans se plaindre, les plus cruels tourments. »

Dans l’interrogatoire qui succéda à l’expérience des aiguilles, plusieurs des accusés avouèrent qu’ils avaient assisté aux assemblées nocturnes du Carroi-Billeron, et leurs aveux étaient empreints d’un incroyable accent de vérité. Le Diable, s’accordaient-ils à dire, venait, sous la forme d’un chien noir, les prévenir de l’heure de ces réunions. Alors, ils faisaient leurs préparatifs de départ, et, après s’être frotté « le filet des reins » avec un onguent particulier ils sortaient de chez eux et s’élançaient en croupe derrière le Diable, qui les attendait à leur porte, monté sur un cheval noir, et qui les emportait aussitôt au sabbat. Là, sous la présidence de Satan, qui tantôt revêtait la forme d’un barbet noir, tantôt celle d’un homme noir, les assistants se livraient à toute sorte d’actions abominables et faisaient assaut de folies, d’impiétés et de libertinage. À un moment donné, hommes et femmes s’approchaient l’un après l’autre de leur digne président, et, tenant à la main un flambeau de poix noire, ils l’adoraient en lui donnant un baiser ailleurs qu’à la figure. Après cet immonde hommage, l’assemblée s’abandonnait à des danses effrénées. Puis, Satan, debout devant une table qui simulait un autel et que recouvrait un drap noir, parodiait le saint sacrifice de la messe. À la suite de cette horrible comédie, tout le monde s’asseyait à un banquet dont les mets, de couleur noire, avaient été préparés « sur un feu beaucoup plus rouge et plus ardent que le nostre. » Enfin, à ce repas succédaient des actes inouïs d’impureté et de débauche, qui duraient toute la nuit et n’étaient interrompus que par le chant matinal du coq. À ce signal, la bacchanale cessait tout à coup, et chaque sorcier reprenait en toute hâte le chemin de sa demeure

Le juge ayant demandé à des pauvres fous ce que leur rapportaient les soumissions et les complaisances qu’ils avaient pour le Diable, ils répondirent qu’il leur promettait sans cesse des trésors, mais qu’ils n’en recevaient jamais rien, si ce n’est quelques recettes pour ensorceler les gens et faire périr le bétail, et ils indiquèrent que, dans l’une de ces recettes il entrait de la poudre à canon, de la pelasse (brou) de noix et des feuilles d’aune cueillies la veille de la Saint-Jean et bénites par un prêtre.

« Voilà, dit M. Raynal[3], à qui nous empruntons la plupart de ces détails, quelles déclarations tirent ces malheureux, au péril de leur vie. Qu’ils fussent victimes d’affreuses hallucinations ou des ruses cruelles d’un libertinage bien difficile à comprendre, ils n’en parlent pas moins avec une effrayante sincérité. »

Néanmoins, tous ne se montrèrent pas disposés à faire des aveux aussi explicites ; quelques-uns même se retranchèrent dans un silence absolu. Une femme de la Grange-de-Forges, entre autres, Jaquette Sadon, femme Perrin, n’ouvrit la bouche que pour proférer des menaces contre le bailli Jean Chenu : — « Vous ne devez pas faire ce que vous faites, s’écriait-elle : vous avez du bien, vous avez à perdre. Vous ne jugerez jamais femme qu’il ne vous en souvienne. Prenez hardiment votre chemise blanche ; si je meurs, vous ne demeurerez guère après moi ; j’ai de bons amis ! » — Le courageux bailli répondait que Dieu maintenait les juges en sa protection, même contre la puissance du Diable[4].

« On est touché, dit M. Raynal, dont nous allons reproduire textuellement les paroles en terminant ce récit, on est touché des réponses d’un vieux berger, Guillaume Légeret, dit Nointeau, qui avoue qu’il est allé au sabbat, mais qui ne cesse d’intercéder pour trois de ses amis, disant qu’il aime mieux mourir qu’eux.

