Croquis du vice/Le droit de Jambage

P. Fort (p. 225-235).

LE DROIT DE JAMBAGE

I

Duponsart, l’honorable commerçant de la rue des Ovipares, propriétaire d’un grand magasin de chaussure, avait comme ami le célèbre Laurençon, fabricant de bas pour varices et de rondelles pour les cors aux pieds.

Duponsart était petit, trapu ; ses jambes torses soutenaient avec peine un ventre d’une rotondité aérostatique ; son crâne avait le fin duvet des marabouts, et ses lèvres minces et serrées disparaissaient dans sa bouche édentée. C’était un vieillard vicieux, la cervelle en ébullition, perpétuellement hantée de cauchemars lubriques.

Laurençon possédait dix ans de moins que Duponsart. Grand, élancé ; sa physionomie n’avait de caractéristique que son manque de caractère, n’étaient de petits yeux d’un vert sombre dissimulés sous d’épais sourcils teints et peignés avec soin.

Dès le premier jour de leur rencontre, ils s’étaient pris d’amitié l’un pour l’autre, et depuis, tous les soirs après la fermeture de leur magasin, assis dans l’aveuglante clarté de la terrasse d’un grand café du boulevard, ils se narraient leurs exploits de la journée. Laurençon dodelinait de la tête d’un air de fin connaisseur cependant que Duponsart mâchonnait un havane dont la fumée emportée par une brise tiède traînait lentement sous le scintillement de mille bec de gaz. Laurençon disait :

— Ah ! ah ! tu as de la chance !

À quoi Duponsart répondait :

— Oui, mon cher, seize ans tout au plus.

— C’est un morceau de roi.

— Que je pense m’offrir.

— Ah ! ah ! tu as de la chance… Moi je n’ai rien en vue… Les temps sont durs.

— Oh ! ce n’est pas toujours facile ! On trouve des gamines qui ont de ces préjugés que rien ne justifie… Elles sont payées cinquante francs par mois pour douze heures de travail par jour, et par dessus le marché, nous ne demandons qu’à les combler de nos faveurs ! Bigre ! elles devraient être fières !

— Bah ! ça préfère un calicot !

— Un perruquier !

— La tienne te donne donc du fil à retordre ? demanda Laurençon.

— Oui… un peu… Mademoiselle fait des manières. Hier, je lui essaye une paire de bottines ; j’en profite pour explorer les régions qui me sont encore inconnues. Mademoiselle se fâche ! elle voulait tout de suite retourner chez sa mère : c’est à n’y rien comprendre.

— Ah ! ah !

— Demain c’est le grand jour, j’ai un moyen.

— Veinard !… Et ce moyen ?

— Plus tard, s’il réussit.

— Bigre de bigre ! que je voudrais être à ta place… Moi, j’ai demandé au bureau de placement une jeune fille naïve ; c’est plus facile.

Comme Duponsart se levait, Laurençon lui demanda :

— Tu rentres déjà ?

— Oui, mon cher, cette petite me donne la fièvre.

Les deux amis se serrèrent la main avec effusion.

Laurençon acheva lentement sa consommation, puis, avec un soupir : « Veinard de Duponsart ! »

II

Suzanne Meunier avait presque seize ans, petite, la taille serrée dans un jersey d’un brun foncé faisant valoir la blancheur mate de la nuque ; de grands yeux qu’allumait un regard anxieux d’inconnu ; des lèvres peut-être un peu pâles mais très fortes, se plissaient en un continuel sourire ; des cheveux blonds dorés tombant en boucles folles sur un front d’une grande pureté faisaient de Suzanne ce que Laurençon nommait « un morceau de roi. »

Suzanne était employée chez Duponsart depuis quinze jours. Son patron, d’abord plein d’égards pour elle, avait ensuite poussé trop loin les prévenances. La « Petite » comme il la nommait, avait depuis peu, en arrivant un bon chocolat bien chaud que Duponsart lui servait. Il prenait d’abord Suzanne par la taille et l’embrassait chastement sur le front en lui disant : « Ma fille ! »

Suzanne mangeait consciencieusement son chocolat et répondait aux paroles embarrassées du vieux par son doux sourire d’enfant.

Un soir, après la fermeture de la boutique, Duponsart lui fit essayer un nouveau genre de chaussure. La « Petite » s’y prêta sans aucune arrière-pensée.

La bottine allait bien, la main de Duponsart aussi, elle montait toujours, s’arrêtant avec complaisance sur cette jambe fine, nerveuse, et si chaude, si brûlante que Duponsart en était affolé. Mais Suzanne se fâcha. Elle cria, traita Duponsart de « vieux cochon » et s’enfuit en larmoyant :

— Je le dirai à maman !

Duponsart ne se tint pas pour battu : Elle reviendra pensa-t-il.

