P. Fort (p. 217-223).

TRILOGIE

I

NOTRE-DAME-D’ESPÉRANCE

Ave Maria, toi que ne fanent ni les soleils ni les lunes, l’une des plus belles d’entre les toutes belles fleurs, toi que dès l’avant-puberté nous déshabillons toute nue dans l’alcôve de nos rêves et que vêtent plus tard nos souvenirs faits de larmes amères, la mère de nos douleurs, salut ! — gratia plena — car tu passes lentement, ainsi qu’une rêverie, en ta candeur florale avec, dans ta démarche triomphale, la fierté qui sied aux impératrices, la tête haute ne regardant pas tes seins qui pointent devant toi, ni la plénitude affolante des courbes serpentines de tes hanches que la spectrale vision de nos rêves n’assouvira jamais ; — dominus tecum — puisque partout, toujours, comme un serviteur énamouré, ton Maître te suit, saturé des griseries d’une douce senteur que vaporise ton irradiante blancheur ; — benedicta tu in mulieribus — parce que voudraient te bénir tous les mendiants d’amour, d’amour assoiffés et de voluptés inconnues même de l’Élu ; parce que les ignorant toujours, tu auras la joie d’être l’éternelle espérée — et benedictus fructus ventris tui amor et de conserver en ta candeur florale avec, dans ta démarche triomphale, la plénitude affolante des courbes serpentines de tes hanches d’où naquirent les brûlantes voluptés inconnues, même de toi.

Sancta Maria, mater Dei, ora pro nobis. — Fléchis tes genoux, baisse ta tête et prie ! ne relève pas la pâleur nacrée de tes genoux si blancs ! laisse courbée ta tête si délicieusement belle ! que tes yeux, faits d’un coin du ciel, pleurent ! que tes lèvres mystérieuses, s’entr’ouvrent pour gémir une prière, une prière sans fin, toujours une prière — peccatoribus — parce que j’ai aimé. Ô toi, l’idéale prosternée devant l’idéal, dis-lui qu’il arrache de ma poitrine le cœur que, dans sa vengeance implacable, il m’a donné ; dis-lui que je voudrais vivre et qu’il ne faut pas de cœur pour cela ! dis-lui que, depuis déjà longtemps, mon cœur marque inexorablement les tendresses qui passent, et que, dans un épouvantement de tout mon être, je le vois prêt à marquer déjà les tendresses qui vont fuir : — nunc — encore plus, courbe le satin de tes reins de neige ! que tes cheveux traînent à terre et que tes larmes les inondent ! une prière encore, encore une prière — et in hora mortis nostræ — toujours une prière jusqu’à la mort de mon cœur. — Amen. — Et maintenant, toi que ne fanent ni les soleils ni les lunes, l’une des plus belles d’entre les toutes belles fleurs, toi que dès l’avant-puberté nous déshabillons toute nue dans l’alcôve de nos rêves, relève la tête, haute, ne regardant pas tes seins qui pointent devant toi ni la plénitude affolante des courbes serpentines de tes hanches que la spectrale vision de nos rêves n’assouvira jamais, et va-t’en. — puisque je n’ai plus de cœur…

Mon cœur est un trou.

II

NOTRE-DAME DU MILIEU

Telles les rivières envoient au fleuve l’écume des eaux troublées, on la voit, devenue légion — étant d’une nature très prolifique — descendre des rues sur le boulevard à l’heure où l’épicier ferme sa boutique, cependant que le marchand de vin bâille ou pleure dans son vin.

Qu’elle soit brune ou blonde ou rousse, petite ou grande, grosse ou maigre, ses chairs, aux durs combats des sommiers, se sont amollies ; ses seins s’affaissent et tombent en cascades de tétines sur la gélatine des chairs où les doigts font un creux. Autour des os, les muscles de ses bras et de ses cuisses tournent désespérément, résignés et dégoûtés d’être tassés, mortifiés dans leur sac de peau.

Elle a cette supériorité terrible de n’avoir point de physionomie, n’ayant que des cheveux et des lèvres — car son œil est dévoré de scandales où couvent on ne sait quels avortements.

Elle met de l’odeur et fleure l’exhalation âcre et forte des couches successives de cold cream et de poudre de riz sous lesquelles sa viande faisande,

Qu’importe ! de temps en temps, elle recèle le secret d’une virginité ; elle est la grande consolatrice de ceux que ne veulent point les autres, le tombereau du trop-plein des ivrognes et l’épouvantail du poète noctambule.

III

NOTRE-DAME DU GÎTE À LA NOIX

C’est l’éternellement résignée en sa fonction banale d’orgue de Barbarie de l’amour, la machine aspirante et refoulante que les gouvernements ont brevetée S. G. D. G. pour la fabrication non artificielle de l’espèce humaine. Elle a toutes les physionomies, toutes les structures et tous les ports. Son ventre est un hangar où se remisent les plaisirs légaux ; ses seins, en des complaisances non prohibées, s’étalent orgueilleusement avec l’honorable contentement de faire leur devoir — et ses cuisses ferment les yeux car ça ne les regarde pas.

Elle est susceptible de rêve, s’en va toujours où se noient ses illusions dont elle se souvient comme de ses premières engelures, et pendant la dégustation maritale de la soupe et du bœuf, avec nonchalance et désintéressement, demande : quelle heure est-il ?

Et pourtant, ô Notre-Dame du Gîte à la Noix, benedicta tu in mulieribus et in sæcula sæculorum ! — Car, en dépit de leurs nostalgiques récurrences vers les idéales et les rêvées, malgré le cri lyrique de leurs odes d’amour, c’est toi l’ange véritable des bons poètes. Miranda empêche de manger, Margo fait trop boire, toutes deux ont le tort d’être et dérivent vers elles le génie mieux occupé de soi. Toi seule, assise dans ta chaise auprès de la marmite, ou couchée dans ton lit froid, peux présider, silencieuse bienfaitrice, à l’élaboration délicate, lente, difficile du chef-d’œuvre.