» Le 21 mars 1616, le bailli prononça la sentence de trois des accusés, un homme et deux femmes. Ils furent condamnés à faire amende honorable devant l’église de Brécy, nus en chemise, une torche ardente au poing, puis à être pendus et étranglés ; leurs corps devaient être brûlés « avec le procès, pour les blasphèmes et impiétés y contenues », et les cendres jetées au vent. En outre, il était prescrit de planter une grande croix au Carroi-Billeron, où l’exécution devait avoir lieu. — Confirmée le 17 mai par le Parlement de Paris, la sentence fut exécutée le 30 du même mois. De l’une des deux femmes on ne put obtenir que ces paroles : « Je voudrais être morte ; dépêchez-moi ! »

» Six autres accusés furent condamnés à être pendus le 11 juillet ; trois enfin devaient être soumis à la question ordinaire et extraordinaire. Mais le Parlement de Paris confirma seulement la sentence du vieux berger, qu’il fit exécuter en place de Grève, au lieu de le renvoyer en Berry, trouvant sans doute que le pays avait été effrayé par assez de supplices. Tous les autres furent bannis du bailliage de Brécy et de la ville de Paris : « le chemin leur fut baillé pour prison. » — Malgré son respect pour le Parlement, Jean Chenu a bien de la peine à s’expliquer une pareille indulgence[5]. »

Ce procès des sorciers du Carroi-Billeron nous démontre, ainsi que tous les procès du même genre, que les sorciers formaient alors, sur tous les points de la France, des espèces d’associations dont les membres se recrutaient les uns par les autres. Tous, hommes et femmes, étaient probablement le jouet de quelque habile débauché, qui cherchait dans les orgies du sabbat à satisfaire d’immondes appétits, et qui, connaissant l’action stupéfiante ou surexcitante de certains végétaux[6], en composait des breuvages et des onguents qu’il distribuait à ses adeptes, et au moyen desquels il parvenait à jeter le trouble et la folie dans l’esprit de ces pauvres ignorants et à produire chez eux l’exaltation et le délire de toutes les passions.

Ce qui s’explique plus difficilement que ces étranges hallucinations, c’est la sécurité avec laquelle s’assemblaient en pleine campagne, et toujours aux mêmes lieux, connus de tout le monde, les sorciers et sorcières d’un canton ; car il n’est point d’exemple qu’aucune de ces nombreuses et bruyantes saturnales ait été troublée par la police de l’époque. On doit croire que la sorcellerie inspirait alors une telle frayeur, qu’aucune puissance humaine n’osait s’attaquer à plusieurs sorciers réunis. En effet, lorsque l’on procédait à l’arrestation de l’une de leurs bandes, c’était toujours un par un, et à domicile, qu’on les arrêtait.

Ces nocturnes réunions atteignirent en certaines provinces un chiffre vraiment incroyable. Il y eut dans les pays basques, au commencement du dix-septième siècle, des assemblées sabbatiques de douze mille âmes ! où l’on comptait des personnes de toute condition, des riches, des pauvres, des prêtres, des gentilshommes, etc. (Voy. de Lancre.) — Au reste, ces sortes d’épidémies morales ont sévi dans tous les temps, de loin en loin, sur nos pauvres cerveaux. Le progrès des lumières ne semble pas devoir nous en préserver ; le spectacle que nous donnent en ce moment les spirites ou spiritistes, ne le prouve que trop.

Chacun de nos nombreux carroirs avait autrefois sa légende, et c’était ordinairement le tissier (tisserand), ou le chanvreur[7] du village, qui possédait le répertoire le plus complet de ces mille petits drames, et qui s’entendait le mieux à en exposer tous les saisissants détails. Mais il n’y a plus guère que les anciens de nos tailleurs de nos campagnes qui connaissent et récitent encore quelques-unes de ces bizarres épopées.

Qui ne connaît, dans les environs de la Châtre, les nombreuses histoires dont le Carroir de l’Orme-Râteau a été et est toujours le théâtre ? — « Cet orme doit remonter au moins à Sully, puisque, en 1661, il avait déjà donné son nom à un champ du voisinage. D’après un ancien titre, il existait autrefois à l’angle de ce champ, le plus rapproché de l’orme, une chapelle, un oratoire ou toute autre fondation pieuse ; ce qui fait que cet héritage était et est encore grevé d’une rente en grain et en argent, appelée aumône des Trépassés. Ce souvenir, joint à la circonstance aggravante d’une croix et d’un arbre placés entre quatre chemins, devait donner naissance à quelque histoire superstitieuse. Aussi, tel fait l’esprit fort en plein soleil, qui, lorsque la nuit est venue, prend un long détour dans la crainte de se rencontrer, sur ce carrefour, nez à nez, avec l’Homme au râteau, lutin ou farfadet qui, par les clairs de lune, vient râtisser avec colère tout ce qui se trouve sous l’ombrage de l’ormeau[8]. »

