Croquis du vice/Retour d’âge

P. Fort (p. 237-242).

RETOUR D’ÂGE

Au peintre Léandre.

I

Elle se croyait trente ans quoique son acte de naissance affirmât quarante printemps et deux hivers dont la neige avait blanchi quelques fins cheveux d’elle. Assise près d’une table, les manches de sa matinée relevées, laissant voir, en la transparence des dentelles flottantes, la nacre bleutée des veines d’un bras aux chairs pâles d’anémique, elle griffonnait en une écriture un peu lourde, épaisse, affirmant dans le renflement des pleins une sensualité encore loin de s’éteindre. À cinq pas derrière elle, droit, sans un mouvement, les bras inertes le long des cuisses son groom attendait.

— John, dit-elle, portez cette lettre. Vous demanderez une réponse.

— Oui, Madame… S’il n’y avait personne, Madame veut-elle que je laisse la lettre de Madame ?

— Il y aura quelqu’un. Allez !

Jamais à son groom elle n’avait parlé avec tant de sécheresse. Les joue roses de ce gamin de treize ans, ses yeux bleu clair comme les ciels du Bosphore, profonds comme les horizons lointains, lui avaient incité, d’abord, une certaine tendresse, toute de sympathie. Et maintenant, cette sympathie, cette tendresse la terrifiaient. Près de cet enfant, elle ressentait une oppression étrange, un serrement de poitrine, pareils à ceux qu’elle avait, il y a vingt-cinq ans, alors qu’au parloir du couvent elle passait dans sa robe de pensionnaire devant les jeunes gens rougissants. Elle avait peur d’elle et pourtant se complaisait dans cette crainte qui devenait une affirmation de sa vitalité, d’un réveil brutal de ses sens, d’un affolement de tout son être.

Elle quitta la petite table, vint à la fenêtre, regarda longuement la pelouse, voulut sourire en voyant dans le bassin, au-dessous d’elle, les canetons se disputer une croûte de pain qu’un laquais venait de jeter, mais, obsédée par une idée fixe qu’elle croyait lui être venue tout à coup et qui, en réalité, avait pris possession d’elle petit à petit, insensiblement, pour éclater soudain en un désir dont elle avait honte : « Mais je l’aime ! se dit-elle. Suis-je assez folle !… un gamin… dont je pourrais être la mère. »

À cette pensée, son orgueil de femme se révolta : « La mère ! ah ! ah !… un domestique !… Oui, je suis folle, bien folle. »

De la fenêtre, elle vint au lit d’où s’exhalaient des senteurs moites, échappa les regrets d’un soupir, détourna les yeux, fit quelques pas, et, devant la grande glace de Venise, elle dénoua les rubans mauve de sa matinée crème à raies de moire jaune, et telles deux colombes sœurs, heureuses du plein air, s’envolèrent hors du corset dégrafé, ses seins… « S’il était là !… »

Ses tempes avaient des pulsations fortes comme les battements de son cœur.

En son cerveau s’adisait tout un monde d’étranges pensées, d’impérieux désirs : Elle avait la vision du groom, se détournant devant elle, comme gêné, avec sur ses lèvres le sourire d’avoir vu.

À sa porte, trois coups discrets.

Elle eut un tressaillement.

Elle anhéla, étouffant ; on frappait pour la seconde fois :

Elle toussa, ce qui n’était pas une réponse, mais presqu’un appel.

Le groom entra.

Fixement, elle le regarda, bêtement, sans qu’un muscle de son visage put se contracter.

Le groom balbutia, confus :

— Oh ! pardon, Madame… J’avais cru que vous m’aviez dit d’entrer.

Une réaction violente se produisit en elle :

— Sortez ! Je vous chasse !

L’enfant parti, elle sonne sa femme de chambre :

— Madame désire !

— Rien… Si… Que fait le groom ?

— Il vient de sortir de chez vous.

— Je le sais bien.

— Il pleure… ce pauvre petit…

— Pourquoi dites-vous ce pauvre petit ?

— Il est si mignon.

— Dites-lui qu’il vienne, j’ai besoin d’une réponse à ma lettre.

— Bien Madame.

II

Elle avait fait asseoir le groom près d’elle et lui parlait avec dans la voix des caresses de mère.

Oh, comme elle souffrait. Elle aurait voulu l’aimer, telle une amante fidèle ; mais sa conscience soudainement révoltée lui criait toute l’infamie d’un pareil amour.

Elle secoua la tête tristement et lui dit :

« Je n’ai pas d’enfant ; veux-tu être le mien ? » et, chastement, le baisa sur le front.

« Embrasse-moi. N’aie donc pas peur ».

Et comme il ne répondait rien, regardant avec la curiosité troublée, vague, timide, de l’enfant qui se doute mais n’ose pas, elle aperçut ses seins restés hors du corsage.

Et dans une inconsciente révolte pudique, elle le saisit par un bras, et le repoussant :

— Va-t’en petit ! va-t’en ! Je vais commettre un crime !… Va dans le jardin ! reste dans la maison, mais va-t’en ! va-t’en ! je ne veux plus te voir !

Et folle, elle s’ébroua sur le canapé, en une crise de sanglots.