Croquis du vice/Nos maîtresses

P. Fort (p. 243-248).

NOS MAÎTRESSES

À Gaston Landreaux.

J’aime la mélancolique tristesse des soirs d’automne, quand la terre grise se tigre du roux des feuilles mortes.

Le soleil est triste et ses rayons sont pâles comme les seins de ma maîtresse qui n’est plus.

Et mon âme, angoissée des remembrances d’amour éternellement finies, pleure avec le soleil pâle, les soirs d’automne, quand la terre grise se tigre du roux des feuilles mortes.

J’aime les énervantes journées d’été à l’heure où le soleil réfléchi par les grands lacs irradie en étincelles brûlantes comme les yeux de ma maîtresse.

La tiédeur caressante de ses soupirs parfume l’air. Les grenades saignent par ses lèvres, et pour la pointe de ses seins mûrissent des roses.

Des murmures passent :

Dans les brouillards lointains les bois murmurent à mon âme agonisante nos chansons d’amour.

À mon âme agonisante depuis que ma maîtresse est morte à l’heure où le soleil réfléchi par les grands lacs irradie en étincelles brûlantes.

J’aime les nuits d’hiver, les nuits froides et spectrales, sans joie.

La neige blanchit la tombe inviolée de ma maîtresse et rend sourd le pas des fantômes blancs comme son cadavre.

Le ciel porte mon deuil avec des larmes d’étoiles. Le vent souffre et gémit et gifle les arbres noircis par l’haleine immonde de la grande ville.

Le vent souffre et gifle et mon cœur gémit depuis que ma maîtresse m’a quitté pour aller, dans un astre que je maudis, ensoleiller les nuits d’hiver froides et spectrales et sans joie.

Maintenant je suis seul, bien seul.

perdu
dans l’immensité.

Ma route est longue, longue et se déroule à l’infini, laissant fuir devant elle les horizons… toujours.

Les lacs sont pleins de larmes, les jours pleins de ténèbres et les ténèbres pleins de souvenirs.

J’erre avec les loups.

II

J’ai vu dans la nue deux étoiles : c’étaient les yeux de ma maîtresse, et ses yeux pleuraient.

Puisque les étoiles sont les yeux des maîtresses mortes, j’aurai les étoiles.

J’ai vu des fleurs belles et roses comme les joues de ma maîtresse, j’ai vu des fleurs blanches et moirées comme ses seins.

Puisque les fleurs se parent des couleurs de nos maîtresses mortes, j’aurai les fleurs.

Dans la brise, j’ai ouï le dernier mot d’amour qu’elle chuchota, les lèvres mi-fermées.

Puisque la brise est faite avec le dernier souffle des amantes défuntes, j’aurai la brise.

Dans les nuits d’hiver, j’ai tremblé et je me suis courbé pour laisser passer l’ouragan.

Je sais que voyagent ainsi les âmes de nos maîtresses, j’aurai l’ouragan.

Non, je n’aurai rien. La route est trop longue, trop longue… elle se déroule à l’infini, laissant fuir les horizons… toujours.

Le grain de poussière brisé dans la rafale tombe et ne se relève qu’emporté dans une nouvelle tourmente. Le grain de poussière, c’est moi.

La route est trop longue… je suis bien las.

J’entends mes os crisser dans leurs glènes, mes lèvres sont des lèvres de spectres. J’ai froid.

Je suis seul, bien seul,

perdu
dans l’immensité.

Mes yeux se fermeront pour ne plus s’ouvrir.

Pour ne plus s’ouvrir et ne plus rien voir. Je m’endormirai dans le souvenir d’Elle, et mes lèvres conserveront éternellement le parfum de son suprême baiser.

Le parfum de son suprême baiser que j’emporte dans l’Au-delà… car j’étouffe…

Mon âme monte, monte, je sens le dernier hoquet.

Mon âme monte, monte… je vais la vomir.

FIN