Malheureusement on ne se rappelle plus que très-confusément les scènes nocturnes, mystérieuses et terribles qui ont jadis illustré le Carroir à la Monnaie, le Carroir du chêne à la Bouteille, le Carroir de la Croix-Tremble, le Carroir des Maux-Quartiers, le Carroir des Pas-Pressés[9], etc., etc. C’est une raison de plus pour que nous consignions ici le peu que nous savons sur les souvenirs qui se rattachent à ces différentes localités, jadis si célèbres, aujourd’hui presque inconnues ; car, depuis que nos municipalités ont mis à l’encan leurs communaux[10], la charrue de nos modernes Triptolèmes a fait disparaître la plupart de nos carroirs et a pour jamais enfoui dans ses sillons les acteurs fantastiques de ces vieilles traditions, nous laissant en échange les poétiques légendes de la poudrette et du gouano.

Le Carroir à la Monnaie, situé non loin du Carroir de l’Orme-Râteau, se trouve à la croisée de deux chemins allant, l’un de Nohant à Verneuil, l’autre de Lourouer-Saint-Laurent à Saint-Chartier.

On assure que, pendant la nuit qui précède la fête de Noël, le Carroir à la Monnaie est entièrement pavé de larges pistoles d’or qui étincellent dans l’ombre aussi vivement que des charbons ardents. Si, en ce moment, vous venez à passer par là, et que l’envie vous prenne de garnir votre escarcelle de cette brillante monnaie, chaque pistole que vous ramassez vous échappe aussitôt des mains en vous laissant aux doigts une empreinte noire ineffaçable qu’accompagne à jamais une sensation de brûlure atroce, qui n’a d’égale que celle occasionnée par le feu de l’enfer.

Le Carroir du chêne à la Bouteille était traversé par le chemin du Lys-Saint-Georges à Châteauroux.

Au milieu de ce carroir, s’élevait autrefois un chêne aux branches duquel pendait, à certaines heures de la nuit, une bouteille remplie d’un breuvage aussi délicieux que perfide. Si quelque ivrogne attardé s’avisait d’en approcher ses lèvres, il ne lui était plus possible de les en détacher, et le peu de raison qui pouvait lui rester ne tardait pas à s’envoler. — Alors paraissait un grand homme noir qui proposait à l’imprudent buveur une partie de dés, toujours acceptée, et dans laquelle notre ivrogne, après avoir perdu tout son argent, ne manquait jamais de finir par perdre aussi son âme.

Le Carroir de la Croix-Tremble, placé sur le chemin qui conduit du village de Cosnay au bourg de Lacs, est souvent visité par un tornant (revenant) enveloppé, de la tête aux pieds, d’un long linceul.

Si, par hasard, en se jouant et sans mauvaise intention, les jeunes pâtours qui, dans la journée, fréquentent ce carroir, ont dispersé quelques-unes des petites croix de bois que dépose au pied de la Croix-Tremble chacun des convois funèbres qui se rendent au cimetière de la paroisse[11], on peut être certain que, la nuit suivante, le fantôme viendra réparer ce désordre.

Quand arrive le soir du jour des Morts, le tornant de la Croix-Tremble, debout sur le tertre qui supporte le pieux monument, et la face tournée vers le village de Cosnay, appelle par trois fois ceux de ses habitants qui doivent mourir dans l’année, en s’écriant d’une voix qui fait retentir tous les échos de la vallée, mais qu’entendent seules les personnes interpellées :

Pierre ou Silvain un Tel, songe à m’apporter ta croix !…

Jeanne ou Marguerite une Telle, songe à m’apporter ta croix !…

Il est question d’un phénomène d’acoustique absolument semblable dans l’Histoire admirable de la possession d’une pénitente, ouvrage imprimé au commencement du dix-septième siècle. L’auteur de cette relation, Sébastien Michaëlis, en son vivant prieur du couvent royal de Sainte-Magdeleine, dit positivement que le Diable, lorsqu’il procède à la convocation de ses affidés, se sert d’une énorme trompe, « laquelle retentit seulement aux oreilles et entendements des sorciers, quelque part qu’ils soient aux quatre bouts de la planète. »

Mais qui redira jamais les drames aussi variés qu’émouvants dont fut autrefois le théâtre le Carroir des Pas pressés ?

