Croquis du vice/La Pudeur de Madame Poteau

P. Fort (p. 209-215).

LA PUDEUR DE Mme POTEAU

Pour A. Reschal.

En un de ses contes va comme je te pousse, le délicieux poète Armand Sylvestre, le chantre des fessiers blonds ou bruns, voulait nous persuader que le tramway « Taitbout-Passy » avait le privilège des rotondités passives de nos femmes : « C’est, disait-il, un continuel échange de belles pétardières entre les ombrages de la Muette et la place de l’Opéra… C’est vraiment la fête des fessophiles… Ces modestes coussins de drap gros vert sont une des terres les plus fécondes que j’aie rencontrées en solides et féminins derrières. Ils y viennent comme des potirons sous la couche naturelle que le vitrage protège comme celui d’une serre. On m’a affirmé que, par les jours de soleil, il y en avait qui grossissaient encore pendant le trajet. Je vous demande si ceux qui attendaient les voyageuses aux stations extrêmes devaient être contents. »

Sans dédaigner ces charmes exquis que Silvestre porterait en breloque, s’il osait, je proteste contre l’augmentation subite de cette chose ravissante. Sans compter avec le grave préjudice qu’elle causerait aux heureuses voyageuses des « stations extrêmes » en donnant lieu à la confusion des physionomies soudainement rendues méconnaissables, nos jolies pécheresses perdraient leur équilibre en roboratifiant leur dernier centre de gravité, le dernier contrepoids nécessaire à leur déjà bien rare stabilité.

Aussi je ne veux pas discuter plus longuement sur les capacités fessiales où se complaisent les joies aventureuses d’Armand Silvestre et de son ami Cadet-Bitard tout le long, le long du chemin de la rue Taitbout à Passy, mais prouver que les « pétards et leurs pétardières » louangés chaque jour par notre spirituel chroniqueur mériteraient un peu de l’attention des dramaturges : Je choisis comme exemple le volumineux derrière de Mme Poteau.

C’était une femme de quarante ans. Son postérieur, inutile de vous le dire, avait le même âge, quoiqu’il parût plus jeune d’une vingtaine d’années. Autant la face extérieure de Mme Poteau était ridée, graveleuse et jaunie, autant l’autre, exquise de forme, était lisse, douce et blanche. Cette face nocturne n’avait jamais été souillée ni par une main sacrilège ni par le regard d’un être quelconque : Mme Poteau détestait les hommes, les femmes et les bêtes. Elle n’était sur cette terre qu’en attendant son passage dans un ciel où, peut-être, si Dieu le lui commandait, de vive voix, elle se résoudrait à sacrifier le capital et les intérêts que toute fille apporte en naissant. Elle pensait souvent que cela ferait bien l’affaire de Saint Pierre. Comme toutes les vieilles femmes, par manie ou par atavisme, par égoïsme plutôt, elle adorait les enfants des autres, n’ayant jamais voulu en faire sans l’opération du Saint-Esprit ou celle de son saint frère, lesquels ne condescendirent jamais à descendre sur sa couche.

Elle affectionnait particulièrement la famille de son cousin, composée de M. Mouillasson, Mme Mouillasson et d’un tas de petits Mouillasson, invités toutes les semaines à venir manger le rôti et la salade.

Dimanche dernier, des volailles énormes, grasses et rondes comme bosses, attendaient les Mouillasson : deux poulets couchés sur une prairie de cresson étaient déjà servis ; dans la cuisine, la bonne surveillait un canard en broche cependant que Mme Poteau, le dos tourné vers la cheminée, se chauffait le phénomène qu’elle réservait à saint Pierre. C’était son unique et nécessaire distraction, même les soirs d’été, car elle avait l’alter ego particulièrement froid.

Soudain, elle cria :

— Suzanne :

— Voilà ! répondit la bonne… Madame désire ?…

— Savoir l’heure, ma fille.

— Sept heures passées, Madame.

— Et les Mouillasson ? que leur est-il arrivé, Saint-Père !

— Ils sont probablement en retard, Madame.

— Probablement… Suzanne, tenez un peu ma robe.

— Le derrière de Madame ne se réchauffe pas ?

— Si, ma fille, mais j’ai les bras fatigués.

Et sans prononcer un mot, pour ne pas distraire les mélancoliques pensées de sa maîtresse, Suzanne se tient sur le côté, n’osant porter un regard profane sur le virginal derrière de Mme Poteau bientôt cuit à point. Le canard également rôtissait et même devait être prêt, puisque la sonnerie d’alarme du tourne-broche se mit à carillonner.

— Suzanne, vous entendez, le canard sonne. Il va brûler, ma fille.

— J’y vais, Madame.

Et, prenant une épingle sur les pelotes naturelles de son opulente poitrine, elle attache le bas de la robe dans le dos de sa maîtresse.

À peine était-elle dans la cuisine que le timbre de la porte d’entrée annonçait l’arrivée des Mouillasson.

— Suzanne ! Suzanne ! Ouvrez, ma fille.

— Un instant, Madame, j’arrose le canard.

— Bien ! ne vous dérangez pas, j’y vais.

Ne pensant plus à la robe relevée tant l’émotion d’embrasser les petits Mouillasson la troublait, Mme Poteau ouvre joyeuse :

— Oh ! vous voici !… Bonjour, Mouillasson, bonjour, Madame Mouillasson ; et toi, mon petit Mouillasson, ma petite Mouillasson ; et le petit bébé Mouillasson, il va toujours bien ? fais risette à maman Poteau… Mais entrez donc, il y a deux poulets et un joli canard des marais… Vous êtes bien en retard…

Mme Poteau s’était retournée, souriant postérieurement d’une façon extraordinaire. Son majestueux arrière-train rayonnait encore les roses que la flamme du foyer lui avait amoureusement offertes. C’était un spectacle magistralement beau. Mais ce fut un cri d’épouvante chez les Mouillasson, et, pendant que le bébé Mouillasson pleurait, sans doute effrayé, le petit Mouillasson criait en piétinant !

— M’ame Poteau qu’a une fluxion !

— Quoi donc ! fit la bonne femme, en portant les mains à son « pôle sud » !…

C’était fini : Avec la transpiration de son pauvre derrière s’envolaient toutes ses vertus… Plus de doute, on l’avait vu.

Elle eut encore la force de bégayer une prière : « Pardon, saint Pierre ! » Puis elle battit l’air de ses bras comme un oiseau blessé bat de l’aile, tourna, tourna encore, et tomba foudroyée la face contre terre et l’autre tournée vers le ciel.