En effet, Suzanne revenait le lendemain, mais avec la ferme résolution de gifler son patron s’il voulait recommencer.

Le magasin ferma plus tôt que d’habitude et l’heure venue on ne vit point sortir Suzanne…

III

Toutes les boutiques de la rue des Ovipares étaient fermés. Seuls, quelques cafés striaient la chaussée de lumière.

Un piano râlait les notes d’une valse que le dernier omnibus qui passait couvrait d’un bruit de ferrailles et de vitres fêlées.

Une jeune fille passa, péniblement courbée. Elle se cachait dans les renfoncements des portes comme pour éviter les regards. Elle s’arrêtait, essuyait une larme, puis continuait sa route, lentement, osant à peine.

— C’est à cette heure-ci qu’on rentre ! cria, derrière elle, une voix.

La jeune fille eut un tressaillement.

— D’où viens-tu ?

— Je viens… je viens.

Suzanne ne put achever, cachant sa tête dans la vareuse de son père, elle éclata en sanglots.

Meunier se souvint alors de ce que, la veille, Suzanne lui avait dit. Dans une rapide vision, il aperçut sa fille se tordant sous l’étreinte de Duponsart, il entendit ses supplications, il vit ses larmes…

— Ah ! le misérable ! cria-t-il.

Et fou de douleur, écumant de rage impuissante, jusqu’à la porte du magasin il traîne Suzanne.

Entendant frapper, Duponsart demanda : « Tu reviens, mignonne ? »

Meunier répondit par un violent coup d’épaule qui ouvrit toute grande la porte.

— C’est moi, Meunier ! le père de Suzanne ! Entends-tu ! lâche ! salaud !

— Mais… mais… vous… vous trompez !

— Allons ! charogne ! viens donc ! Ah ! il te faut des vierges ! À moi, il me faut ta peau !

Et saisissant Duponsart à la gorge, dans une poussée violente, il l’envoya rouler sous le comptoir.

Duponsart vociférait : à l’assassin ! À l’assassin !…

Les cris, le bruit de la lutte avait attiré quelques noctambules. Et, — c’est à ne pas croire — deux sergents de ville étaient devant la boutique.

Ils eurent bien vite raison de Meunier qui, exaspéré, bégayait :

— Il a… violé ma fille.

— Cet individu, reprit Duponsart, est venu me voler ; j’entendais…

— Vous osez me…

— Allez-vous vous taire ? dit un agent, s’adressant à Meunier ; chacun son tour.

— J’entendais du bruit, je suis descendu et j’ai trouvé ce voleur conduit par sa fille que j’employais, cherchant à ouvrir le tiroir de ma caisse. Alors j’ai crié…

— Misérable menteur !

— Taisez-vous ! chacun son tour. Continuez, monsieur Duponsart.

— J’ai crié ; c’est alors que cette brute s’est jetée sur moi, allait me tuer lorsque…

— Infâme bandit ! cria Meunier : vous m’accusez, lorsque vous avez…

— Violé ma fille continua un agent en ricanant.

— Oh ! ne m’insultez pas !

— Non ; on va prendre des gants… Allons ! au poste !

Suzanne s’était jetée aux pieds des agents, suppliante, les implorant, leur promettant de faire la preuve de ce qu’avançait son père. Et se tournant vers Duponsart, les mains jointes :

— Je vous pardonnerai, Monsieur, si…

— Petite voleuse ! cria Duponsart ; ce qu’elle joue bien la comédie !

— N’ayez crainte, monsieur Duponsart, tout ce qu’elle dit et rien, c’est bien la même chose.

Meunier solidement garrotté et sa fille furent conduits au poste, accompagnés par les clameurs d’une foule stupide qui ne connaissant rien des événements, hurlait derrière ces malheureux :

— À l’eau, les voleurs !

IV

— Ah ! ah ! disait Laurençon, le toupet ne lui manque pas.

— Oui, mais il a vu ce que ça coûte, répondait Duponsart.

— Tu as bien fait… Ces gens-là, il ne faut pas les épargner. On ne serait plus libre chez soi, si ça continuait.

— Parbleu !… Garçon ! appela Duponsart.

— Monsieur ?

— Un journal du soir.

— Voilà le journal demandé.

— Merci… Tiens, Laurençon, lis-moi ça.

— Ça été vite jugé.

— C’était si simple : pas de preuve, pas de témoin, et lui, trouvé par deux agents à côté de ma caisse, à minuit trente-cinq.

Laurençon lut :

L’AFFAIRE DE LA RUE DES OVIPARES

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« Meunier a été condamné à cinq années de « prison pour tentative de vol avec effraction » et rébellion aux agents. Quant à sa fille Suzanne, la jolie blonde, elle en sera quitte pour un an de la même peine. »

— C’est pour rien, dit Duponsart.

— Moi, je leur aurais flanqué vingt ans, ajouta Laurençon.