Ce carroir, au nom si caractéristique, s’étendait sur l’un et l’autre bord de la petite rivière du Gourdon, non loin de la métairie des Granges, entre les anciennes justices de Villemore et de Fougerolle.

Les fourches patibulaires de ces deux seigneuries en formaient la décoration principale.

Ce lieu maudit était tellement en abomination que, passé le coucher du soleil, il n’était plus hanté que par les loups des bois d’alentour qu’attirait l’infection des cadavres suspendus aux bras des gibets, et par les sorciers et les remégeux[12], qui venaient y chercher, les premiers, de la corde de pendu[13], les derniers, de la graisse de chrétien, topique d’une vertu souveraine alors très-employé contre certaines plaies et certaines douleurs[14].

Chaque année, pendant les nuits des avents de Noël, les fantômes de ceux qui avaient succombé sous les coups des suppliciés, s’assemblaient, dit-on, en grand nombre, autour des potences du Carroir des Pas pressés, et, se donnant la main, dansaient des rondes désordonnées, dont les pas n’étaient réglés que par le cliquetis des squelettes qu’agitaient les rafales de la saison.

On assure encore que, durant la messe de minuit, les pendus des deux justices recouvraient tout à coup la parole, et se racontaient, d’un bord à l’autre du Gourdon, avec des éclats de rire aussi impies qu’effrayants, toutes les iniquités auxquelles ils devaient leur damnation.

L’origine de ces sombres et bizarres superstitions est facile à expliquer. — C’était assurément sur l’emplacement de nos carroirs à légendes, entourés autrefois d’immenses forêts[15], que les druides célébraient les mystères parfois si redoutables de leur religion ; or ces prêtres se mêlaient réellement de sorcellerie. Leur science était universelle ; ils étaient tout à la fois magiciens, devins, interprètes des oracles, astrologues, médecins, chirurgiens, etc., ce que sont encore la plupart de nos sorciers. « Les anciens bardes, dit M. de la Villemarqué, se vantaient d’être sorciers, et n’en étaient pas moins de fort honnêtes gens… Quelques-uns d’entre eux prennent encore, à la fin du cinquième siècle, les noms de druide et de devin[16]… Parmi les bardes rebelles au joug de la foi nouvelle, il en est un particulièrement fameux ; c’est Kian, surnommé Gwenc’hlan, ou race pure, né en Armorique au commencement du cinquième siècle. Il se montre, dans ses œuvres, sous un triple aspect : comme devin, comme agriculteur, comme barde guerrier[17]. » — Le christianisme dut donc chercher de bonne heure à rendre déserts les vastes carrefours où persistaient à s’assembler les coreligionnaires d’un culte qu’il voulait anéantir. Dans ce but, il signala les carroirs comme des lieux de malédiction, semés d’embûches et de périls, hantés, surtout pendant la nuit, par des esprits malfaisants et d’horribles fantômes. Enfin le druide qui, à la faveur des ténèbres[18], s’obstinait à se glisser dans l’enceinte sacrée, passa bientôt pour le Diable, et ceux qui l’accompagnaient pour des sorciers ou des suppôts de l’enfer.

Mais la lutte fut longue, et la croix du Christ remplaçait déjà depuis bien des siècles la pierre ou l’arbre sacré des Gaulois, que l’on n’était pas encore parvenu à dépeupler entièrement ces antiques sanctuaires.

  1. Très-probablement le chat et le bouc n’ont été rangés au nombre des animaux suspects que parce qu’ils jouaient un rôle honorable dans quelques anciennes théogonies. Par exemple, dans la mythologie scandinave, ce sont des chats qui sont attelés au char de Freya la Jolie, la déesse de l’Amour, et des boucs rendent le même office au fils d’Odin, au dieu Thor, surnommé le prince des boucs. — Ce dernier quadrupède avait même des autels à Mendès, en Égypte.
  2. Voy. les Questions de droit, par Jean Chenu, seconde Centurie, in-4o, Paris, 1820, et une relation particulière du procès des sorciers de Brécy, dédiée à M. de Culan, baron de Brécy en Berry.
  3. Histoire du Berry, t. IV, p. 300 et suiv.
  4. M. Raynal, Hist. du Berry, t. IV, p. 302.
  5. M. Raynal, Hist. du Berry, t. IV, p. 303 ; — Questions de droit, par Jean Chenu.
  6. Tels que plusieurs solanées : la belladone, la pomme épineuse, etc. La décoction de cette dernière plante occasionne les plus violents transports, « fait danser à mort, subir mille hontes, dont on n’a ni conscience, ni souvenir. Un jour, des voleurs en firent prendre au bourreau d’Aix et à sa femme, qu’ils voulaient dépouiller de leur argent ; ces deux personnes entrèrent dans un si étrange délire, que pendant toute une nuit ils dansèrent tout nus dans un cimetière. » (Michelet, la Sorcière.) — Voy. Pouchet, Solanées et Botanique générale ; — Nysten, Dictionn. de médecine, article Datura.
  7. Ouvrier qui peigne ou carde le chanvre.
  8. M. Hippolyte Baucheron, Notice sur quelques localités des environs de la Châtre ; manuscrit, 1850.
  9. Tous ces noms de carroirs se trouvent mentionnés dans l’Aveu et dénombrement du marquisat de Presle, déjà cité, et qui a été imprimé en 1752. — Presle est situé dans la commune de Mers (Indre).
  10. Terres communales.
  11. Pour ce que l’on dit de cet usage, voy., à la Table alphabétique des matières, le mot : Funérailles.
  12. Chirurgiens de village — Voy., à la Table alphabétique des matières, le mot : Remégeux.
  13. La corde de pendu passait non-seulement pour procurer d’heureuses chances à celui qui en portait sur soi, mais on s’en servait encore pour combattre plusieurs maladies. — Les Romains, selon Pline (liv. XXVIII, ch. 2,9 et 12), attribuaient également à la corde de pendu certaines vertus médicales. — Les sorciers l’employaient dans leurs conjurations ou leurs opérations évocatrices. Le corps même des suppliciés était souvent mis par eux à contribution. Il en était de même chez les Romains (Pline, lieux cités). — Ces hideux débris figuraient comme ingrédients dans une foule d’onguents, de poudres et de breuvages magiques. « Pour ajouter à l’efficacité de ces restes affreux, dit M. Ch. Louandre, on devait les détacher du gibet à l’heure de minuit, par une nuit sans lune, et surtout à la lueur des éclairs pendant un orage. »
  14. Dans quelques-uns de nos départements, les paysans vont encore trouver le bourreau, qui leur vend à beaux deniers comptants de la graisse de supplicié, qu’ils appliquent sur leurs écrouelles ou sur leurs rhumatismes. — Lors du massacre des protestants, à Lyon, pendant la Saint-Barthélemi, les apothicaires réclamèrent six de ces malheureux, les plus gras, pour en extraire la graisse. (M. Auguste Vacquerie, les Miettes de l’histoire.)
  15. Le Berry était couvert de bois nombreux entre lesquels se distinguaient ceux du duché de Châteauroux qui occupaient encore, il y a soixante ans (1788), une vaste superficie, ainsi qu’on peut en juger par la carte de Legendre, copiée par Fricalet. La forêt de Robert s’étendait, dans cette province, sur tout un canton. » (Mém. de la Société des antiquaires de France, XIXe vol. de la collection, p. 327. — Voy., aussi Alexis Monteil, Traité des matériaux manuscrits, t. I p. 17.)
  16. Myvyrian, t. I, p. 26 et 30.
  17. Barzaz-Breiz, t. I, p. 13, 14 et 69 de l’introduction.
  18. D’après Lucain, les druides s’acquittaient de leur ministère aussi bien la nuit que le jour :

    Cum medio Phœbus in axe est,
    Aut coelum nox atra tenet.